Réunion 2/4
— Pourquoi ? bredouilla le soigneur.
Un seul mot plutôt qu'une phrase, la curiosité avait vaincu de peu.
— Pour préserver sa vie et probablement la nôtre par la même occasion, affirma le vieil homme avec une indifférence glaciale.
Le soigneur laissa s'échapper un ricanement nerveux.
— Voilà tout à fait le genre de réponse que m'aurait fait Maul. Il faut croire que les patriarches ont pour habitude de nuire à autrui, mais toujours avec la meilleure des intentions !
Shaska connaissait bien les préceptes de l'ordre des medici, ils plaçaient la vie au dessus de tout, même des paradoxes que cela pouvait engendrer.
— Ne vous contentez pas de croire, le rectifia-t-il imperturbable, vous pouvez en être assuré. Les intentions sont bonnes, les résultats ne sont pas toujours ceux escomptés, mais nous avons indiscutablement fait souffrir et même mener à la mort de nombreuses personnes à travers les âges.
Orphith resta interdit, c'est à peine s'il réussissait encore à mettre un pied devant l'autre. Il était saisi aux tripes, mais d'une toute autre manière que par le dégoût. L'esprit tortueux de Maul aurait plié, déformé la réalité plutôt que de concéder une chose pareille. Shaska l'avait admis sans sourciller. Son visage n'avait rien trahi, mais ses traits... Ils étaient marqués... Sur sa face et dans ses rides, le regret avait laissé sa trace.
Le soigneur ne dit plus un mot, son trouble s'était agrandit. Le souverain de Kulcan respecta son silence. Un dilemme s'était imposé à son interlocuteur, il devait le résoudre. Les véritables raisons de sa venue se heurtaient maintenant avec l'antipathie qu'engendre invariablement des propos raisonnés et dénués d'émotions.
Ils dépassèrent l'énorme dolmen qui marquait l'entrée du port, la brume commençait à se dissiper et la démarche d'Orphith se fit à nouveau plus naturelle et instinctive. Shaska appréciait la présence du soigneur, sa nature entière et véritable lui plaisait. Il n'avait toujours pas dévoilé le but de sa présence et le mamech estima que de telles manigances constitueraient un beau gâchis si elles ne menaient à rien.
— Je ne vous cache pas, dit-il sur le ton de la confidence, que je connais parfaitement tous les chemins qui mènent à la demeure de Maul. Je peux maintenant vous l'avouer, je suis très étonné qu'il vous ait envoyé pour me servir de guide et je suis curieux de savoir ce qui vous a mené à moi.
Orphith sortit de ses songes, son visage s'illumina d'un sourire gêné et tout en se grattant la tête il avoua :
— L'honnêteté m'oblige à vous dire que je suis venu de mon propre chef. Me permettriez-vous de vous poser une question ?
— Mais parlez donc puisque nous sommes là.
— Les patriarches se réunissent-ils aujourd'hui pour observer le futur ?
— Il semblerait que oui, jeune homme. Pour tout vous dire, je n'ai appris leur présence qu'à mon arrivée.
— Et bien, alors, pour tout vous avouer, bredouilla le soigneur embarrassé, c'est pour cette raison que je suis là aujourd'hui... Ma femme... Elle est récemment partie en mission pour l'empire d'Ur-Naram. Ménéryl et un ami proche l'accompagnent. Je sais que cet endroit est dangereux alors, si cela vous est possible, pourriez-vous essayer d'obtenir de leurs nouvelles pendant votre séance ?
— Pourquoi cette requête à un inconnu alors que vous êtes un familier de Maul ?
— Et bien...
Orphith prit un instant pour choisir ses mots.
— Maul voit l'homme comme un être incapable de comprendre l'étendue de sa pensée. Je crois que lorsqu'il s'agit de futur, il exècre à se mettre à notre niveau. En ce moment, son esprit tout entier est orienté vers un grand cataclysme aperçu lors de vos précédentes réunions. Il fait avarice des choses qui lui sont connues, ses projets passent avant tout, il ne dira rien.
— Oui, c'est assez logique, mais pourquoi pensez-vous que je sois différent de lui ?
— Tanatar m'a longuement parlé des patriarches. Il m'a expliqué que leur grand âge leur avait fait perdre leur humanité, mais que dans le lot, vous étiez une exception. Votre sourire, tout à l'heure, il avait ce naturel qui manque cruellement à celui de Maul. Je pense que mon maître ne s'était pas trompé sur votre compte.
À nouveau, le visage de Shaska trahit l'amusement.
— Ce brave Tanatar, dit-il songeur, il avait compris des choses connues de nous seuls. Je retiendrais votre nom Orphith, vous semblez marcher sur ses pas. Néanmoins, les procédés qui permettent de voir à travers le temps ne sont pas aisés. Ce que vous me demandez est faisable, mais complexe.
— Je ne peux que l'imaginer, sauriez-vous me l'expliquer simplement ?
— Simplement ? non je ne crois pas car c'est quelque chose d'assez troublant pour une personne qui a une perception incomplète de la réalité.
— J'ai l'esprit ouvert.
— Oui, c'est possible, observa Shaska, après tout vous êtes le disciple de Tanatar.
Il prit un peu de temps pour remettre de l'ordre dans ses idées et maugréa comme à lui-même :
— Bon, voyons, par où commencer ? Les mots sont une façon bien complexe d'expliquer les choses...
Il soupira.
— Tout ce qui nous entoure, commença-t-il en utilisant ses mains pour tenter de mieux se faire comprendre, et que l'on nomme "réalité", est divisible deux échelons : le concret, tangible, que vous connaissez et le vide, impalpable, invisible, mais que vous devinez. L'un comme l'autre sont constitués d'énergie pure. Le concret est réduit dans ses dimensions, il est formé d'une énergie rigide et limitée que l'on nomme "existentielle". Le vide quant à lui est infini. Il est composé d'énergie inexistentielle que l'on appelle également matra. Elle est malléable et sans limite.
Orphith haussa les épaules :
— Oui, c'est là la théorie du fonctionnement de l'occultisme.
— Tout à fait, mais pas que. C'est en résumé le fonctionnement de la réalité et cette logique a des applications dans l'observation temporelle. Aussi bizarre que cela puisse paraître, le temps s'imbrique avec l'espace. Le premier nous sert à rendre compte des changements qui ont lieu dans ce monde, le second à appréhender les distances et pourtant, ils s'entremêlent.
Shaska se tut un instant l'air embêté. Il cherchait ses mot, puis, sans donner l'impression de les avoir trouver il ajouta :
— Vous voyez, dans le vide se trouve la matra. Elle baigne le concret, mais si elle le relie dans l'espace, elle le relie également dans le temps. Cela implique que les choses "qui furent" perdurent et que celles "qui seront" existent déjà dans l'avenir. L'enchaînement des évènements se fait dans un ordre bien précis et forme une empreinte parfaitement linéaire et stable. Telle une voie scintillante dans le néant, elle prend l'apparence d'une boucle qui se répète à l'infini.
— D'accord, articula le soigneur sans conviction.
— C'est complexe à appréhender parce que non palpable. Pourtant, ce qui se passe dans l'espace est pour vous une évidence. À aucun moment vous n'imaginez que le chemin sur lequel nous nous déplaçons ait disparu après notre passage, tout comme vous ne supposez pas que le reste de notre route se construit à mesure que nous avançons. Notre itinéraire existe déjà dans son entièreté. De la même façon, notre rencontre continue d'avoir lieu et notre arrivée à la demeure de Maul se joue déjà, plus loin, sur le sentier du temps. J'ajouterais que, si nous allions suffisamment loin dans le futur, nous nous retrouverions à nouveau sur le débarcadère de Dias Perrec. Nous ne sommes qu'une représentation supplémentaire d'un spectacle rejoué à l'infini. Oubliez le libre arbitre, la vie est plutôt une destinée pour nous tous.
Les sourcils froncés, Orphith tenta avec hésitation :
— C'est pourquoi vous m'avez dit tout à leur que j'étais exactement à la place à où je devais me trouver ? Je ne serai donc pas soigneur à cause de mes actes, mais j'aurais plutôt agit parce que je devais être soigneur ?
— Les deux sont vrais, les causes et les conséquences sont étroitement liées, elles ont juste l'obligation de défiler dans un certain ordre. Vous ne pouviez être soigneur avant d'avoir appris à l'être.
— Et tout recommence invariablement ?
Le vieux Kulcanèque acquiesça de la tête.
— C'est un bon résumé.
Abassourdit, Orphith resta un instant muet, puis une idée fugace le fit sursauter. Il pouffa :
— Dans ce cas, pourquoi vous réunir pour le visionner à nouveau ?
Le visage de Shaska trahit un léger mouvement de surprise.
— Vous suivez c'est appréciable. Et bien disons que tout ce que je viens de vous expliquer n'est plus vrai aujourd'hui. Depuis peu, le chemin du temps s'est multiplié. C'est très étrange, nous avons tant de fois essayé de le dévier et il revenait immanquablement à son cours. Ce n'est pas un acte ou un simple événement qui a pu produire cela. Quelque chose dans ce cycle n'existait pas dans le précédent, une intervention ne pouvant avoir à trait qu'au divin.
Le regain de confiance qui avait assailli Orphith s'était à nouveau évaporé. Il restait bouche bée, l'air idiot, moment que choisit le patriarche pour en venir au fait.
— Il vous faut comprendre que ce bouleversement rend la lecture du temps plus complexe. Chaque voie doit maintenant être explorée, une seule se concrétisera et les visions n'y sont pas nettes. Il ne s'agit que d'observer les flux entre énergie existentielle et inexistentielle. Dans un avenir proche, le concret va abondamment se déverser vers la matra. Cela signifie morts et destructions en grande quantité. Une catastrophe se prépare et nous ne pouvons espérer l'orienter qu'en direction de ce que nous jugerons le moins pire. Parmi tous ces courants, se trouve noyée l'empreinte de votre femme, il me faudra parvenir à la discerner et chaque possibilité me donnera peut-être une information contraire.
Concentré sur tous les tenants et les aboutissants d'une telle perception de la réalité, il y avait un moment déjà qu'Orphith ne guidait plus Shaska. Il étaient arrivés face à la demeure de Maul et c'était le Kulcanèque qui l'y avait conduit. Il eut du mal à émerger, perdu dans la vision du puissant flot d'informations que les probabilités devaient représenter.
— Je... Je comprend, bredouilla-t-il, ce que je vous demande est infaisable.
— Rassurez-vous, il y a tout de même une chance. Le chemin du temps veut retrouver son unicité car telle est sa nature. Les événements produits dans ce cycle s'imprime immuablement dans les cycles suivants. Cela nous autorise quelques certitudes. Si je peux en tirer des informations, je vous les donnerais, je vous le promet, Orphith disciple de Tanatar.
— Merci, patria, balbutia Orphith en s'inclinant respectueusement.
Shaska lui rendit son salut et se dirigea à l'intérieur de la villa.
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