Kéleuce 3/4


Les vieux traits de Kéleuce s'emplirent soudain d'un amusement juvénile. La malice autrefois si souvent lisible sur son visage retrouva un peu de son éclat d'antan.

— Oh ! j'imagine qu'il y a un peu de Maul derrière cette interrogation. Les deux questions sont pour ainsi dire liées.

Il s'adossa avec peine contre le mur et les yeux fermés, agita la tête en signe de compréhension.

— Oui, oui, oui, Maul a raison de s'inquiéter. Il a toujours été le plus futé celui-là, même ton père l'avait bien remarqué.

Il resta un instant assoupi, comme trop absorbé par la tâche de réorganiser ses idées. Ses yeux s'ouvrirent et la flammèche de la lampe colora leur blanc laiteux de notes orangées.

— Oui... C'est ça... C'est par là qu'il faut commencer... Ma petite, pour comprendre Sardan, il faut savoir qu'il appartient à ce type d'individus qui font de leur vie une fable épique et qui finissent par y croire. Sa mère, Séramis, est grandement fautive dans ce fait. Elle n'était qu'une simple concubine et lorsqu'elle lui donna le jour, elle se détourna de tout, se referma sur elle-même et n'accorda plus d'intérêt qu'à son fils. Le lien qu'elle créa avec lui était extrêmement fort et malsain, elle le vénérait comme une dévote, au lieu de l'éduquer comme une mère. Toute son enfance, elle le berça de récits mythologiques et lui affirma qu'il était lui-même mi-homme, mi-dieu.

— Un trait commun à bon nombre de familles régnant sur des îles arriérées, souligna Chunsène en lui tendant une orange qu'elle venait d'éplucher.

— Oui, bien sûr, reprit le vieillard en saisissant le fruit, malheureusement son père, l'empereur Ulalim, n'était bien qu'un mortel et Sardan, lui, était très pointilleux. L'idée qu'Ulalim put ne pas l'avoir engendré l'obséda toute sa jeunesse. Il ne remit jamais en question sa propre divinité, en conséquence de quoi, sa logique fut d'une remarquable limpidité : soit son père était un dieu, soit il n'était pas son père.

De ses doigt maigre, il arracha un morceau d'orange qu'il porta à sa bouche. Il prit le temps, mâcha lentement et après avoir déglutit bruyamment, il reprit :

— Quand il fut en âge de régner, pour répondre à ses interrogations, il transperça purement et simplement son géniteur avec une lance. Évidemment, celui-ci mourut. Loin d'en concevoir de quelconque remords, il se félicita d'avoir ôté le trône à un être qui ne le méritait pas. Tous risques écartés par la mort de son époux, Séramis l'affermit dans cette idée et lui raconta, sur le ton de l'aveux, qu'il était né d'un adultère. Que le dieu Masham, une nuit, s'était glissé dans son lit afin qu'elle porte la futur lignée des empereurs de Sargad. Conforté dans sa totale légitimité, il s'assit sur le trône et fit tuer ses frères, ses sœurs ainsi que les nombreuses femmes qui les avaient engendrés. Les grands-parents, les oncles et tantes, les cousins, les cousines, il se débarrassa également tout ce qui avait un lien avec les anciennes concubines de son père, pour que reste dans l'œuf tout sentiment de vengeance. La purge dura des semaines et une fois que les personnes au degré de parenté le plus infime eurent trépassées, une nouvelle obsession hanta Sardan : était-il immortel ? Après tout, la moitié de son sang était humain. Il consulta alors les oracles. Les vieilles prêtresses lui dirent qu'il était effectivement d'essence divine, mais que les dieux réservaient l'immortalité à eux seuls. Sa moitié humaine le condamnait donc à la mort. Il entra dans une violente colère, mais les vieilles étaient protégées par le caractère sacré de leur statut, alors, il déversa son courroux sur sa propre mère. Elle périt pour l'avoir rendu mortel.

Chunsène se sentait mal à l'aise, le récit de Kéleuce avait éveillé en elle une vive inquiétude. Et si elle avait fait une erreur en laissant Izba et Ménéryl se promener en ville !

— C'est pire que ce que je pensais, lâcha-t-elle en se triturant les doigts, cet homme n'accorde vraiment d'importance à aucune vie !

— Seulement la sienne, rectifia le vieux sage, il faut bien comprendre que dans son esprit, il est un être d'une importance exceptionnelle. Pour lui, un monde ôté de sa présence aurait été un terrible gâchis, il ne pouvait admettre sa mortalité. Si tu as bien compris ça, tout le reste devient logique. Cette monomanie le conduit à commettre le plus grand des blasphèmes : il défia la volonté des dieux et s'échina à percer le secret de l'immortalité. C'est pour cette raison qu'il dépensa des fortunes pour s'entourer des plus grands savants du Monde d'Ome.

— Tu es venu à Sydruck à cette époque ? demanda Chunsène.

Le vieillard avala le dernier morceau d'orange et lécha ses doigts un par un. Il répondit en émettant un petit rire sans vigueur :

— Oui, j'étais encore jeune, beau. Sur le Thésan, le climat n'était pas propice à l'excellence. Il était devenu anxiogène depuis qu'Yvanion avait soumis l'Exinie et l'Ugreterre dix ans plus tôt. Les grandes familles du continent se méfiaient les unes des autres et leurs destins étaient toujours subordonnés aux humeurs des hommes-dieux. Sur Ur-Naram, Sardan offrait un havre de savoir et de progrès, un lieu où tout était possible pour les esprits éclairés. C'était en tout cas ainsi qu'on le voyait. Ton père fut le seul à me l'avoir fortement déconseillé tu sais ? Tous les autres s'y précipitèrent sans réfléchir. Gaïo l'ancien, Narve le bienheureux, Égoir de Torce et j'en passe. Les plus grands noms convergèrent vers Sydruck, leurs réputations donnaient le tournis. Malgré toute ma sagesse, mon insouciance et... Il faut bien l'admettre... Mon orgueil, me firent prendre ce qui était un conseil fraternel pour de la jalousie.

Le vieil homme poussa un long soupir, la consternation se lisait sur son visage, il ajouta avec amertume :

— Comme tu avais raison Tanatar !

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