Premier choc 1/6
La pluie avait cessé, mais même en ce début de matinée, les ténèbres restaient immenses dans le ciel. Depuis deux jours, un déluge s'était abattut sur l'ost et des vents violents avaient fait tomber feuilles et akènes sur le sol boueux. Les terres détrempées étaient devenues périlleuses. Soldats et animaux glissaient, les chariots s'embourbaient, sous les cuiraces les habits macéraient. L'eau avait tout imprégné, les tissus comme les esprits, elle n'était que tourments tombés du ciel.
Le commodore chevauchait en tête des troupes, perdu dans ses pensées. La situation avait éveillé en lui une grande méfiance, car elle n'avait rien d'idyllique. À la défiance qui existait déjà entre les soldats des différents royaumes, s'était ajouté ce meurtre qui avait eu lieu l'avant-veille. La rumeur avait enflé et s'était répandue à travers l'armée. Tous avaient tiré leurs propres conclusions. Les Ugres, fidèles à leurs coutumières superstitions, s'étaient rangés à l'avis de Noriker quant à l'origine de l'obscur assassinat : les êtres légendaires qui avaient peuplés les terres de l'est. Une résurgence mystérieuse par l'intrication de phénomènes qui ne disaient pas leurs noms. Les Exiniens, quant à eux, faisaient confiance aux dires des Noromiens qui n'avaient rien vu. Sans autre explication probante, ils s'étaient ralliés aux suppositions de leurs frères ennemis. Les Sargonnais et les Othrystins, eux, soupçonnaient les Ugres. Mais même lui, Darkolès d'Armadoc, commodore et pourtant Sargonnais, ne pouvait partager les conclusions des siens. Il était préférable, en son sens, qu'un être capable d'un pareil prodige ne rôde pas au sein de son armée. Sinon, personne ne serait à l'abri.
Et cette guerre qui ne démarrait pas, elle laissait beaucoup trop de temps à la réflexion et aux fantasmes. Qui sait quelles idées obscures pouvaient hanter les têtes de milliers d'hommes entraînés au combat et quelles conséquences néfastes elles pourraient engendrer ? Le roi avait fait un pari risqué et le seigneur d'Armadoc n'était plus persuadé de le gagner. Une certitude s'imposa à son esprit. Avant la fin de ce conflit, il userait de violence pour maintenir la discipline. Il leva les yeux au ciel. Bien que la clarté du jour ne soit pas revenue, ils étaient sortis des forêts sombres qui garnissaient l'ouest du pays et avaient retrouvé le fleuve bleu. Son cours les mènerait jusqu'à l'île de Polya Vigny, fief de Sauromas. Il était temps que cette guerre débute !
— Le gueux ne réagit pas comme d'habitude !
L'exclamation venait du prince Orhid qui chevauchait aux côtés du Commodore. Darkolès sortit de ses songes et se tourna vers l'Othrystin avec un regard interrogateur.
La lueur d'une excitation brillait dans les yeux d'Orhid, mais il affichait un air calme et amusé. Voyant que le seigneur d'Armadoc continuait de le fixer, il lui indiqua du doigt un homme parti en reconnaissance et qui revenait au grand galop. Le dos de son cheval fumait dans la fraîcheur du matin, sa course sur terrain détrempé lui demandait beaucoup d'énergie.
Darkolès leva le bras pour faire arrêter l'ost. "Compagnie halte !" hurlèrent les commandants derrière lui. L'ordre se répercuta de loin en loin et, avec une courte inertie, les derniers soldats s'immobilisèrent. Le temps sembla se suspendre, tous attendait le rapport de l'éclaireur. Sa chevauchée avait quelque chose d'iréelle. La monture écumait, sa course était féroce, les vents furieux qui balayaient la plaine entraînaient les habits du cavalier dans une danse nerveuse et faisaient claquer sa cape comme pour accompagner leurs plaintes lugubres. Pourtant, l'animal paraissait ne pas progresser sur les terres couvertes par la brume et longue fut la progression de l'homme aux habits sombres.
Après un moment qui parut des années, l'éclaireur stoppa son cheval face au commodore. L'intensité de l'effort l'avait essoufflé, il était couvert de boue et, entre deux inspirations, il réussit à dire :
— Sire commodore... derrière cette colline... une armée ennemie.
"Enfin" pensa Darkolès.
— Enfin ! s'exclama Orhid enchanté.
— Combien sont-ils ? s'enquit le seigneur d'Armadoc.
— Deux voire trois milles tout au plus.
— Des chevaux ?
— Non, ils sont tous à pied.
— Des archers ?
— Environ cinq cents.
— Comment sont-ils positionnés ?
— En hauteur. Cette colline fait face à une autre, ils se sont placés sur son sommet.
— Bien, va te reposer nous allons nous en occuper.
Le commodore fit sonner le cor... trois coup brefs... les commandants des autres royaumes vinrent l'entourer. Darkolès leur expliqua la situation.
— Cela ressemble à une victoire facile, conclut Madalbon tout sourire.
Le seigneur d'Armadoc posa sur lui un regard devenu sérieux. Tous les traits de son visage indiquaient que sa concentration était maintenant tournée vers l'obstacle qui faisait face.
— Tel n'est pas le but premier, sire Madalbon, expliqua-t-il gravement. Dans cette guerre, la bataille que nous allons mener ne sera qu'une anecdote. Le plus dur reste à faire et nous devons subir le moins de pertes possible. Ils sont en hauteur, cela complique les choses. Nous ne pouvons charger avec la cavalerie, le terrain les ralentirait trop. La portée de leur flèche est rallongée par leur position, envoyer l'infanterie nous laisserait bien trop longtemps exposé à leurs tirs. Il faut les faire descendre et les amener à combattre dans la vallée, ce qui, étant donné notre avantage numérique, à de grandes chances d'échouer.
— Qu'avez-vous en têtes, sire commodore ? interrogea Bernard.
— Nous allons diviser notre armée ! Seuls cinq mille soldats monteront sur cette colline avec moi. Nous conservons ainsi l'avantage numérique sans qu'il soit écrasant. Les cavaliers et les reste des hommes feront le tour par le sud. Si l'ennemi vient à notre rencontre, ils pourront les prendre par le flanc. Si ce n'est pas le cas, ils contourneront leurs positions pour les prendre à revers. Les sauvages devront tirer des deux côtés et les flèches tomberont moins drues sur nos hommes. Des remarques ?
Entre grognements et gestes de la tête, les différents commandants signalèrent que non.
— Qui pour me suivre ? s'exclama le commodore.
Tous les commandants se portèrent volontaires. Darkolès devait faire un choix et il avait en tête la préservation des Sargonnais. Pour que la chose ne soit pas trop flagrante, il fallait néanmoins en envoyer quelques-uns. L'antipathique seigneur de Béause lui sembla tout indiqué.
— Bien, reprit-il, nous viserons le corps-à-corps, pas besoin de tireurs. Cela aidera peut-être à les faire descendre. Sire Madalbon vous prendrez mille de vos hommes et viendrez avec moi.
Le seigneur de Béause acquiesça, mais le commodore hésita un instant. Il avait en tête que la première bataille devait donner le ton pour la suite de la guerre. Il se corrigea :
— Incorporez tout de même dix archers à votre troupe, choisissez les meilleurs !
Ainsi, si certains plutôt que par le combat étaient tentés par la fuite, leur course ne serait pas longue avant qu'ils servent d'exemples. Madalbon hocha la tête en signe de compréhension et le commodore se tourna vers ses autres lieutenants.
— Sire Bernard, sire Noriker, vous prendrez deux milles soldats chacun. Sire Orhid, vous avez le commandement du reste de l'armée, vous assurerez le contournement.
Le seigneur de Béause avec lui, Darkolès ne pouvait faire confiance qu'au prince Othrystin pour cette mission.
— Tâchez de ne pas anéantir tous ces sauvages avant mon arrivée, lança Orhid d'un air blasé, ma lance a quelques amours propres qu'il ne faut pas frustrer.
— Nos premières escarmouches n'étaient donc pas un défi suffisant ? se moqua Madalbon avec toute la condescendance qu'il avait pour une aristocratie assujettie.
— Des femmes, sire Madalbon, des femmes ! C'est vers une toute autre façon de les transpercer que va ma préférence, répondit le prince.
Puis il ajouta en riant :
— Aussi bizarre que cela puisse vous paraître.
— Exécution ! les coupa Darkolès.
Le seigneur de Béause et le prince othrystin restèrent un instant à se toiser du regard. Le premier était sombre, le second tout sourire. Puis avec les autres commandants, ils rejoignirent leurs hommes. Le plan fut expliqué et les troupes s'organisèrent. Il y eut d'abord beaucoup de mouvements, des bruits de pas et de métal s'élevèrent, puis, lorsque le chahut cessa, tout était en ordre.
Le contingent était prêt. Orhid se contenta de tourner son regard vers un gradé othrystin au visage caché par un casque de mailles.
— En marche ! hurla le subordonné.
Les dix-sept mille hommes en armure se mirent en branle. Darkolès les regarda défiler puis ordonna la mise en mouvement à son tour. Suivi des autres commandants à cheval, ils commencèrent à gravir la colline en tête de leur armée réduite. L'ascension ne fut pas pénible, l'élévation était modeste et son sommet fut rapidement atteint. Sur la hauteur voisine se tenait un attroupement d'hommes torses nus ou vêtus de peaux de bêtes. Ils se mirent à brailler comme des possédés dès l'apparition du commodore. De grands gaillards crasseux, solides et hauts, dont les cheveux clairs tendaient vers le roux. Leurs mœurs trahissaient leurs origines, il était évident que plusieurs tribus constituaient leurs rangs. Si une partie d'entre eux était composée de simples brutes à longue barbe, certains autres avaient des faces énormes, des regards stupides et leurs hurlements produisaient un son étrange. Leurs esprits aussi bien que leurs corps, avaient été visiblement abrutis par une trop longue perpétuation dans la consanguinité. D'autres encore, aux visages rasés, s'étaient peint le corps de rouge et de jaune bien vif, ils étaient d'une race nerveuse, leurs gesticulations incessantes révélait leur impatience. Les derniers étaient les plus spectaculaires. Des protubérance osseuses dépassaient telles des défenses ou des cornes apparemment vissées à même leurs mâchoires, leurs nez ou leurs crânes. Leurs visages étaient mutilés, leurs dents avaient été rendues totalement apparentes par l'ablation de leurs lèvres. Les armes à la main, les Granvalais provoquaient l'ost et de toute évidence, il les attendaient.
— Visiblement, il connaissent nos mouvements, grogna Noriker.
En face, les hommes commencèrent à taper sur leurs boucliers. Ils sautaient, ils s'agitaient frénétiquement, certains se battaient même entre eux.
— Tas de dégénérés, grommela Darkolès, il était temps que l'on vienne s'occuper de votre cas.
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