Le secret de Tukotikal 4/6

Yuma entra dans la pièce, la mine réjouie. C’était un petit homme chauve aux tempes grisonnantes. Son visage lisse, malgré son âge, était le reflet serein d’une vie raisonnable, menée avec sagesse. Un équilibre qui habitait chacune de ses décisions et qui l’avait mené à devenir le sérakatal de Kulcan, bras droit du patriarche de l’île de l’ouest.

Shaska lui rendit son sourire, une pratique humaine qu’il maîtrisait bien mieux que son homologue de Dacéana. Il indiqua à son hôte une chaise et pris cette apparence bienveillante qu’on les personnes âgées lorsqu’elles s’adressent au petit dernier de la famille.

— Assieds toi mon vieil ami, prend place.

Le sérakatal s’installa et, troublé par la forme inhabituel de ce rendez-vous, demanda :

— Que me vaut cette soudaine invitation, patria ? Faites-vous face à une urgence ?

Le patriarche ne répondit pas tout de suite. Il caressait sa longue barbe blanche, comme absorbé par ces choses que seul un esprit millénaire peut discerner. Un court silence semblable à une éternité pour Yuma qui espérait un éclaircissement immédiat. Il scruta le vieil homme à la recherche d’un indice qu’aurait pu lui apporter l’expression de son visage. Mais il était facile de se perdre dans l’intensité de son regard. Sous les touffes hérissées formées par des sourcils démesurément longs et bouclés, brillait l’éclatante blancheur de yeux ronds comme des boules d’ivoire. Ils annonçaient toujours cette même force extraordinaire, mais pour la première fois, dans la multitudes des rides qui les entouraient, le sérakatal en distinga certaines creusées par les préoccupations d’un esprit tourmenté.

Dans son esprit, commença à frémir une certaine agitation, mais elle n’eut pas le temps de s’accroître, Shaska lui souriait à nouveau. Sur un ton à la fois amusé et confus, le patriarche répondit :

— Non, non, je voulais juste ressasser le passé, comme un vieux qui commence à radoter, c'est un tort que de ne pas le faire plus souvent. Depuis combien de temps nous connaissons nous maintenant ? 

Yuma se détendit. 

— Vous me connaissez depuis ma naissance, patria, cela va faire soixante quatre ans maintenant. Toute une vie pour moi, beaucoup moins pour vous. 

— Oui, oui, c'est bien ça, quel garçon espiègle tu étais.

— Et vous étiez déjà très vieux, répondit le bras droit en rigolant. 

— Oui et aujourd'hui nous avons l'air d'avoir le même âge. Tu as très vite montré une grande intelligence et je t'ai tout de suite pris à mon service. Je n'ai jamais eu à le regretter.

Tout en parlant, le patriarche avait inconsciemment agité la tête, comme un aveu d’admiration que ses mots n’avaient pas souligné.

— Cela à toujours été un honneur de vous servir et j'ai toujours ressenti une grande fierté à ce que vous m'accordiez votre confiance. 

— C'est là tout les avantages d'une amitié de longue date. C'est vrai que ma vie est longue et que j'ai vu naître et mourir bon nombre de personnes. Mais tu feras à jamais partie de celles qui m'auront le plus marquée. Tu as un merveilleux esprit Yuma, malgré la quantité de personnes qui a habité ce monde, je peux te le dire, c'est quelque chose que l'on ne rencontre que très rarement.

Le sérakatal sentit monter en lui une puissante allégresse. Un tel compliment sorti d’une bouche aussi illustre aurait flatté l’amour propre du plus humble des hommes, ce que Yuma ne prétendait pas être. Il réussi tout de même à se contenter d’un modeste :

— Merci patria.

Le vieil homme recommença à se caresser la barbe, le visage épanoui, satisfait de la réaction provoquée par un compliment bien mérité. Puis il poussa un grognement comme accaparé par une soudaine contrariété.

— Je voulais… reprit-il en marquant une pause pour s’assurer qu’il avait bien l’attention de son interlocuteur, je voulais également revenir sur ce jeune garçon que j'ai été chargé d'élever : Ménéryl. 

L'orgueil flatté de Yuma fut instantanément balayé par une série d’autres sentiments, beaucoup plus puissants, mais tous désagréables.

— C'est un souvenir bien tragique, pourquoi reparler d'événements aussi fâcheux ? 

Des trémolos dans sa voix avaient trahis de la gêne, peut-être même de la tristesse, mais elle n’avait pas flanché.

— C'est quelque chose qui m'a profondément marqué, admit le patriarche pensif, ma responsabilité est totale et…  Je ne sais pas… Peut-être est-ce mon vieil âge... Sûrement ! Mais je voudrais avoir des certitudes. 

— Vous êtes trop dur avec vous-même, s’insurgea le sérakatal, vous n’étiez même pas là. Les habitants de la ville sont bien plus impliqués que vous dans ce drame… Mais.. Mais cet enfant… Il n’aurait jamais dû se trouver là, il est le principal fautif !

— Allons, allons, Yuma. Un jeune orphelin, qui n’a jamais rien connu d’autre que sa cabane et sa forêt. Comment pourrait-il avoir commis la moindre faute ? Il n’avait encore aucune conviction, aucun libre arbitre. Il n’était que le reflet de mes enseignements et des leçons qu’il avait tiré de la vie sur cette île… Et il est mort.

Yuma baissa la tête. Il y eut un court silence. Shaska le laissa remettre de l’ordre dans son esprit, puis il ajouta :

— Toute la ville m’a raconté cette histoire, mais jamais toi. Pourquoi ?

— Vous l’aviez déjà tellement entendue.

— Oui et je m’en suis contenté. Pourtant, aujourd’hui, j’aimerais que tu me raconte ce que tu as vu ce jour-là.

— C’est si loin.

— Les détails ne sont pas importants, l’essentiel me suffira.

Yuma redressa la tête, son visage sembla soudain terne et usé, mais il soutint le regard du patriarche, comme une preuve de sa bonne foi.

— Et bien… c’était le matin. Dans la ville, les gens vaquaient à leurs occupations habituelles, quand nous l’avons vu descendre. Il avait un regard de dément. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans sa tête. Peut-être était-ce les mauvais tours joués par les jeunes de la ville. Peut-être que sa nature reprenait le dessus. Mais il y avait le jeune Azcal qui se trouvait là et il lui sauta dessus comme un enragé et le poignarda. Tout le monde avait peur de lui et dans la panique, toutes les personnes présentes se ruèrent sur lui et le massacrèrent. Il était complètement défiguré et son corps était en lambeaux, alors nous avons pris la décision collective de le jeter à la mer.

Tout au long de l’explication, le vieil homme avait écouté en acquiesçant de la tête. Il avait entendu cette histoire tellement de fois, chacun des mots s’étaient à nouveau succédés dans un ordre qu’il connaissait parfaitement.

— Mais… persista-t-il calmement, es-tu bien certain qu’il était mort ?

Pendant un instant, les mots paraissèrent bloqués dans la bouche de Yuma. Puis il secoua nerveusement la tête et fini par préciser :

— Il était en plusieurs morceaux, même lui n’aurait pas pu survivre à ça.

— Hmmmm, fit Shaska en se frottant le menton, tout ceci est troublant, vraiment troublant.

Il vit dans le regard de son bras droit une profonde incompréhension. Sans montrer la moindre émotion, le patriarche prit le parchemin qui se trouvait sur la table et le lui tendit. Yuma le lu et des larmes depuis trop longtemps contenues se mirent à couler sur ses joues. La tête basse, n’osant plus regarder Shaska, il se mit à pleurer et sa voix devint une longue plainte.

— Pardonnez-moi patria, pardonnez-moi, je n’ai pu faire autrement. Tout le monde voulait sa mort, tous les habitants de la ville s’étaient mis d’accord. Vous êtes comme un guide pour moi et même un père, mais je ne pouvais être celui qui trahit le secret.

— Je ne t’en veux pas Yuma, aller contre la pression de la communauté n’est pas chose facile. Des être bien plus puissants que toi ne s’y sont pas risqués, je sais ce que c’est. Mais l’important maintenant est que tu me dises toute la vérité.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top