Kéleuce 4/4

Chunsène aurait voulu trouver les mots pour atténuer le ressentiment que son oncle avait envers lui-même, mais qu'aurait elle bien pu prononcer que l'esprit brillant de celui-ci n'aurait déjà pensé et analysé. Elle préféra conserver le silence.

— Sardan multiplia les raids et les conquêtes sur les îles voisines, reprit-il, car les besoins de terres et de main-d'œuvre augmentaient avec les nécessité de financement. Nous restions tous aveugle à ces exactions, nous préférerions garder le regard tourné vers les résultats de l'âge d'or qui débutait sur l'empire de Sargad. Son paroxysme fut atteint vingt-huit ans plus tard avec la conquête du Thésan par le synarchéin. La Grande Guerre, l'invasion des Boréens, tout ceci contribua à augmenter la demande en jumalaïa du continent. Les utilisateurs de l'herbe de transcendance devinrent complètement dépendants. Mais tu aurais vu ça ma nièce, les êtres les plus brillants étaient tous réunis, des trésors arrivaient chaque jour de tous les horizons et les maîtres dans les arts firent de Sydruck un joyau.

Kéleuce se tut un instant, ses yeux étincelaient comme si toutes ces richesses lui étaient à nouveau visibles. Il avait sur son visage une expression enfantine qui laissa soudain place à de l'affliction et le teint grisâtre de sa peau s'assombrit davantage.

— Nous ne découvrîmes jamais le secret de l'immortalité, dit-il la voix embrouillée, c'est une chose parfaitement impossible. Nous mîmes du temps à le comprendre, mais au bout de quelques années, plus un seul d'entre nous n'envisageait le contraire. Nous continuions tout de même à chercher car nous avions tous acquis la certitude qu'arrêter signifierait pour nous la mort. Les jours se succédèrent sans qu'aucun de nous ne cherche à s'enfuir de cette prison dorée... Pas un seul ! Pendant quarante ans ! Et l'empereur vieillissait. Il était au sommet de sa gloire, il était le maître de la jumalaïa et tous les seigneurs du Thésan lui mangeaient dans la main... Pourtant... Sardan déprimait. Je me rappelle très bien de cette époque car au même moment, nous apprenions que la Grande Guerre avait pris fin.

— Un être aussi orgueilleux ? réagit Chunsène incrédule.

— Oui, ma nièce, oui... Le spectre de son trépas le tourmentait, son comportement s'est métamorphosé. Il est devenu solitaire, ne s'intéressait plus à rien et c'est à peine s'il s'alimentait. Puis... À un moment... Certains d'entre nous, et j'en fais partie, le surprirent à parler seul. Au début, c'était très anecdotique, mais ça a pris de l'ampleur avec les années. Il pouvait parfois avoir d'intenses discussions, pendant des heures, sans que personne ne se trouve dans la même pièce.

La soigneuse avait commencé à étaler des onguents sur les plaies de son oncle. Toute concentrée à sa tâche elle marmonna :

— Le fossé entre la façon dont il se voyait et la réalité lui aura fait perdre la tête.

— Je ne sais pas, il... Il était trop impliqué dans ces échanges. Et puis... Un jour, il nous convoqua. Malgré ses quatre-vingt-quatre ans, il n'était plus inquiet, il était même radieux. Sur le ton du reproche, Sardan nous déclara qu'il avait trouvé seul le secret de l'immortalité.

Le jeune femme s'arrêta net et releva la tête.

— Un délire né de son obsession ou bien il y avait quelque chose de plus concret ?

Guidé par le son de sa voix, Kéleuce posa sur elle ses yeux vides.

— Je me garderais bien de supposer ce qu'il a vu, mais il y a eu des conséquences bien réelles. C'est à partir de ce moment qu'il décida de dérouter les deux tiers de la production de jumalaïa vers l'Anubie. C'était très étonnant, il n'y a personne là bas pour l'acheter et avec le seul tiers envoyé au Thésan, il a dû perdre une fortune colossale.

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ?

— Depuis six mois environ. Tout cela semblait terriblement irrationnel et avec les autres savants, nous avons conclu que ce qu'il racontait était tout simplement impossible. Tout comme toi, ma nièce, nous envisagions que l'empereur était devenu fou. Je pense que dans le tas, j'étais le seul qui n'était pas un simple profiteur. Malgré ses nombreux travers, je m'étais réellement attaché à l'empereur. Il a toujours été curieux, intéressé, il aimait s'instruire et son amour des sciences n'était pas que pratique. Je fus donc le seul assez insensé pour essayer de le raisonner. C'était il y a un mois. Il m'a tout dit, calmement et m'a confirmé qu'une voix lui parlait. Une voix sinistre, d'après lui, mais bienveillante. Depuis toutes ces années, elle le rassurait et lui avait promis qu'il deviendrait immortel. Cela faisait vingt ans qu'il conversait avec elle, il n'y eut tout ce temps aucun résultat tangible et pourtant, sa confiance en elle était entière. C'est fou, mais lorsqu'elle lui dit que c'était pour bientôt et que pour se faire il devait envoyer de grandes quantité de jumalaïa en Anubie... Il obéit.

Kéleuce remua négativement la tête, comme s'il cherchait à trouver des réponses. Il passa sa main sur son front et bredouilla tout en le massant :

— Je... Je ne vois pas comment expliquer cela autrement que par la déliquescence de son esprit. Mais... il y a plus troublant... Enfin... C'est comme si l'histoire lui tournait dans la tête... Après quelques mois, cette entité invisible aurait annoncé à Sardan qu'au prochain anniversaire du meurtre de son père, il renaitrait. Son avènement s'était fait dans le sang d'Ulalim. De la même manière, il devait se succéder à lui-même dans son propre sang... Je ne sais pas ce qui se trame dans le palais de l'empereur, il y a des choses vraiment suspectes. J'ai tenté de le convaincre que ce n'était là que pure folie et... Et une voix de femme prononça tout à coup une sentence à mon encontre : "Qu'il soit bannit de la maison divine pour son impiété, mais qu'Ur-Naram soit sa prison jusqu'à son dernier souffle !" Ça ne pouvait être "La Voix", cette personne existait bien, elle était à côté, cachée par un immense rideau, mais j'ai bien vu le bas de ses pieds. Cela m'a choqué car ils étaient énormes et n'avaient rien de féminin.

Le vieillard baissa la tête et avec une réelle déception il ajouta :

— Nous nous connaissions de longue date avec Sardan, pourtant, il a obéi sans hésitations, complètement infecté par le poison mental que sa mère lui avait insufflé. J'ai été relégué dans cette masure en attendant la mort et j'ai été privé de soin pour qu'elle me prenne plus vite. Le court de la vie à un sens et les actes des conséquences ; voilà ma punition pour avoir servi un homme sanguinaire.

— Ne dis pas ça mon oncle, tes intentions étaient bonnes, seulement...

Chunsène avait réagi de manière instinctive. Kéleuce était à ses yeux un être idéal, un surhomme qu'il lui était parfaitement insupportable de laisser se déconsidérer... Mais seul le silence succéda à sa phrase, il lui était impossible d'atténuer les faits et les mots ne lui vinrent pas. Pour Kéleuce, ces mots importaient peu, cela faisait bien longtemps qu'il avait fait son introspection.

— Oui... Faire rayonner l'humanité, élever les hommes et améliorer le monde... Un idéal ? Tout cela ne sont que des illusions enfantine, ma nièce, nous ne sommes que tristement humains. La vérité, c'est que la gratitude et les honneurs sont de véritables drogues. À la fin, notre but n'est plus tellement au monde qui nous entoure, mais à toujours plus de sagesse pour briller davantage. J'ai dû fermer les yeux sur bien des choses pour y parvenir, pourtant, elles étaient chaque fois plus atroces. La soif de vie et de puissance de Sardan n'était pas plus grande que celle d'un autre, mais il a eu le pouvoir de faire couler le sang pour préserver le sien. Au final, plus mes connaissances grandissaient et plus mon esprit s'avilissait pour que la réalité n'interfère pas avec le but. Je l'assume ! après tout, il faut le chaos pour que naisse la lumière. Mais peu importe, il y a plus urgent que la conscience d'un vieux fou...Cela va faire soixante six ans aujourd'hui, que Sardan a tué son père. Sa prétendue renaissance, c'est pour aujourd'hui ! Je crains qu'il ne soit trop tard, tes amis et toi n'auriez pas dû vous trouver là. Si l'empereur meurt et je doute qu'il en aille autrement, il n'y aura pas de successeur attitré. Ces enfants sont nombreux, ses généraux sont ambitieux et probablement que dans l'ombre, des esprits maltraités par la tyrannie ourdissent quelques intrigues. À la seconde de son trépas, l'île sera tiraillée entre ses différentes obédiences ce qui ne pourra que conduire à une violente guerre civile. Il sera alors impossible de la quitter et impossible de ne pas faire partie d'un camp. Malheureuse ! Vous vous êtes embarqués dans une aventure qui vous dépasse.

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