Ur-Naram 2/4

Une fois l'enceinte de la ville passée, ils eurent plus de place pour avancer. En face d'eux se trouvait le Jabar, un large fleuve sur lequel voguaient de nombreux petits bateaux à voile. Sur ses rives s'exerçait des activités de tannerie où d'abattage d'animaux et nombre de personnes nettoyaient des linges ou se baignaient dans les eaux souillées. Les trois compagnons suivirent son cours et purent aisément rejoindre le port fluvial. Parmi la multitude de bateliers déterminé à vendre leurs services, ils trouvèrent une petite embarcation dans laquelle se tenait un jeune homme maigre à la peau sombre. Son visage était marqué par une vie de subsistance, sur ses joues poussait une barbe naissante. Il portait une tunique clair et rapiécée. Un morceau de tissus maintenu sur sa tête par une cordelette lui servait de couvre-chef. Ses vêtements bien qu'en piteux état était plus adaptés aux terribles températures qui régnaient. En nage malgré la brièveté de leur parcour, Chunsène s'essuya le front avec sa manche et demanda au propriétaire de la barque :

— Bonjour Sargadéen, nous voulons nous rendre à Sydruck, acceptes-tu de nous y conduire ?

L'adolescent hocha affirmativement de la tête.

— Il méparle comme ces trois clients, mais il peut tolérer les leurs blasphèmes. Ils ont la peau claire ou bleue, ils viennent de loin, ce n'est pas commun. Il peut mener les Asargadéens à la ville de l'Éblouissant pour trois dodécidomas, ils me comprennent ?

Malgré son jeune âge, sa dentition était déjà particulièrement clairsemée et noircie. Il avait parlé sans passion et Ménéryl connaissait très bien cette expression, celle d'un homme qui n'a d'espoirs en l'avenir que le prochain lever de soleil.

— Oui bien sûr, répondit Chunsène en tendant la somme demandée.

Les trois amis montèrent dans le frêle esquif et le batelier les éloigna du quai à l'aide d'une longue perche en bois. L'adolescent se déplaçait avec aisance malgré le manque de place. Il baissa une petite voile triangulaire et après avoir noué des cordelettes à l'aide de noeuds savants, il prit place à côté du gouvernaille. Izba qui avait attendu patiemment qu'il s'installe l'interrogea :

— Vous vous exprimez tous comme cela ? Enfin je veux dire... Vous parlez de vous et des autres en disant "il".

— Oui bien entendu, les Sargadéens ne peuvent se personnifier. Le "je", le "tu", le "nous" sont utilisés par les dieux et l'empereur. L'homme à la peau bleu comprendra que les Sargadéens n'ont pas l'audace de parler d'eux-même comme les admirables. Ils peuvent quand-même utiliser le "vous", mais seulement pour s'adresser à eux.

Le visage du Nohyxois trahissait autant l'incompréhension que celui de l'adolescent reflétait l'évidence.

— D'ailleur, reprit le batelier, les trois clients doivent faire très attention à qui ils parlent. C'est très malpaisible de se personnifier.

Puis rapprochant son visage inexpressif de celui d'Izba il lui chuchota sur un ton monocorde :

— Avec le batelier ça va, c'est sûre, mais le mieux c'est de ne pas parler tant que les Asargadéens sont à Sargad.

Le Nohyxois, que cette façon de s'exprimer perturbait, hocha la tête en signe de compréhension, puis il mit tout de suite le conseil à exécution et retourna s'installer avec ses compagnons.

L'adolescent maniait la voile et le gouvernail sans même y faire attention, l'esquif était comme un prolongement de lui-même. Il les mena en silence, à contre courant sur le Jabar, tournant régulièrement la tête pour regarder on ne sait quoi ou se redressant de temps à autre pour saluer de la main de probables connaissances.

Les abords du fleuve étaient relativement verts. Sur les rives poussaient des acacias aux épines acérées, des tamaris couverts d'une myriade de fleurs roses pâle et de hauts palmiers sur lesquels une multitude de grappes pendantes annonçaient une récolte de dattes exceptionnelle. Mais à peine s'éloignait-on des eaux bienfaitrices, que les terres accablées de soleil n'était plus qu'aridité, roc et poussière. Au loin pourtant, enveloppées par les remontée de chaleur qui faisait onduler l'air, des silhouettes travaillaient la terre imbibée de fournaise.

— Quelle plaie ! dit Ménéryl en soufflant, j'ai déjà du mal à supporter mes vêtements en restant là à ne rien faire. Qu'est-ce que ces hommes ont dans la tête ? Ils cherchent à mourir ?

Dans son dos raisonna le rire du batelier qui répéta :

— Qu'est ce que ces hommes ont dans la tête ?

Les trois compagnons se retournèrent, l'adolescent riait aux larmes.

— Le client demande ce qu'ils ont dans la tête, dit-il entre deux gloussements, ils sont des inférieurs, c'est des inhommes, ils ne cherchent rien ils font ce que l'Éblouissant veut !

— Des esclaves précisa Chunsène.

— Pentanos m'emporte ! souffla Izba, cet Éblouissant doit avoir un esprit bien pervers pour les faire travailler une terre dans laquelle rien ne peut pousser.

Le batelier ne riait plus, il s'était soudain recroquevillé et avait blêmit. N'osant même plus regarder ses clients, il manoeuvrait nerveusement le gouvernail et se contenta de marmonner :

— L'homme à la peau bleu ne doit pas dire ça, c'est malbon pour lui, très malbon. C'est impossible qu'il recommence, c'est inutile, c'est trop malsûr, terriblement malpaisible pour lui.

Puis son visage se ferma, il ne dit plus rien et se contenta de triturer une cordelette reliée à la voile.

— Il a raison, dit Chunsène, il faut faire attention à ce que l'on dit. Ici les esprit sont archaïques et beaucoup moins tolérants que chez les peuples civilisés. En tout cas tu te trompe, Izba, ces malheureux ne sont pas sacrifiés inutilement. Il récoltent la jumalaïa, c'est une plante qui a beaucoup de vertues. Elle est très demandée sur le Thésan et elle ne pousse qu'ici, dans cette terre d'apparence stérile. Elle est une immense richesse pour cette île alors que ces gens sont vus comme facilement remplaçables.

Ménéryl avait écouté en observant les ombres suppliciées s'acquitter de leurs corvées sous un soleil de plomb. Il les quitta des yeux et regarda ses amis. Chunsène paraissait particulièrement émue, il y avait sur son visage les signes d'une profonde tristesse. Pour Izba, c'était autre chose. Ses yeux étaient comme un tas de bois sec qui n'attendait qu'à s'enflammer. Il était un homme d'action et se trouvait face à des êtres qui subissaient sans combattre. Une envie instinctive d'agir le tenaillait, mais parce qu'il n'était pas directement concerné, elle ne s'exprimait pas. De la révolte ! C'était de la révolte. À voir ces amis ainsi ébranlés, le jeune homme sentit un trouble l'envahir. Il n'éprouvait aucune émotions pour le sort de ces asservis.

Lentement, le bateau continua son trajet et les champs de jumalaïa s'éloignèrent. Si la situation n'avait pas été nouvelle pour les deux jeunes guerriers, le parcours leur aurait semblé monotone. Le paysage ne fut qu'une aveuglante succession de sables et de pierres immobiles. Pas un seul être vivant ayant le privilège du choix ne se trouvait là, seul un vent brûlant animait parfois le sol de tourbillons de poussière noir. Néanmoins, ils goutaient à l'ivresse du sentiment d'insécurité qu'engendre une situation inhabituelle et si les températures avaient été plus clémentes, leur excitation aurait été parfaite.

Au loin, le fleuve tournait subitement. Au milieu du coude formé par le Jabar, se dessina un monticule qui se détachait par sa clarté des montagnes sombres étalées à l'horizon.

— La ville impériales de Sydruck ! commenta Chunsène admirative.

Ménéryl plaça sa main au dessus de ses yeux pour les ombrer et tenter d'y voir mieux.

— On dirait une colline, s'étonna-t-il.

— Oui, c'est une ville à degrés. Sa structure même rappel chaque jour aux gens quelle est leur place. Au premier étage se trouvent les artisans, au second les marchands. Le troisième est celui des militaires, le quatrième celui des prêtres et des scribes. Enfin le cinquième est totalement réservé à l'empereur. Il faudra faire attention à cela, ici le système de caste est très important et il est vite fait de commettre un sacrilège pour qui n'est pas habitué.

Ménéryl et Izba échangèrent un regard admiratif. Chunsène était une femme de nature discrète. Elle avait appris à s'effacer dans cette société d'hommes même si sa culture et sa sagesse étaient de loin supérieures à bon nombre d'entre eux. Les deux jeunes guerriers s'étaient tout naturellement fiés à son expertise et, de manière informelle, elle avait progressivement pris la tête de leur groupe. Sans elle, ils auraient vu toutes ces choses sans les comprendre. L'aventure n'auraient été que superficielle, réduite à de simples émotions et l'essentiel de leur périple leur aurait échappé.

Tout au long de leur voyage, les deux jeunes guerriers allaient de surprises en surprise, mais ce jour là, arrivés à destination, ils furent paralysés par la stupéfaction. Si Sydruck leur avait paru aux premiers abords d'une taille considérable, c'est parce qu'ils étaient bien plus loin qu'ils ne l'avaient imaginé. Elle était en fait bien plus que cela, le port de Kirapha n'était rien !

Entourée par de longs remparts, la ville était entièrement faite de briques claires. Elle s'élevait au milieu du désert en carrés concentriques sur cinq étages et formait une pyramide si large, qu'elle en atténuait l'appréciation de sa formidable hauteur. "Le niveau le plus bas mesure une lieue de côté", leur avait précisé Chunsène. Chaques pallier s'étendait en une large terrasse sur laquelle avaient été construits des bâtiments.

Au premier et au second, des maisonnettes s'empilaient les unes sur les autres avec parmi elles des ateliers et des échoppes. Le palier au-dessus, fait de baraquements et de terrains d'entraînement, était beaucoup moins compact et renvoyait un prestige bien supérieur à celui des étages inférieurs. Le quatrième étage quant à lui avait le prodigieux éclat du divin. Il était entouré par des statues colossales de taureaux à tête d'homme et recouvert par quatre immenses temples qui entouraient le dernier niveau.

Trônant au plus proche des cieux, l'imposant palais royal recouvrait entièrement le sommet de la ville. Ses hautes murailles élevaient encore davantage l'édifice et étaient recouvert de bas reliefs aux dimensions exceptionnelles. Une déesse à cape d'eau, un lion à tête d'homme et un dragon semblable à celui de Kirapha, ornaient le rempart sud tel une inquiétante mise en garde visible de loin.

Les toits recouverts d'or reflétaient les rayons de l'astre du jour et Sydruck, solide comme une montagne, semblait retenir le soleil lui-même. Elle paraissait être l'œuvre de géants que seul un courroux divin pouvait démolir. Les deux jeunes guerriers immobiles et sans voix, contemplaient ébahis le gigantisme né du savoir humain.

Derrière eux, le batelier s'agitait. Il avait replié la voile et à l'aide de sa longue perche, accosta le long d'un débarcadère bondé de monde. Il arrima l'esquif et s'esclama :

— Voilà ! les Asagradéens sont arrivés à la ville de l'Éblouissant ! Puisqu'ils sont inhabitués à le mien pays, il doivent savoir qu'il ne faut surtout pas se faire remarquer. Les lois de l'empire sont malclémentes.

— Merci pour le conseil Sargadéen, répondit Chunsène qui fut la seule à ne pas être tétanisée par la vue de la cité aux millions de briques. Puis tirant un doma de sa bourse, elle le lui tendit. Le regard de l'adolescent flamboya de reconnaissance.

— Merci Asargadéenne, puisse le dieu Masham éclairer les trois clients des siens rayons les plus doux.

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