Kéleuce 1/4
Au nord de la Systagène, jouxtant la chaîne d'Argonias et les eaux du fleuve Plégéron, la cité état d'Atréikyos ne se borna pas à rompre le pacte. Voyant que des affaires lointaines à sa patrie absorbait nombre de peuples à une favorable occupation, le prince Aranéos argua d'un signe envoyé par leur antiques dieux et dit ceci à Méskédias son père :
"Je vous vois avec hâte, ô père et roi, car il y a des choses à faire. Un récit rustique raconte que le roi batisseur d'Atréikyos monta avec son fils au sommet de la montagne qui nous surplombe. Il appela vers lui le prince lui disant : aussi loin que ta vue porte, il n'y a point d'amis si ce n'est quelques-uns de ta race. Notre lignée devra achever sur ces terres ce qu'elle a commencé sur la notre, pour le bien être de nos vies.
Mon roi, au-delà de nos montagnes prospèrent toujours ceux qui méprisent la raison, les signes envoyés par les dieux enjoignent à nos pas de nous mener là où notre volonté doit nous conduire. J'ai pour projet de faire marcher une partie de nos armées au nord afin d'y faire la guerre et bâtir un monde à notre image ; mais je n'ose faire la chose sans prendre avis de mon père et en avoir le consentement."
Consacré par la bénédiction du bienheureux Méskédias, Aranéos partit vers le nord à la tête de deux-mille hommes.
Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne.
*****
Dissimulé par la pénombre, la silhouette fébrile de Kéleuce se redressa avec lenteur.
— Chunsène... Chunsène... bredouilla-t-il affolé. C'est bien toi ma nièce ? Ma tête me joue des tours, comment est-ce possible ?
La jeune femme s'empressa de le rejoindre.
— Attend mon oncle je vais t'aider.
Elle posa délicatement ses mains sur les épaules du vieillard et sentit sous le tissus d'un habit devenu trop large, des saillies osseuses qui révélaient une prodigieuse maigreur.
— Que fais tu ainsi dans le noir ? demanda-t-elle en tentant de réprimer ses inquiétudes.
Kéleuce tendit ses mains tremblantes. Ses doigts froids et noueux détaillèrent le visage de cette femme qui n'était encore qu'une enfant à leur dernière rencontre.
— C'est vraiment toi ma nièce ? C'est vraiment toi ? Sa voix était entrecoupé de sanglots et de gémissements pathétiques. Une vive émotion avait envahi son corps meurtrit. Il avait cru mourir seul, de la plus misérables des manières et il était contredit par un être cher, ressurgit d'une époque bénie. Sentant qu'il allait défaillir, la fille de Tanatar lui caressa le visage et essuya ses larmes.
— Oui c'est bien moi, tout va bien, calme toi je suis là maintenant. Dis moi juste où je peux trouver une lumière, je dois te réhydrater.
Le vieillard agitait nerveusement la tête, il répondit comme s'il ne l'avait pas entendu :
— Chaque jour... Chaque jour je revoyais en songes ma vie entière et tu y étais. C'est incroyable ! Non ! Tu ne peux pas être là, mon esprit me dupe. Il s'oppose, il n'accepte pas de mourir comme un chien c'est tout.
Il porta ses mains à son visage et se mit à pleurer à chaudes larmes. Chunsène l'entoura de ses bras et le serra tout contre elle.
— Tu n'as plus rien à craindre, lui chuchota-t-elle en passant sa main dans ses cheveux, c'est bien moi, ta petite nièce. Aujourd'hui c'est à mon tour de m'occuper de toi, croyais-tu vraiment que je me déroberais à mes responsabilités ? Calme toi, calme toi, je dois commencer par nous éclairer et je ne sais pas où chercher.
Le temps s'écoula comme des années avant que le trouble du vieil homme ne s'atténue. Sa respiration rauque et sifflante résonnait contre les murs de brique crue et le bruit des passants dans la rue sembla soudain si lointain. Lentement son souffle se calma. Il se gratta fébrilement le menton, prenant un instant pour remettre de l'ordre dans son esprit. Après un long soupir, il demanda comme s'il émergeait d'un long cauchemar :
— Alors c'est vrai ? tu es réelle ?
Il se tut et s'accorda un instant pour se ressaisir. Le contact chaleureux de sa nièce éteignit ses angoisses et il accepta ce que ses sens lui indiquaient.
— De la lumière, il te faut de la lumière... À gauche de la porte d'entrée, il y a une petite table... Le nécessaire... Il est dessus.
Chunsène l'aida à s'appuyer contre le mur, puis se dirigea vers l'endroit indiqué. Ses yeux s'étaient habitués à la pénombre et elle trouva posé sur une petite console, un morceau de pyrithe, une lame d'acier aux extrémités recourbées et une bourre de chanvre. Dans son dos elle entendait Kéleuce murmurer : "Catastrophe... C'est une catastrophe". N'y prêtant pas attention, elle plaça méthodiquement de la paille, des brindilles et des bûches dans un foyer à proximité. Elle y ajouta une poignée d'étoupe, passa ensuite deux doigts dans la boucles de la lame de métal et la frappa à plusieurs reprises contre la pierre qui cracha des gerbes d'étincelles dorées. Les fibres s'enflammèrent. Avec précaution Chunsène alimentait de chaumes le feu naissant, les flammes s'élevèrent et vinrent lécher les petits branchages qui se consumèrent à leur tour. Alors que la clarté gagnait en intensité, elle attrapa une petite brindille et s'en servit pour allumer la mèche d'une lampe à huile posée à côté. Le récipient de terre cuite en main, elle se tourna et put enfin y voir un peu.
Dans la pièce, le désordre était total. Nimbé par l'odieux vrombissement d'une myriade d'insectes, les vestiges d'un passé proche s'étalaient sur le plancher de terre battu. Une étagère tombée sur le sol, des parchemins éparpillées au milieu de reste de nourriture, des plaquettes d'argile brisés, de petites statuettes ou encore des ustensiles de métal à la fonction incertaine. La soigneuse s'avança précautionneusement, l'esprit assailli par de sombres préoccupations. Toutes ses prévisions avaient été chamboulées. Qu'avait-elle imaginé en venant ici ? Assurer les gestes quotidiens que son oncle n'était plus capable d'assumer ? Ranger, nettoyer, le faire manger ? Avait-elle pensé le remettre sur pieds ou s'était-elle seulement imaginé venir lui offrir une mort apaisée et décente ? Elle était rompue à la souffrance, à la maladie et au trépas, mais cet homme... Cet oncle que l'esprit si aiguisé avait emporté vers les lieux les plus inaccessibles de la pensée, se voyait maintenant enjoint de mourir dans la plus ignominieuse des situations. Une larme arrachée par les tourments infligés à un cœur trop pur lui coula sur la joue. Elle l'essuya tout de suite, elle ne devait pas échauder son esprit. Il lui devenait de plus en plus clair qu'il faudrait quitter cette maison et cette île avant la fin de la nuit... Son oncle ferait partie du voyage ! Elle devait raisonner froidement et ne pas perdre de temps avec des actions inutiles. Elle s'approcha de Kéleuce. Le vieux sage était très amaigri, sa barbe et ses cheveux avaient été taillé grossièrement, probablement avec un simple couteau. Des oedèmes et de multiples taches violacées recouvraient sa peau, les plaies étaient caractéristiques d'un corps depuis trop longtemps réduit à l'immobilisme. Comme collés à son corps, ses vêtements noircis de crasse n'avaient pas dû être changés depuis sa déchéance. La soigneuse approcha la lampe de son visage et se heurta à un regard livide. Les yeux du vieillard étaient ternes, masqués par un voile pâle. Chunsène se sentit défaillir.
— Mon oncle... Tu... Tu es aveugle ?
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