Liturgie martiale

Au nord-est, là ou la chaine de Rocnoir plonge dans la mer, parvint, on ne sait comment, à traverser un peuple de barbares à cheval qui, probablement chassé par l'arrivée des êtres indésirables, fondit sur la Maubodrie. Pratiquement à la même époque, remonta le long du Nirh vers les terres connues aujourd'hui sous le nom d'Exinie, un peuple d'hommes gigantesques venus du nord. Ce fût la première invasion Boréenne.

J'ai dit bien des choses depuis le début et me suis écarté du sujet pour lequel j'écris ces lignes. Il est inutile que je rentre ici dans les détails de ces invasions, l'important est qu'alors que de l'ouest au nord-ouest les peuples faisaient face à de terribles adversaires, la Systagène bénéfiçait d'un calme appréciable.

L'Exinie et la Maubodrie étaient aux prises avec le déferlement de forces incoercibles. Animés par leur ascendance sur les autres peuples, les royaumes Ugres envoyèrent leurs armées sur les de fronts pour porter assistance à leurs alliés d'hier. Dans le Grandval, seules les tribus au plus proches de la Maubodrie et de l'Exinie envoyèrent des troupes. Quant aux treize cité états qui composaient la Systagène, deux seulement apportèrent leur soutien. Le pacte de Turonne fut brisé à tout jamais, par la trahison d'humains envers ceux de leur espèce.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne.



*****


La plaine de Cubéria baignait dans la sombre lumière aubéenne, suspendue entre la nuit et le jour. Sur le sol enténébré grouillaient les lueurs des torches et les ombres affairées. Puis l'aurore enflamma le ciel. Flambeaux et feux de camp palirent instantanément alors que les pinacles de la ville rougirent et semblèrent répondre aux armures, aux pointes et aux lames qui brillaient d'un éclat incandescent.

— Il y a quelque chose de poétique dans les préludes au massacre, s'emerveilla Burgolin fasciné par le spectacle. C'est pas très original, j'ai lu cette remarque des dizaines de fois, mais quand on le vit il faut que ça sorte.

Il s'était mis en hauteur, sur le pont escalier et regardait les soldats venus des quatre coins du Thésan qui s'étalaient en nombre sur le plat pays. Les sacs se préparaient, les tentes étaient pliées, les chariots chargés. La démesure de ce qui se passait sous ses yeux lui avait même fait oublier son vertige.

— La poésie ne cesse que lorsque commence le massacre, lui répondit Caribéris debout à ses côtés. Pour le moment, peu nombreux sont ceux qui ne veulent pas y aller. Certains ne connaissent pas la guerre, quant aux autres, ils désirent inconsciemment mourir ! Toutes les batailles dont ils reviennent ont pour eux un goût d'inachevé et chaque ère de paix est comme un vide lancinant qui retarde leur apothéose.

Burgolin prit un longue inspiration et huma l'atmosphère matinale. L'air était déjà tiède et l'odeur de la rosée en était absente.

— Débuter une campagne cinquante-huit jours après l'Évir, n'aurait-il pas mieux valu attendre l'année prochaine ?

Caribéris resta un instant silencieux à regarder la scène qui avait lieu en contrebas. Sur les chevaux étaient ajustés les bardes et les scelles. Aux imposants chariots débordants d'intendance et de vivres, furent attelés les bœufs. Le commun, la piétaille, ceux dont les protections étaient les plus sommaires, s'agitaient aux préparatifs du départ. Les nobles, reconnaissables à leurs cuirasses élaborées, se contentaient d'aboyer des ordres inintelligibles à cette distance. Un ballet de chaos et d'organisation, de désordre et de discipline, l'admirable spectacle des préparatifs à la guerre. L'art suprême où la faute n'est pas permise, où l'intelligence d'un maître en la matière peut à elle seule dépasser un résultat connu d'avance.

— As-tu eu le temps de voir Darkolès ? se contenta de demander Caribéris après un long silence.

Habitué à ne pas recevoir de réponses aux questions que le roi jugeait dépourvues d'intérêts, Burgolin fit son rapport :

— Oui, votre majesté, je lui ai remis Bilichilde comme vous me l'avez demandé.

Les yeux du monarque se tournèrent vers le régisseur, comme attiré par un intérêt supérieur à ce qui se déroulait tout autour :

— Quelle a été sa réaction ?

— Il l'a prise, expliqua Burgolin avec une moue incertaine, il n'a trahit ni intérêt, ni aversion et s'est contenté de dire que c'était beaucoup trop pour occire du sauvage.

Toujours posé sur son interlocuteur, le regard de Caribéris se fit pourtant lointain et il marmonna comme accaparé par une puissante vision :

— Cette guerre va changer beaucoup de choses, le commodore n'en a pas encore établi toute la mesure.

— À ce sujet, je trouve que le seigneur Ladislaus affiche un certain mécontentement depuis l'arrivée des troupes thésaniques. Il a quelques raisons, j'en conviens, mais il ne prend même pas la peine de le cacher. Il nous est utile, peut-être m'autoriseriez-vous à faire un geste pour l'apaiser ?

Toujours absorbé par ses pensés, le roi se contenta de répéter :

— Cette guerre va changer beaucoup de choses.

Gondelis passa à leur côté et les salua bruyamment pour s'assurer de ne pas être ignoré. Les deux hommes inclinèrent la tête, le maitre des officiants en parut satisfait et continua vers le bas du pont escalier en direction de la cohue. Le corpulent ecclésiaste s'essoufflait un peu plus à chaque pas et le dos de sa tunique était déjà assombri par la sueur. La douceur des matinées du dernier tiers de l'Évir était pour lui le début d'un long supplice plutôt qu'une joie. Il s'engouffra dans la tour de la porte du Val et après une attente interminable, réapparut à son sommet. Armé d'une longue épée d'or, il commença à réciter vigoureusement une série de psaumes qui résonnèrent à travers la plaine.

— Il faut bien lui reconnaître une voix impressionnante, s'efforça d'admettre Burgolin.

Gondelis commença à effectuer de grands gestes chorégraphiés sans que la puissance de ses prières n'en soit diminuée. C'était la cérémonie du départ à la guerre et il adressait à la foule les mots sacrés qu'avait prononcé Karistoplatès à l'onction de Théodérade. La grande majorité des soldats, absorbés par les préparatifs, n'y portait que peu d'attention. C'était là chose commune. Le maître des officiant poursuivait avec ardeur ses obsécrations aux cris de "Sargonne commande ou éteint" et, au nom des cinq, donnait l'absolution aux actes qui seraient commis pour la grandeur du monarque pays. .

— Regarde ! observa calmement Caribéris le doigt pointé vers l'armée.

À l'endroit qu'il indiquait, Burgolin aperçut un homme trapu coiffé d'une tiare. C'était Bravonarol. Il s'était lui aussi lancé dans un long prêche, mais les soldats tout autour s'étaient arrêtés pour l'écouter avec respect. Plus étonnant encore était l'hétérogénéité de ses adeptes. Des Sargonnais bien sûr, mais aussi des Othrystins, des Exiniens et des Ugres. Il y avait parmi ces hommes des ennemis héréditaires et pourtant, leur foi avait réduit leur haine au silence et ils écoutaient sereinement les uns à côté des autres.

— Par les cinq ! Je ne pensais pas un jour assister à un tel spectacle, lâcha Burgolin stupéfait.

— C'est la démographie qui impose l'idéologie, affirma froidement le souverain, ils sont chaque jour plus nombreux et je contrôle l'idéologie.

Le Pèmes était écouté avec une grande révérence par un auditoire qui enflait. Lorsqu'il cessa de parler pour se mettre en mouvement, les soldats le suivirent comme un seul homme. Bravonarol les mena jusqu'à une bassine de métal dans laquelle rougeoyait des charbons ardents. Un homme s'y tenait et remuait énergiquement les braises avec un tisonnier. Il portait une robe grise intentionnellement trop large et insipide, dont le but de le rendre annodin avait été anéanti par une charpente peu commune. L'individu sortit son outils du brasier et, sans ménagement, tourna sa pointe rougie vers un premier soldat qui avança sans hésitations. Le fer brûlant fut écrasé contre le bras du dévot qui regarda calmement sa chair rotir et cracher un impressionnant panache de fumée. Lorsque l'homme en robe retira le tisonnier, le guerrier était marqué d'un cercle et fut aussitôt écarté par les autres adorateurs impatients de passer à leur tour. Un par un ils s'avancèrent pour recevoir la sainte balafre, symbole de leur croyance.

— C'est fascinant, s'ébahit le régisseur. Cela fait des siècles que les Thésanais adoraient les cinq pour ne pas en baver et voilà qu'aujourd'hui ils s'infligent une telle douleur par adoration.

— Les origines sont balayées, seule la croyance compte, répondit calmement Caribéris, voilà l'inébranlable pouvoir de l'endoctrinement.

.— Ne craignez-vous pas qu'un jour là fidélité à leur foi dépasse leur fidélité à leur roi ? Ce Bravonarol acquiert doucement un grand pouvoir.

— Tu n'as pas compris Burgolin. Il n'y a plus de différence entre la foi et le roi. Je suis celui qui les a sortis de leur clandestinité, je suis la volonté réincarné de Kao, je suis la matérialisation terrestre de leur croyance.

Le régisseur posa sur le souverain un regard inquiet. Ce pouvait-il que le clairvoyant Caribéris se soit laissé aveugler par le désir de divinité ? Beaucoup avant lui y avaient succombé et tous avaient été dévorés par l'ardeur d'une envie courtisane de la folie.

— Et si...

Burgolin hésita un instant. Pour la première fois, il était incertain de la réaction du roi.

— Et si Bravonarol prêchait pour ses propres intérêts ?

Le monarque resta silencieux. Pas de tempétueuse colère ni de tressaillement nerveux. Pas même le bouillonement bilieux d'un égo dont le manque de mesure transforme tout autre opinion en un affront personnel. Caribéris était impassible et se contenta de préciser les yeux dans le vague :

— La reine mère s'est chargée personnellement de le faire penser correctement.

Burgolin ne répondit pas. Il sourit. La réponse du monarque venait de balayer ses dernières inquiétudes.


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