Réunion 3/4
Il traversa la cour intérieure en direction d'une salle spécialement conçue pour leurs réunions. Les statues et les mosaïques qui bordaient le somptueux jardin avaient gagné en nombre et en magnificence depuis son dernier passage. Malgré le sérieux de la situation, l'esprit du Kulcanèque se laissa aller à un amusement puérile. Maul était incapable d'émotions, il s'était entouré de splendeurs auxquels il était parfaitement insensible, seul le magnétisme du beau sur les humains avait dicté ses choix architecturaux. Tout à cette pensée, le vieux mamech remonta une série de colonnes, puis obliqua en direction de l'aile droite pour se retrouver face à une porte de bois grossier. Shaska en souleva le loquet et pénétra à l'intérieur d'une vaste salle faite de pierres blanches ; un lieu rudimentaire sans fenêtres, ni ornements, où l'utile avait primé sur le beau. Sur chaque mur brûlaient sept torches. Leurs flammes dansantes éclairaient la pièce d'une lueur orangée et révélait dans la pénombre les silouhettes des autres patriarches statiques. Pas un n'avait bougé à l'entrée du Kulcanèque, ce n'était pas nécessaire. Les expressions corporelles ou encore même la proximité n'avaient aucune nécessité dans leur communication ; les ressentis et les pensées, bien plus précis, était devenu leur seule façon de procéder.
Les vieux occultistes se tenaient prêts pour le rite. Leur placement à travers l'espace n'était en rien affaire de hasard, ils se tenaient parfaitement immobiles à l'intérieur de cercles gravés sur le sol et dont les contours incrustés de petites pierres cristallines étincelaient dans la salle baignée d'ombre et de lumière. Des sephyrs translucides, les plus communs d'entre tous, mais leur nombre représentaient déjà un véritable trésor. Leur propriétés altérantes seraient d'une aide précieuse pour atténuer la frontière entre concret et matra.
Au centre de la pièce se tenait l'imposant Bogatyr Volga. Plus grand des patriarche par la renommée, il l'était aussi par la taille. Ses bras étaient puissants, sa carrure imposante et il avait un cou si épais que sa tête semblait directement enchassée entre ses larges épaules. Cheveux blancs et courts ainsi que sa barbe, il était immense avec un aspect obstiné, furieux, un nez écrasé, presque difforme, un visage carré et pâle où de grands yeux gris, surmontés de sourcils broussailleux, reflétaient la lueur des flammes d'un éclat terni par leur froideur. Une apparence très éloignée de l'image que l'on se faisait habituellement d'un occultiste, un physique plus proche de celui d'un paysan ou d'un guerrier et certaines légendes affirmaient qu'il fut un temps à la fois l'un et l'autre.
Placé au nord, Ostabana était également très reconnaissable. Le mamech avait la peau noire, un trait caractéristique unique aux habitants d'Ashira Lagos. De taille moyenne, légèrement bossu, l'homme était d'une maigreur extrême. Sa face asséchée n'était plus qu'un masque de peau ridée au milieu duquel brillait deux grands yeux jaunes. Une figure maudite rendue plus spectaculaire encore par un nez crochu et un énorme menton atrocement projeté vers l'avant. Une longue barbiche lui descendait jusqu'au sternum, les cheveux étaient rares aux tempes, mais ils formaient sur le reste du crâne une boule dense et grisonnante. Contrairement aux autres, il n'était pas vêtu d'une toge, mais d'une robe rouge et portait aux oreilles de lourdes boucles en or qui allongeaient ses lobes. Au-dessus de son épaule droite, dépassait une touffe rousse, sommet d'un crâne de momie naine qu'Ostabana transportait partout sur son dos. Cadavre embaumé d'une sorcière de l'île de Timoré, le petit corps suspendu rappelait à tout instant que le patriarche noir maniait l'occultisme le plus déviant et fangeux.
Armé d'un tambourin et d'un bois de cerf, Face-de-cuivre s'était posté sur le cercle sud de la salle. Plus petit et plus charnu d'entre tous, il avait un visage de pleine lune garni d'une tignasse hirsute de cheveux jaunis par le gras. Ses yeux noirs, étirés en deux longues fentes inexpressives, contrastait avec un sourire énigmatique continuellement figée sur ses lèvres épaisses. Autour de sa bouche, à demi-ouvertes sur une série de dents égarées et tordues, s'élevait en halo pâle une barbe de poils raides et clairsemés. La toge qu'il portait, n'était plus blanche depuis longtemps. Sur Attussalik, l'île dont il était le souverain, le froid régnait la majeure partie du temps et imposait aux lessives un rythme annuel.
Shaka rejoignit le cercle ouest et s'y immobilisa. À son exact opposé se trouvait Maul, le rusé patriarche, le calculateur le plus froid d'entre eux. Si son attitude ne reflétait aucune émotion, ses pensées, elles, trahissaient avec un absolutisme proche de la condescendance, l'assurance que ses convictions équivalaient à des vérités incontestables. Ses constructions mentales ne tardèrent pas à s'étendre sur l'assemblée.
— Répondant à l'appel du condor d'Adis, voici le sage de Kulcan enfin installé parmi ses pairs. Indispensable rencontre consécutive à ses choix, notre réunion puise son origine dans les émotions de notre confrère. Nous qui avons tant étudié les tréfonds de l'âme du monde, restons pourtant interdits face à la persistance d'un si vilain reflex. Tout ceci aurait pu être évité !
— La cause n'est pas l'aboutissement ! intervint Bogatyr Volga, seul l'objectif nous réunit et nous intéresse. Le temps saura dire si nos travers furent talent ou handicap et, à l'instant où nous échangeons, le retour de l'enfant ne détourne en rien la voie que nous nous efforçons de tracer.
L'esprit du plus grand des patriarche était comme une houle furibonde, mais en pleine tempête, Maul savait maintenir le cap.
— Causes, conséquences, objectif, tout est lié, affirma-t-il. L'enfant avait disparu des chemins du temps, c'est une singularité troublante en rapport avec la réalité. Un avertissement à ne pas prendre à la légère. La raison seule doit guider cette réunion.
Les vibrations émanant de Face-de-Cuivre apprirent à tous qu'il partageait cette pensée, mais le Tiuztyrien resta de marbre :
— L'émotivité a surpassé les certitudes ancrées dans le futur, nous l'avons vu. Shaska n'a jamais totalement cru en la mort de l'enfant. Une absurdité pour la logique, mais il avait raison. Cette part d'humanité qui est restée en lui est une force sur laquelle nous devons nous appuyer sans céder aux conclusions faciles.
Un songe d'Ostabana soutint sèchement l'affirmation :
— Les pensées inutiles doivent périr, il est insensé celui qui s'acharne à les maintenir en vie.
Parfaitement insensible au débat qui tournait autour de lui, Shaka n'opposa à ses détracteurs que sa parfaite certitude en ses choix passé.
L'aura de Bogatyr Volga monta alors en intensité et, saturant l'air, coupa toute possibilité aux autres de s'exprimer.
— La formation est au complet, tonna-t-il, les conditions sont réunies, le néant doit être rejoint et l'empreinte du temps scrutée. Les conclusions viendront a posteriori.
Il joignit ses mains en prière face à son visage ; au sein du groupe, les fluctuations mentales cessèrent.
Shaska empoigna son bâton à deux mains et le frappa au sol pour le réunir à la terre.
Maul dévissa une fiole qu'il porta à sa bouche. Il l'avala d'un trait et des excroissances sphériques se développèrent de chaque côté de son cou. Il écarta les bras.
Pieds ancrés sur les dalles de pierre, Ostanana se lança dans une danse étrange. Son corps et sa tête se balançait lentement de droite à gauche. Langue tirée de tout son long, visage figé dans une grimace atroce, ses yeux s'écarquillaient et se refermaient l'un après l'autre comme s'ils se répondaient.
Muni de son bois de cerf, Face-de-Cuivre fit résonner son tambourin. Une vibration longue et caverneuse monta du fond de sa gorge.
Les occultistes s'unissaient au vide.
Plus proche parcelle d'immatériel liée à l'incommensurable, l'air dans lequel ils baignaient devint énergie ; il se densifia, s'alourdit et de ses profondeurs s'éleva un bourdonnement terrible. La passerelle était édifiée entre les deux mondes, l'accès à l'intarissable source était permise, elle devait maintenant être captée.
L'aura de Bogatyr Volga se matérialisa tout à coup sous la forme d'un halo violet. L'émanation se dilatait, se contractait par intermittence et produisait un son qui oscillait lentement dans les graves. Elle surpassait de loin celles de ses confrères, mais la profusion n'était pas le premier but de cette cérémonie.
Shaska se tint prêt. Aussi prodigieux furent-ils, les flux drainés par le souverain de Tiuz Tyr n'étaient pas suffisants pour accéder au temps dans son ensemble. Le concours des cinq était nécessaire, mais pour ne pas être emportés par la puissance mortelle qu'ils s'apprêtaient à matérialiser, ils devaient d'abord établir une structure équilibrée et stable. Les forces, en convergeant, devaient se contenir les unes les autres, à cette condition seulement elles pourraient ensuite être utilisées. Pendant le rapide intervalle qui séparait l'attente de l'action, le vieux Kulcanèque se fit source. De son bâton jaillit la matra en vagues tournoyantes. L'onde s'enroula autour du patriarche, l'enroba d'une bulle verdâtre aux vibrations sifflantes et saccadées. Il n'était plus que sensation, la force de ses compagnons lui parvenait.
Relayée par les âmes perdues du peuple maudit, l'énergie dévoyée par Ostabana s'étirait au même instant des profondeurs du sol en filets rougeâtres. Toujours plus nombreux et plus rapides, ils s'entrelaçaient, s'aggloméraient au son de mille plaintes stridentes et, dans l'intensité de leurs contorsions, s'unirent en un amas sphérique.
Les chants gutturaux de Face-de-Cuivre et les percussions de son tambourin se synchronisèrent dans une harmonie parfaite. Le son occulte entra en résonance avec les forces inexistentielles et les détourna vers le concret. Elles apparurent entre les interstices des pierres du plafond d'où elles tombèrent d'abord sous forme de petites perles azurées. Puis la matra surgit en cascade et engloutit le souverain d'Attussalik. Ses courants agités rebondirent, obliquèrent, pivotèrent en tous sens jusqu'à former une boule aux éclats sombres de glace bleue. Tel un cœur ardent, retentissaient les formidables battements de sa vitalité.
La sphère était une forme particulièrement adaptée pour endiguer la houle matrique, mais Maul manipulait les afflux d'une toute autre façon. Doué de la plus grande adresse, il était chargé de lier les passages ouverts par ses pairs.
Son corps métamorphosé attirait les forces tapies dans le vide. Un brouillard à la clarté vacillante s'était formé autour de lui et s'étalait peu à peu. À son contact, l'aura de Bogatyr Volga s'atisa, se déforma et prit l'apparence d'une coupole violacée qui se gonfla jusqu'à envelopper les autres patriarches. La brume balayée par l'effet de souffle fut rejetée en arrière, puis reflua vers la paroi du dôme pour s'y fondre en une multitude de petites taches étincelantes. D'abord inertes, elles se mirent en mouvement, glissèrent en direction de Maul et se réunirent autour de lui dans une ronde toujours plus rapide. Leur valse endiablée se changea en un tourbillon doré filant sur la membrane lisse en direction d'Ostabana.
Dans son sillage, se déposait sous la forme d'une traînée jaune les prémices de la liaison unificatrice. Elle ondulait, se déformait au rythme des fluctuations, les couleurs et les scintillements dansaient fiévreusement.
L'attention de Shaska était toute tournée vers le déplacement du vortex. Il se roulait à toute vitesse jusqu'à la poche pourpre du souverain Lagashirate et la traversa de part en part. Malgré une apparente instantanéité, l'épreuve avait dû paraître interminable à celui qui venait de l'affronter.
Le Kulcanèque s'y prépara à son tour. Déroulant à l'infini son fil d'or sur le galbe aux éclats d'améthyste, l'orbe façonné par Maul arrivait sur lui. D'un seul coup, une tornade au sifflement strident engouffra une quantité monstrueuse d'énergie dans sa bulle. Les flots s'entremêlèrent, leur émulation multipliait la rudesse des fluctuations, les cloisons du barrage matrique menaçaient de rompre. Shaska ferma les yeux, la lumière s'était intensifiée. Il devait résister à la morsure de ses rayons brûlants, alors que chaque parcelle d'ombre résiduelles étaient devenus des abîmes glacials qui le pétrifiait. Endurant le cataclaclysme, le mamech resserra son lien avec le vide afin d'en réduire le débit et s'échina à apaiser la fureur des courants. L'effort était intense, l'écho des remous étourdissant et la stabilisation de son édifice demandait une concentration totale.
Puis l'équilibre fut balayé par la sortie de la nuée tournoyante. Une dépression brutale secoua le vieil homme. Il lui fallut faire face à sa violence et dévoyer avec précision une quantité colossale de matra afin que l'ensemble tienne.
Il tint.
La sphère verdâtre reprenait son aspect, elle n'était plus ballotée que par quelques remous sporadiques et Shaska se concentrait déjà sur la suite. Le lien doré atteignait Face-de-Cuivre. En l'espace d'un instant les ondulations bleutées de son aura s'animèrent, se résorbèrent, chutèrent et revinrent à leur forme initiale aux rythmes des variations de son chant.
Tous avaient résisté, le plus dur était fait. La toupie matrique achevait sa révolution, elle retournait à Maul, le point de départ où tout commence et tout fini.
La connexion était achevée. À l'unisson, les bulles se fondirent à la coupole, les fleuves de matra s'y déversèrent, leurs flux se contenaient les un les autres et se mélèrent sans ébranler la structure. La membrane se creusa, s'éleva, ondula. À la fois dodus et ciselés, ses mouvements étaient comme une onde tempétueuse dansant avec les flammes d'un terrible brasier. Les sons se perdirent, s'atténuèrent jusqu'à devenir silence et, dans l'éternité, les patriarches plongèrent.
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