Le Viandier 3/5

Lorsque le troisième service commença, les esprits étaient admirablement échauffés. Au milieu du vacarme des discussions et du cliquetis des couverts, les voix se firent gueulardes et les rires sonores étaient ponctués par de vigoureuses tapes dans le dos qui se faisaient plus pesantes à mesure que l'ivresse avançait. Les convives ne prêtaient plus aucune attention à l'abondance de leurs absorptions. Les crus les plus fins et les plus doux qui avaient dominé jusqu'alors, battirent en retraite face aux terribles vins systagénois.

Prêt des cheminés, des hommes aux bras épais maniaient le couteau et la fourchette pour découper bœuf et cochons au-dessus du brasier sur lequel ils tournaient. Pendant ce temps déferlaient les viandes : du civet de lièvre aux épices, d'épaisses tranches de lard, du lapin au sirop, des cailles laquées, du pigeon au raisin, des coquelets et de la poularde farcis. On emporta les restes, mais la file des serviteurs ne s'interrompit pas. Sur le terrain nouvellement gagné se déversa la cohorte des viandes rôties : des venaison de cerf, de daim, de sanglier et de chevreuil accompagnées de leur sauce noire. Les convives étaient noyés sous la masse, mais leurs regards n'en étincelaient que davantage. Ils opposèrent au déferlement une formidable gloutonnerie, alors que continuaient d'affluer les agneaux et les chevreaux de lait, les pluviers, les butors, les chapons gras couronnés de sauce blanche ainsi que cinq hérons.

En quantité moindre, mais tout aussi riche en variété, l'arrière garde des assortiments finit de prendre possession des lieux. Crèmes de petits pois, fromentée, galettes de pois-chiche, ou encore porée blanche, cotoyaient champignons sautés aux épices, purée de lentilles safranée et des tourtes où se mélangeaient épinards, menthe, blette, persil et poitrine de porc.

Gudrun ne mangeait que de la viande. Les légumes, les plats un peu trop élaborés, les animaux trop petits ou trop complexes à décortiquer avaient étaient délaissés au même titre que ses couverts. C'est à pleines mains qu'il avait jeté son dévolu sur une solide cuisse de sanglier qu'il mordait à pleine dents. Le gras, le sang, lui coulaient abondamment sur le menton et au niveau du cou. Il ne tira son visage de la chair dans laquelle il était enfoncé, que pour attraper une large chope d'étain qu'il porta à sa bouche et vida d'un trait. Le bruit de de sa mastication sonore cessa pour un instant.

À ses côtés, était assis le seigneur Madalbon qui avait pour les Noromiens le plus profond mépris. Il n'était pas un modèle de distinction et avait le cœur bien accroché, mais la gloutonnerie de ses barbares avait réussi à le dégoûter. Il regardait néanmoins avec nonchalance le spectacle de ce fauve dévorant sa proie. Cette discipline faciale lui avait été dictée par le bon sens naturel qu'impose tout homme à un autre lorsqu'il le dépasse de deux têtes. L'imposante stature de son voisin faisait passer son légendaire embonpoint pour un léger surpoid. Impressionné, il le questionna :

- Est-ce vrai que vous descendez des Boréens et qu'ils vous dépassent en corpulence ?

Le géant s'essuya la bouche d'un revers du bras et tout en continuant à mâcher calmement, répondit :

- C'est vrai !

Son écrasante mâchoire se remit pour un instant en mouvement, il déglutit et ajouta :

- Il nous dépassent de loin, se sont de sacrés gaillards. Nous on s'est installés sur le continent avec femmes et enfants, puis on s'est mélangé avec les locaux, ça nous a fait rétrécir.

Sourcils froncés, moustache fournie encadrée par de robustes bajoues, le visage sévère et bouffi de Madalbon s'éclaira soudain d'un émerveillement enfantin.

- Leurs femmes faisaient leur taille ?

Le Noromien n'écarta qu'à peine le morceau de viande qui l'empêchait de parler et précisa entre deux éructations :

- Leur taille était plus modeste, ce sont des femmes, mais elles restaient beaucoup plus grandes que les locaux.

Les petits yeux noirs et lubriques du comte de Béause se fixèrent sur le colosse, ils pétillaient d'un intérêt soudain.

- Quelles opulentes poitrines, quels imposants fessiers cela devait faire.

Gudrun pouffa lourdement et aspergea la table du jus projeté par son souffle puissant. Il passa à nouveau son bras contre sa bouche et concéda :

- Il parait que les Éxiniens en étaient contents.

Le seigneur de Béause venait de trouver une discussion vulgaire comme il les aimait et l'éloquence de son voisin lui fit oublier sa répugnante façon de manger. Le regard dans le vague, son esprit tourné vers une puissante réflexion,il avança ses deux mains face à lui et écarta ses doigts boudinés comme s'il eut pu tâter toutes ses choses qui émergeaient dans sa tête.

- Mais alors... techniquement... ça s'est passé comment ? Des Éxiniens avec des Boréennes seulement ou bien...

Un petit sourire libidineux fit remonter ses bajoues. Revenant à lui et l'esprit tout tourné vers la réponse de son interlocuteur il finit par lâcher :

- Ou bien le contraire aussi ?

- Bien plus souvent le contraire à vrai dire, l'Éxiniens n'étaient pas suffisamment vigoureux pour nos femmes, s'enorgueillit Gudrun en tapant d'une main sur la table, mais gardant l'autre bien accrochée à son repas.

Madalbon siffla longuement et s'écria stupéfait :

- Comment est-ce possible ? ces Boréens doivent être atrocement membrés.

Ce coup-ci, le colosse posa sa viande, il cherchait tout autour un objet de comparaison, mais sans succès. Il écarta alors ses mains pour donner une idée de grandeur.

- Ça fait bien quinze pouces, suffoqua Madalbon.

- Oui, confirma lourdement Gudrun, ça peut être plus grand, ça dépend du bonhomme. Comme un cheval quoi... Enfin les vôtre, pas un Exumas non plus.

Madalbon resta un instant sans voix et fini par s'exclamer :

- Ah ! Les bougresses ! Mais ça ne peut pas rentrer !

- C'est ce qu'elle disent toutes, répliqua le géant en reprenant sa viande.

Il la mordit à pleine dents et engouffra un copieux morceau avant d'ajouter :

- Mais ça rentre toujours.

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