Sur les flots 1/2 (final)


Au- dessus de l'île, rougeoyait le ciel léché par les flammes. Comme enfanté par le terrible brasier, un vent chaud venu du sud poussait l'Onde Furie. Le navire avait atteint la pleine mer et Ur-Naram était maintenant à bonne distance.

Accoudé au bastingage, Ménéryl regardait s'éloigner l'incandescente tempête, bercé par le heurt indolent de la coque sur les eaux placides. La réalité, espiègle, se plaisait à différer des plans échafaudés. Une simple visite à un malade avait plongé un empire dans l'hystérie du massacre et les éloignait maintenant de la Dacéana.

À quelle point avaient-ils tous été affectés ? Pour sa part, il ne ressentait rien qu'une formidable excitation car ils se dirigeaient maintenant vers le continent, le continent ! La civilisation, la terre des faiseurs de royaumes sur laquelle se cristallisaient tous ses espoirs. Il se détournait un peu plus d'un passé qui désirait sa mort.

Pour ses amis, il en allait autrement. Chunsène avait fait de Kéleuce une obsession dans laquelle elle s'était plongée à corps perdu pour ne pas affronter un cauchemar bien plus écrasant. Qu'en serait-il une fois le vieux sage trépassé ? Brankas, plus impénétrable que jamais, s'était rapidement endormi. Il n'aurait pas fait autrement si ce qu'il venait de vivre n'était pour lui qu'une chose négligeable. Dans sa dernière explication, il prétendait pourtant venir d'une île paisible et n'avoir jamais tué. Cela avait l'apparence d'une nouvelle affabulation, alors, pourquoi faisait-il mystère de son passé ? Et enfin Izba... Izba... Quelque chose avait changé... Plus impulsif, davantage tournée vers l'action, sa capacité de discernement avait-elle été altérée ? Le jeune homme devait en avoir le cœur net !

Il se redressa et chercha des yeux son ami. Il ne le trouva pas. Peut-être avait-il rejoint Chunsène et Kéleuce dans la cabine d'Adibyade, le vieux loup de mer l'avait immédiatement mise à leur disposition. Mais une impression étrange l'assaillit.

Tout était calme, tout était parfait. Le danger s'éloignait, la température était agréable et le ciel magnifiquement étoilé, une partie des marins sommeillait paisiblement à même le pont, mais quelque chose venait de rendre l'atmosphère oppressante. Une sensation venue de la poupe, ni bonne, ni mauvaise, simplement pesante. Le jeune homme s'y dirigea, convaincu que le phénomène était en lien avec son ami.

Évitant les corps endormis, il avançait prudemment, longea la paroi de la cabine arrière, puis, entre le bruit des vaguelettes et des ronflements, s'éleva soudain un grattement. Un grattement léger, furtif, presque inaudible qui pourtant, dans le champ sonore, surpassait le reste en intensité. Un second frottement monta soudain et lui répondait à la manière d'un écho.

Ménéryl dépassa la cloison de bois qui lui masquait la vue et aperçut Izba accroupi. Le jeune homme ne chercha pas à masquer sa présence, mais son ami ne le remarquait pas. Sa paire de scramasaxes en main, pointes tournées vers le plancher, il s'appliquait à graver deux lignes courbes avec une intense fascination. Serein, mais affairé, il passait et repassait ses lames contre le bois noueux, aussi obstiné que s'il cherchait à y répandre tout son être. Hémé, haute dans le ciel, baignait le corps replié et éclairait la curieuse besogne de sa lueur sanglante. Des mots furent prononcés, un murmure, cela venait du Nohyxois, il ne recevait aucune réponse, mais continuait... Un monologue !

Au sol, les deux lignes avaient fini par se rejoindre et formaient un cercle. Le Dacéanien y déposa les Guemminis et Ménéryl vit l'ensemble prendre feu. Un feu surnaturel où des flammes noires, intenses, vivaces, se mêlaient à des argentées molles et assoupies. Elles ondoyaient de façon étrange, pareilles à un être animé de vie. Son ami ne semblait pas les voir. Les yeux dans le vague, il restait accroupi. Lugubres et venimeuses, les flammes montaient jusqu'à son visage et l'enveloppaient de leur éclat fuligineux. Elles ne le consumaient pas, elles ne le brûlaient pas, on eût dit qu'elles aspiraient seulement à calciner son âme.

— Oui, vous avez essayé de me prévenir, chuchota mollement Izba.

Ménéryl pouvait l'entendre maintenant, il n'avait pourtant pas l'impression que le Nohyxois parlait plus fort. Au contraire, il manquait d'énergie, sa tête tombait par moment, il était sur le point de s'assoupir et résistait au sommeil.

— Mais vos paroles étaient prononcées si bas, continua-t-il, que je n'étais pas convaincu de les avoir entendues. Maintenant je suis éreinté.

Il n'y avait rien ni personne dans les ténèbres, rien que ses scramasaxes posés à l'intérieur d'un brasier fantastique. Il ne parlait pas seul, il s'adressait à eux. La conviction, la sincérité dans le ton du Dacéanien poussa l'esprit tourmenté de Ménéryl à sourire. Il se rappela sa grotte et sa longue discussion avec ce poisson au regard hautain. Indubitablement, le pouvoir des Guemminis surpassaient celui d'un animal mort, mais le jeune homme se garda d'intervenir. Ce combat devait être mené dans la saine folie de la solitude, le discernement nécessaire à une discussion ne pouvait qu'égarer son ami... Izba ne serait plus jamais le même.

— Un simple moment d'inattention, déplora le Nohyxois. Chunsène à renié tout ce en quoi elle croyait pour me sauver... Une partie d'elle-même s'est brisée... Après tout ce qu'elle a fait pour moi, je lui devais davantage, je pouvais mieux faire qu'un simple moment d'inattention. Ma honte... Ma tristesse, ne trouveront jamais de repos.

Sa tête et ses épaules s'affaissèrent, pliant sous le poids de sa conscience. La valeur des choses lui apparaîssaient maintenant qu'elles étaient perdues. Chunsène, la précieuse, douce, radieuse Chunsène ne serait jamais plus la même et sa faute était grande. Il soupira.

— J'étais exalté, je suis maintenant rempli de craintes et de doutes sur le prix que cette aventure veux nous faire payer. Je trouvais mon île étouffante, sa population malsaine, elle a maintenant l'attrait rassurant d'un visage familier.

Le Dacéanien avait perdu toute vigueur. Il resta un long moment à scruter les scramasaxes, plongé dans un silence immobile et contemplatif. La lueur de son regard était tragique, son corps amolli se ratatinait, il n'était plus qu'une ombre noyée dans la clarté pourprée de la seconde lune. Soudain, il tressaillit comme interpellé par une réponse pleine d'à propos. Le visage subjugué, il s'extasia :

— Oui... Oui... C'est vrai... Et pourquoi pas ?

Il était ragaillardi, presque excité.

— Je viens après tout d'occire le dieu souverain de l'empire de Sargad, je ne suis pas un poltron ! Tyran, êtres de malheurs, ils ne l'ont pas volé ! Tous auraient dû être supprimés ! À ce compte, ils s'en tirent parfaitement bien, voilà quelque chose que Chunsène pourra comprendre. Notre force est remarquable, nous serons partout chez nous.

C'était à son propre passé que faisait fasse Ménéryl. L'île de son enfance jaillit de ses souvenirs en même temps que les tréfonds de la fosse de Sydruck. Il revoyait les images du corps de Sardan secoué par la rage des coups que lui portait son ami. Lentement, elles se mêlaient à celles du meurtre qu'il avait lui-même commis. Le couteau entre ses mains, l'arrogant qui prétendait lui tailler un sourire, l'outrecuidance hautaine de l'empereur, le ventre ouvert du jeune insulaire, le cadavre mutilé de Sardan, l'expression de leurs parfaite assurances changées en une totale incompréhension et le sentiment étourdissant d'une justice instantanée... Un acte déterminant venait d'avoir lieu, celui du premier sang versé... Izba ne serait plus jamais plus le même.

— Comment ? Qu'as-tu dis ?

Le Nohyxois était saisi par la surprise, il fixait intensément les Guemminis et cherchait à être sûr qu'il avait bien compris. Après un instant où il donna l'impression d'écouter, sa mine se renfrogna.

— Furnoth ! lame de malheur venue des rivages de l'abîme xamarquime ! comment peux-tu prononcer de telles paroles ! C'est hors de question !

Sa voix s'était emportée, il se balançait nerveusement.

— Ta gueule ! lança-t-il en frappant la lame noire.

Le flammes argentées s'intensifièrent brusquement et balayèrent le feu obscure qui s'étiola en de multiples flammèches ombreuses. Une clarté nouvelle flamboyait au-dessus du foyer et brodait sur Izba une dentelle aux éclats métalliques. Le poing en sang, il s'était figé dans la posture d'un homme prêt à bondir. Ses muscles, à nouveau pleins de vigueur, se contractaient et se détendaient lentement. Il se recroquevilla davantage et grommela d'une voix déformée par la colère :

— Liliance, drapée dans ta fallacieuse pureté, qui t'as demandé ton avis ! N'es-tu pas censée être l'exact opposé de Furnoth ?

La rage déformait les traits du Nohyxois et Ménéryl en avait assez vu. Un changement avait lieu, s'y adapter était une étape complexe. Le moment n'était pas à la discussion, il fallait laisser au cœur de son ami le temps de s'apaiser. Le jeune homme s'astreint à respecter l'intimité qu'exigeait cet instant et s'en détourna. Il prit la direction de la proue, l'endroit était le plus chahuté du bateau, le moins confortable, il savait qu'il y trouverait l'isolement auquel lui-même aspirait.

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