Sur les flots 2/2 (final)
Songeur, il marcha jusqu'à l'avant du navire et s'y assis instinctivement. Il sortit un instant de ses réflexions pour regarder le pont. Rien ne bougeait, seuls des murmures dans la nuit laissaient deviner que quelques-uns veillaient encore à la navigation. Un intervalle de calme intense perdu dans un monde en ébullition. Ménéryl prit le temps de savourer le luxe du moment, puis baissa la tête. Les yeux fixés sur les stries noueuses du plancher, le jeune homme à la fois sombre et excité, tourmenté, mais réjoui, se replongea dans la méditation. Vers quel destin les portaient ce bateau ? Tête entre les mains, bercé par les bruissements de la coque, il sentit soudain, dans le soyeux de l'air, s'immiscer et grandir la morsure d'un froid glacial. Les cernes sur le bois se déformaient, elles ondulaient au même rythme que la houle et ses narines furent pénétrées par une abominable puanteur d'entrailles. Un être était sur le point d'apparaître, un visiteur qui réclamait son attention.
Des applaudissements retentirent.
— Bravo, magnifique, s'égosilla une voix rauque et hilare qu'il ne connaissait que trop bien. Un empereur ! C'est tout simplement admirable, dommage cependant qu'il n'ait pas été massacré par vos soins.
Ménéryl releva la tête. Tout autour, l'équipage avait disparu, il ne restait que le navire immergé de ténèbres, ses contours ondoyaient et le spectre enveloppé d'ombre se tenait face à lui. Dans l'obscurité luisait un œil jaune, exalté comme revenu d'un terrible cauchemar. Le second manquait toujours.
— Magnifique, mon prince, vraiment magnifique, s'esclaffa-t-il en s'asseyant face à Ménéryl, il est bien votre ami, excellent compagnon d'arme. Bon...
Il baissa légèrement la tête, les bords de sa capuche masquèrent son regard, ne laissant entrevoir que la pâleur d'une mâchoire rude et grossière
— Là, effectivement il a l'air un peu aliéné, poursuivit-il, mais dans le bon sens du terme.
Impassible, Ménéryl haussa les épaule et soupira :
— Que voulez-vous ?
— Seigneur ! jubila le spectre, essence bâtarde, homme, monstre ou démon, être pernicieux ou bienfaisant, mais toujours seigneur ! Vous êtes une singularité au milieu de ce monde, votre éducation n'a pas de sens, le courant de cette vie n'a pas de sens, il vous mènent à vous intégrer dans des projets faits par d'autres. Votre désir est la seule voie acceptable pour celui que vous êtes.
— Celui que je suis, répéta le jeune homme incrédule.
— Le lien des proscrits, le seigneur des répugnants.
— Ça ira, j'ambitionne de rejoindre l'armée Ugre et j'y vais, là, justement !
— Ho ! les portes glaives du peuple errant, voyez vous ça, vos ambitions sont encore si étroites !
— Allez-vous me dire qui vous êtes ?
Le spectre émis un long grognement.
— Ce n'est pas une question simple, chacun à soif de savoir qui il est vraiment. Êtes-vous seulement capable d'y répondre ? Si vous voulez savoir par là d'où je viens est quelle est mon histoire, j'aurais le plus grand mal à vous en faire le récit. Puissant seigneur, cuistot, guerrier bourreau et même soigneuse ou catin, j'ai été tout cela. La nature même des yeux aux travers desquels je voyais n'est pas toujours identique, mes souvenirs sont si vastes, impossible d'y voir clair. Allez savoir si la mémoire me revient à mesure que je me reconstitue ou si je me reconstitue à mesure que ma mémoire revient, mais il me manque toujours ça.
Il releva la tête et indiqua de son gros index sa cavité orbitaire vide, un gouffre sinistre sur le côté supérieur gauche de son visage.
— Je peux seulement vous dire mon nom. Flamfléaute ! oui c'est comme ça que l'on me nommait, Flamfléaute !
— Flamefléaute, répéta Ménéryl, êtes vous seulement vivant ?
— Ah ! se gaussa le spectre, les dieux m'en préservent, la vie est assurément le moment le plus pénible de l'existence. Mais une partie de moi est tout de même liée à ce monde. Liée à travers vous ! Vos souvenirs, vos ressentis s'impriment aux miens, je connais vos doutes, je connais vos questionnements. Ah ! Ah ! Tout cela manque terriblement de maîtrise, de sérénité, vous êtes encore bien fébrile...
D'un signe de la tête il indiqua la proue du bateau et ironisa :
— N'allez pas finir comme votre ami là bas, bouleversé parce que sa mère de substitution a été marquée par la vie. Voyez-vous ça ! c'est pourtant pas comme si les plus grands enseignements nous étaient appris autrement qu'à grand coup de claques de réalité. Alors oui, là c'est sûr, c'est pas tout à fait la même chose que préparer des mixtures. C'est plus intense, c'est plus violent, ça apprend beaucoup plus en moins de temps. Et c'est tant mieux ! l'avenir de la petite n'a rien d'ordinaire.
Ménéryl sentit son sang bouillonner.
— Je vous trouve un peu léger dans votre façon de parler de mes amis et trop inconstant pour venir m'abreuver de votre morale ! Parlons de vous. D'abord vous me sauvez plusieurs fois la vie, puis vous restez invisible quand elle est en péril sur Ur-Naram et voilà que maintenant, vous apparaissez alors que vous m'êtes parfaitement inutilité.
— Vous sauver ? Vos amis ?
Le spectre le regardait interloqué, l'œil arrondit, la bouche à demie-ouverte. Un petit ricanement monta du fond de sa gorge, puis il poussa des éclats de rires pareils à des hurlements.
— Mais vous n'avez pas besoin de moi pour vous sauver, pas plus que d'amis d'ailleurs, qu'est ce que c'est que cette idée saugrenue ? Vous avez résisté à votre île, à votre prison gelée, à la Daceana et maintenant à Ur-Naram. Jamais je ne suis intervenu, j'en aurais été incapable, quant aux autres, il ne sont que des outils disposés le long votre route. Vous avez survécu seul, vous n'avez besoin de rien ni personne pour le faire, il va falloir un jour que vous en preniez conscience.
Ménéryl émit un petit ricanement sardonique. Comme étranglé par l'euphorie, il cracha ses mots avec une agressive arrogance :
— Mais alors, stupide abération, que viens tu m'imposer ta présence et ton nom ridicule si tu ne me sert à rien ?
À nouveau, Flamfléaute applaudissait et il riait plein d'allégresse.
— Formidable, formidable, voilà que sautent ces entraves pathétiques !
Il se mit à taper en rythme dans ses mains et s'exclama :
— Héhéhééé ! La quiétude va s'évanouir derrière vous. Tournez lui le dos car elle fuit déjà et en face ! les ombres des fléaux se poursuivent sur les terres habitées. La quiétude s'évanouit sur le fragment de votre vie, ça va être magnifique ! Magnifique !
Il poussa un long soupir, ravi, puis s'apaisa :
— Maudit entre tous, vous avez été malmené, humilié. Des perfides veulent vous nuire et vous punir, ils veulent vous détourner de votre auguste destinée car vous êtes coupable de pouvoir les renverser ! Leur dressage n'a qu'assez duré ! Je n'ai pas compétence à vous sauver la vie, vous y arrivez très bien sans moi. Ma modeste présence n'a d'autre but que le pourrissement des barrières qu'ils vous ont imposées. La voie que l'on vous à fait choisir est une impasse !
— Que l'on m'a fait choisir ? Une impasse ? s'agaça le jeune homme. Vos histoire de fléaux ne sont pas nouvelles, tout le monde s'accorde à le dire : c'est la fin d'une époque. Je suis puissant ? La belle affaire, quel meilleur destin que de se rendre sur un continent promis à la guerre pour qui possède cette qualité ?
— Haaaaa ! s'émerveilla le spectre, les ères nouvelles et leur cortège de noirceur, toujours la même litanie. Les maitres choisiront la musique, les forts affûteront leurs instruments et les peuples danseront au son d'un vieil air bien connu. Ha ! Ha! Faisons bon accueil au changement, lui qui vient balayer un ancien monde étouffant et étriqué. Peu nous chaut les champs où poussent l'orge et le blé, bientôt, tête enfoncée dans le sol ou moue froncée face au ciel, y fleuriront les corps qui s'assèchent au soleil. Quel festin adressé aux nuées sombres ! Au crépuscule, loups et corbeaux festoieront ensemble autour d'un copieux banquet. Ah ! Distinctement je me rappel d'un Épigé glacial ou la plaine, couverte de mourants, résonnait des derniers râles de leur agonie. Cela recommencera !
Son oeil se fit ardent, il leva la tête vers le ciel, écarta largement les bras et hurla :
— Honneur aux trépassés !
Puis revenant au jeune homme il ajouta amusé :
— De leurs petites chamailleries sur ce monde se décidera, pour un temps en tout cas, laquelle de toutes ces bonnes gens tiendra les rennes et le fouet ! S'il est une chose que la prééminence ne supporte pas, c'est bien de se soumettre à des médiocres, alors pourquoi pas vous, mon prince ? Vous vous destinez à jouer la musique au lieu de la choisir. La domination n'est aucunement assujettie à la bienveillance, aux principes ni même à l'intelligence, elle n'est qu'une affaire de force ! Les êtres les plus robustes, les plus habiles, les plus violents vous suivront, car vous avez le pouvoir de donner l'espoir aux effroyables et aux pouacres. La place est à prendre... Nous feront fit du peuple aux illusions perdues, ils ploieront le genoux, consentant ou pas ! N'en doutez pas, le monde évolue au rythme de la valse des puissants et chaque nouvelle ronde porte avec elle des promesses de changement que leurs règnes dément inexorablement. Ah ! Ah ! Une abominable récurrence, tel est l'axiome du renouveau.
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