Le Viandier 5/5

Après avoir reposé bruyamment sa coupe, le prince Orhidias, regarda l’assistance avec une satisfaction arrogante. Le corps élancé, le visage fin et hâlé, il portait une barbiche taillée en pointe.  Sa chevelure était une toison bouclée semblable à une crinière aussi noire que ses yeux. C’était un jeune et bel homme qui semblait bien posséder tous les défauts habituellement associés à ces qualités. Il n’était que le second fils de Pénékligès, rois d’Othryst. Pourtant, il était le personnage le plus richement vêtu de la salle. Sa tunique à elle seule était une pièce qui regroupait les meilleurs matériaux du Thésan. De la soie d'Argène teintée de rouge de Turonne, couleur précieuse que seule la ville d'Ugreterre savait produire. Elle était brodée de fils d'or le plus pur venus des mines de l'Est-Exin et incrustée de pierres précieuses extraites des  chaînes de Rocnoir qui bordent la Maubodrie. Le fait de les posséder relevait de l'exploit tant le royaume gardait jalousement cette ressource. 

Orhidias affichait au-delà des convenances le peu de pouvoir qui était le sien, avec le manque d'humilité qui accompagne souvent les personnes un peu plus importantes que la moyenne. L'Othryst était historiquement la grande sœur de Sargonne, mais aussi sa plus fidèle alliée. C'est pourquoi Cariberis n'avait rien fait pour détromper son vassal et l'avait installé à sa droite pour le festin.

Les remarquables atours du prince ne furent cependant pas pour le souverain une quelconque source de fascination. Il contemplait, hypnotisé, le spectacle qui s'animait sous ses yeux. Cette réunion, en son château, de tant de guerriers aguerris avait un magnétisme macabre. Il les voyait vivre, s'animer et dans leur festoiement se nouer les liens, les rapports de force et tout autres détails qui, dans la fureur des combats, influeraient sur la fluidité, les pertes et le cours des choses. Et pourtant. La grande salle du château, la boisson, la viande et les festivités étaient loin maintenant. Il flottait dans l’air un puissant parfum de mort. Le roi pouvait entendre gronder la fureur de l'ennemi. Le visage de ses hôtes s'animèrent de grimaces lugubres où se mêlaient la douleur, l'effort et l'endurance. Nombre d'entre eux ne le savaient pas encore, il riaient aux éclats, remuaient leur corps encore chaud de vie, mais bientôt, la mort les rendait totalement inerte, leur destin était scellé. Leurs cadavres joncheraient des prairies qui, à peine le calme retrouvé, se couvriraient de corbeaux venus se repaître des restes des faibles. Chose étrange que de voir ces êtres encore s'agiter aussi prêt de leur fin. Était-ce là les derniers soubresauts inconscients de corps qui ignoraient ce que la fatalité savait déjà ?

Machinalement, le souverain attrapa une cruche d'eau, remplit son verre et en versa une bonne quantité sur sa viande. Sans même y prêter attention il attrapa ses couverts et commença à manger.

— C'est assez déconcertant, s'exclama Orhidias, se contenter d'eau lorsque les meilleurs vins vous sont présentés et s'en servir pour abimer d'aussi belles pièces de viande. Les agissements du plus rayonnant monarque de ce continent sont difficiles à interpréter.

Caribéris sortit de ses songes. Il prit un instant pour digérer ce qui était à tout égard une familiarité prononcée avec une assurance hautaine. Malgré tout, Orhidias était le représentant d’un royaume à l’allégeance solide et le souverain se contenta de répondre avec indifférence :

— Apprenez que j'exècre l'excès. Il mène à la léthargie du corps d'abord et ensuite de l'esprit. Je ne veux pas de ces boissons enivrantes, je ne veux pas de ces mets au goûts exquis qui ordonnent à vos sens de continuer encore et encore. C'est un cercle vicieux qu'il faut savoir rompre, ensuite, la discipline devient naturelle.

Orhidias s’adossa sur son siège et se mit à caresser sa barbiche. Le regard et le sourire en coin, il affichait cette arrogance que les inférieurs déploient pour se mesurer aux personnages de renom.

— Le temps est court pour nous autres humains. Nous ne sommes pas issus d’une espèce qui vit bien longtemps. À quoi bon se réfréner ? Notre naissance nous a épargné bon nombre de règles infligées au commun des mortels, pourquoi s’en imposer ?

Caribéris étudia le jeune homme avec un certain intérêt. Sa réparti était terriblement ennuyeuse, sa façon de penser d'un commun assommant et pourtant, il se comportait comme si les mots qu'il prononçait étaient une formidable leçon de vie. Sans penser un instant pouvoir être compris de lui, mais à l'affût de la réaction qui serait la sienne, Caribéris répondit sur un ton professoral :

— J'éprouve beaucoup de plaisir dans la modération. Je ressens mes capacités à leurs plein potentiel et cela à quelque chose d'enivrant.

Orhidias se contenta d'afficher une moue fanfaronne et déclara sans donner l'impression d'en penser un mot :

— Alors, c'est que mes excès ont dû me faire perdre mon esprit d'analyse.

— Tiens donc ! et qu'est-ce qui vous fait penser ça ?

Le jeune prince pouffa.

— J'espère que sa majesté ne verra pas d'outrecuidance dans ce qui est une réelle inquiétude, mais ces Ugres et ces Exiniens ne sont pas doués d'une amitié aussi fidèle que la nôtre. Les faire pénétrer au cœur de votre château est une bien dangereuse décision. Mieux aurait-il valu que vous les nourrissiez aux pieds de vos remparts.

Caribéris éprouva une certaine déception à cette réponse et détourna son regard de ce prince qui avait perdu son intérêt. Il n'était finalement qu'un homme ayant quelque chose à prouver et que ses exploits, jusque-là limités, avaient transformé en obsédé du dernier mot. Il semblait bien que l'insignifiance, quand elle l’aperçoit, cherchait toujours à se frotter au brûlant éclat du soleil. Tout à cette considération, Caribéris remarqua dans un coin de sa vision sa femme qui, après avoir trinqué avec le seigneur de Mont-et-Mer, se dirigea vers Darkolès pour l’entretenir à l’écart des autres hommes.

— Vous savez, reprit le roi tout en gardant son attention tournée vers le commodore et la reine, les guerres les plus aisées à gagner sont également celles où l'on trouve les morts les plus stupides. C'est surtout cela qui doit occuper leurs esprits et c'est ce qui devrait occuper le vôtre. Veuillez néanmoins satisfaire ma curiosité. Je constate que la présence en nombre de la garde royale ne semble pas permettre à votre raison de surpasser vos inquiétudes. Comment vous retrouvez-vous embarqué à la guerre ? Obéiriez-vous à une exigence de ce cher Pénékligès ?

— Au contraire, j’ai dû insister pour y prendre part, répondit calmement le jeune prince.

Son ton n’avait pas varié et il ne s’était pas départi de son sourire. L’insinuation à peine voilée de sa couardise ne l’avait pas déstabilisé. Son absence de réalisations n’était peut-être pas aussi parfaite que Caribéris l’avait imaginé.

Le souverain avait entrepris d'effilocher sa viande afin qu’elle se mélange mieux à l'eau.Tout à son occupation, il demanda :

— Et quelle raison vous à fait préférer le péril à la rassurante oisiveté ?

— Cela doit-être facile à comprendre pour vous, répondit Orhidias qui redressa fièrement la tête. Depuis que vous êtes au pouvoir, vous avez fait honneur à votre illustre ancêtre, le mythique Claudios. Son père Aranéos est également mon ancêtre et son destin fut tout autant fantastique. Il traversa l’Argonias et batit l’Othryst en triomphant des primitifs, ancêtres des Grandvalais. J’ai la volonté de connaître la même gloire et quelle meilleure façon de marcher sur ses pas que d’aller combattre leurs descendants ?

— C’est une bonne raison, convint le roi en fixant Hannia qui venait à lui, mais mon ancêtre, à sa mort, s’appelait Claudion et non plus Claudios. C’est ainsi que nous le nommons maintenant.

Caribéris suivit sa femme du regard jusqu’à ce qu’elle s’assoit à coté de lui. Le prince othrystin avait gardé le silence. La reine s’approcha de l’oreille de son mari. Souriante et simulant un échange complice, elle lui indiqua Bernard Gildwin.

— Cet homme n'en a pas l'air, mais c'est un habile, avec des idées dangereuses. Mieux vaut pour Sargonne qu’il ne revienne pas de cette guerre.

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