Ur-Naram 3/4

Le ponton où ils avaient été déposés était relié à la porte de la ville par une large artère pavée. Elle était envahie par une foule bigarrée de marchands qui transportaient les produits rapportés des îles lointaines. L'activité était intense, le tapage assourdissant. Dans la cohue, on se bousculait, on s'interpelait, les discussions étaient animées et vivraient parfois à l'emportement. Les regards s'attardaient souvent sur les trois compagnons. La peau bleue d'Izba ne passait pas inaperçue et le teint clair de Chunsène éveillait un intérêt tout autre. Sur leur passage, beaucoup cessaient leur affaires pour les mirer ouvertement et sans aucune gêne. Les deux jeunes guerriers étaient sur leur gardes, mais dans ce lieu encombré de marchands, tout ce qui n'était pas négociable n'entraînait rien de plus que des regards.

Des deux côtés de la route, presque invisibles aux yeux du flot des passants, s'étalait des amas d'habitations anarchiquement disposées. Les maisons collées les une aux autres formaient des accumulations chaotiques. À l'exception de quelques rares allées, il n'y avait pas de rue et l'entrée se faisait par le toit. Les seuls espaces dégagés étaient constitués par les fosses à déchets envahies par des oiseaux charognards. C'était le lieu d'habitations des couches les plus misérables, ceux que la naissance avait condamnés à la façon de vivre la plus abjecte. Des hommes et des femmes venus des îles proches, plus sauvages, moins aptes à se défendre et que les armées de l'empire Sargadéen étaient partis chasser pour les réduire à l'indigence. C'était là une main d'œuvre négligeable, asservie pour les besoins de la production de jumalaïa.

Il n'y avait pas d'enfants parmi eux. Ils étaient maigres, avaient le teint maladif, les yeux ternes et se déplaçaient sans conviction. Leur humanité les avait quittés, il n'étaient plus que des ombres. Par endroit certains dansaient au rythme indolent d'un tambourin tapé sans conviction. Ils se balançaient mollement, les membres désarticulés, le regard vide, ces êtres qui semblaient plus morts que vivants. Leur prison n'avait ni murs ni barreaux, bien plus sombre et solide, elle était mentale et n'offrait aucune raison d'espérer. La vie qu'il avait mené sur son île lui sembla soudain un sort beaucoup plus enviable. Ainsi l'homme pouvait se montrer plus cruel encore et avilir ses semblables au point de réduire la valeur de leur vie à rien. Quelle était donc cette espèce capable de déployer des trésors d'ingéniosité pour édifier des constructions formidables et qui n'avait cure d'une masse d'individus mourrant à petit feu aux pieds de ses remparts.

Certains s'extenuent à la tâche, d'autres conservent leur énergie et puisent dans celle d'autrui pour bâtir des merveilles. Quelle logique étrange que celle des hommes. Ceux qui s'épuisent vivent dans la médiocrité, ceux qui se préservent gouvernent dans l'abondance. Une espèce nuisible, même pour elle-même.

— Par Dacéane ! Tout cela ne me dit rien qui vaille, qu'ont donc ces gens ? demanda le nohyxois.

— Ils dorment peu, ils mangent peu et travaillent durement toute leur vie jusqu'à ce que leur corps les lâche, expliqua tristement Chunsène. Pour qu'ils soient productifs malgré ce traitement, on leur fait prendre des substances. Ils sont encore sous l'influence de ces drogues, ils ne peuvent qu'attendent de s'écrouler une fois les effets dissipés.

Ménéryl observa. Parmi la masse mouvante, certains tombaient brusquement alors qu'ils dansaient encore l'instant d'avant. En plein soleil, à même le sable, ils s'endormaient dans l'indifférence la plus totale de ceux qui les entouraient. Chunsène marchait la tête basse pour ne pas les voir. Elle qui sans hésitation avait sauvé un parfait inconnu trouvé dans la rue, devait s'en vouloir terriblement de ne pouvoir en faire autant pour toutes ces âmes.

— Je vous demande pardon, dit-elle la voix chancelante. Vous découvrez à peine le monde et par ma faute vous êtes menés dans l'un des pires lieux qui existe.

Izba la regarda longuement et son visage se renfrogna. Il était contrarié de voir cette femme qu'il aimait comme une mère prendre pour elle un malheur dont elle n'était pas la cause. Peu doué pour réconforter et maudissant son impuissance, il se contenta d'affirmer :

— Je me serais rendu moi-même au Saoghail Mala si j'avais eu l'impudeur de te laissée venir seule dans ce pays décadent.

Ménéryl, perdu dans le dédale de ses pensées, demanda comme s'il venait de se réveiller :

— C'est étrange cette façon de traiter ses semblables. Est-elle normale ? Ou alors le seigneur de ces terres a un problème ?

Le décalage de la question avec la mise à nue de son cœur fit sourire la soigneuse. Izba eluda un instant la question pour les faire dévier de leur trajectoire. Il voulait rester à bonne distance d'un animal étrange et bruyant, portant une bosse sur le dos. Méfiant envers cette espèce qu'il n'avait jamais vu, il avait préféré ne prendre aucun risque. Une fois le péril passé, il émit un petit ricanement :

— Qu'importe en fait ! Dacéane m'en est témoin, lorsque sur mon île la guerre entre tribus faisait rage, chacune d'entre elles a été un jour où l'autre en fâcheuse posture. Pourtant, lorsque Nohyxois et Héméiens firent disparaître les Macdiés, ils continuèrent à s'entretuer. Ils avaient pourtant vu que leur combat menait à l'anéantissement, mais c'est dans la nature humaine de ne pas tirer de leçon des atrocités. Crois-moi, si ces malheureux devenaient plus forts que leurs maîtres, les rôles ne feraient que s'inverser. Les humains ont tous un problème, ça n'est que le rapport de force qui détermine ton degré d'assujettissement.

Ménéryl fronça les sourcils et avec l'agacement de celui qui ne comprends pas demanda :

— Dans ce cas, ça n'a aucun intérêt d'être faible. Ils sont moins bien armés mais plus nombreux, ils ont une chance.

Izba haussa les épaules.

— Il faudrait qu'ils s'organisent un minimum, regarde leur état ! Il doivent se conchier dessus tellement leur esprit est engourdit.

— Comment peuvent-ils supporter ça plutôt que la mort ? lâcha Ménéryl entre ses dents.

Bien que ses traits restèrent froid, le visage du Nohyxois se fendit d'un sourire canaille.

— Ça n'est pas exactement ce que tu as fait sur ton île gelée ?

Le jeune homme se contenta de lui lancer un regard en coin, puis feignant un intérêt soudain pour le passé de Chunsène, il lui demanda :

— Tu as vécu longtemps ici ?

— Non, j'étais encore une enfant lorsque mon père m'a emmené en ces lieux. Nous étions venus rendre visite à Kéleuce, nous ne sommes restés que quelques jours.

Sur le côté, un groupe d'esclaves traînant les pieds revenaient des champs, abrutis de drogues et de soleil. La troupe de gardes qui les accompagnaient les quittèrent subitement pour réveiller à coup de pieds ceux qui allaient partir prendre leur place.

— Ce Kéleuce, il est originaire d'Ur-Naram ?

— Non, il est Systagénois. Il est venu très tôt vivre à Sydruck sur demande de l'empereur Sardan qui aimait s'entourer d'érudits.

— Et il est resté dans ce pays puant ? à peine arrivé j'ai déjà envie de repartir.

— Il était un ami proche de mon père, je le connais depuis que je suis toute petite et je l'appelle "mon oncle". Je peux t'assurer que les pratiques barbares qui y règnent n'ont jamais été à son goût. Seulement, il aimait être entouré d'hommes de sciences et la cour de Sardan comprenait les esprits les plus brillants du Monde d'Omne. L'empereur avait distribué des profusions de trésors et de privilèges pour attirer à Sydruck les hommes les plus éminents en leur domaine. Kéleuce pensait qu'un tel regroupement pourrait aider l'empire à se développer. Mais il faut croire que cela a été un échec.

Ménéryl avait du mal à croire qu'un espoir aussi longtemps contrarié soit une source de motivation supérieure à l'appât du gain, mais il n'en montra rien. Ils avaient atteint le pied de la muraille et elle éveilla bien plus son intérêt que l'envie de démolir les illusions d'une personne chère à son cœur.

Le mur qui de loin semblait écrasé par la taille de la ville était en fait considérablement haut et épais. Les trois compagnons le traversèrent par une grande porte encastrée dans le rempart et flanquée de deux tours. Richement décorée par des briques émaillées,elle était parée de lions, de taureaux, de manticores dorés sur un fond bleu azur. L'accès donnait au pied d'un formidable escalier qui menait au premier étage. Sur les marches, se déversaient deux torrents d'individus, l'un montant et l'autre descendant. Ils se mêlèrent au flux et commencèrent leur ascension. Elle fut longue et lorsqu'ils atteignirent la première plateforme, celle-ci culminait à cent cinquante pieds de haut. Ils prirent un instant pour s'éponger le visage, leurs vêtements collaient à leur peau et la soif les tiraillaient. Face à eux, les maisons s'amoncelaient en un ensemble irrégulier et varié. À la recherche d'ombre, ils s'engouffrèrent en hâte dans les rues étroites et tortueuses où des monceaux d'ordures brûlaient au pied des façades.

Des bâtiments à trois étages côtoyaient des édifices d'aspect austère, sans qu'aucun ne soit aligné sur son voisin. En dehors des portes et de quelques trous d'aération, les façades ne comportaient pratiquement pas d'ouverture, les Sargadéens se protégeaient ainsi de la chaleur et des nuages de poussière.

L'escalier permettant de se rendre à l'étage supérieur était disposé sur une autre face de la ville. Cet agencement visait à allonger le parcours d'une armée d'invasion. Même si à ces latitudes l'empire de Sagrad était sans rival, il n'en fût pas de même en tout temps et ce système était un leg du passé. Aujourd'hui, cet agencement compliquaient considérablement la tâche à qui voulaient rejoindre le palier des marchands, mais le trajet se fit à l'ombre et un courant d'air rafraîchissant courait entre les bâtisses.

La vue des marches annonça un nouveau moment d'intense pénibilité. Les locaux ne ralentirent pas et entreprirent l'ascension comme si de rien était. Pour les trois compagnons, la progression fut plus éprouvante et ils ne supportaient plus leurs vêtements en atteignant le sommet. L'étage ressemblait au précédent et ils se dirigèrent sans attendre vers la fraîcheur de la première artère qu'il trouvèrent..

Entre les maisons de boutiquiers, les échoppes de tisserand et autres vendeurs de galettes, circulait une foule hétéroclite. Les plus pauvres étaient vêtus d'une simple peau de mouton nouée à la taille ; les hommes et les femmes ayant acquis un certain statut social portaient des tissus plus légers et se paraient de nombreux bijoux faits d'or et de pierreries. Parmi eux, des négociants vêtus d'étoffes précieuses se lançaient dans des négociations bruyantes et acharnées. Des vendeurs ambulants interpellaient les passants avec acharnement. Impossible de faire quelques pas sans se voir proposer des biscuits, de la viande fumée, ou encore des fruits.

Leur périple s'acheva devant une bâtisse étroite à trois étages. Chunsène entra suivit de ses deux compagnons. Le rez-de-chaussé était plongé dans la pénombre, éclairé par quelques rares lampes à huile et les filets de lumière passant à travers les aérations. Il y régnait une odeur entêtante d'épices qui semblait avoir imprégné jusqu'aux briques des murs. Assis à des tables, des hommes au crâne et au visage parfaitement rasés conversaient et buvaient de la bière à la paille. À nouveau, les regards se tournèrent sur Izba et Chunsène, certains chuchotèrent, mais il n'y avait dans leur attitude ni hostilité, ni bienveillance. Une jeune femme coquettement vêtue et parée d'innombrables bijoux vint les accueillir. Avant même de leur parler elles leur tendit des godets de terre cuite contenant une eau fraîche. Les trois compagnons se jetèrent dessus avec avidité.

— Puisse Nantiath étancher la soif des Asargadéens, bienvenue à eux.

Elle avait une voix douce, des rondeurs généreuses, sa peau était plus pâle et moins ridée que le commun des Sargadéens. Sans aucun doute, son mode de vie était moins hostile que celui des habitants des étages inférieurs.


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