Halte à Slasija 3/5
La grande salle du château était en réalité de dimension modeste. Son architecture, uniquement conçue d'un point de vue pratique, la faisait baigner dans la pénombre habituelle de ces lieux où les chances de survies augmentent à mesure que les ouvertures rétrécissent.
Assis face à une table volumineuse qui occupait l'essentiel de l'espace, Bernard Gildwin avait répondu à l'invitation du seigneur Marovid qui, par respect des convenances aristocratiques, avait organisé un repas pour faire son rapport de la situation. Le prince déchu se gaussait intérieurement. Ce point d'honneur à l'égard de l'étiquette n'était qu'une conformité subie de mauvaise grâce. Seuls les commandants des armées avaient été conviés alors que toute la noblesse aurait dû l'être. De toute évidence, les vivres venaient à manquer. Le souverain du Malvalon avait fait preuve d'une maladresse proche du ridicule et dans son malheur, il n'avait pas prévu que Bernard se ferait assister de Gudrun et Darkolès de Madalbon. Le repas était sommaire. De mémoire de prince exinien, il fallait bien remonter à l'occupation de son pays par le synarchéin pour trouver plus imparfait. Un peu de pain vieilli, des pommes de terre bouillies et une viande désignée comme du chevreuil. Une affirmation relativisée par le nombre anormalement bas de chevaux dans les écuries. Quant à la quantité d'épices qui l'assaisonnait, elle était telle que quelques pourritures devaient bien être à dissimuler. Mais Bernard avait connu les restrictions et il en fallait plus pour l'émouvoir. Il était même plutôt enthousiaste. L'arrivée dans la salle de Gudrun accompagné de Noriker l'avait prodigieusement surpris. Malgré son aversion pour les Ugres, il semblait bien que le seigneur noromion ne s'opposait pas à un rapprochement de leurs deux royaumes. La bête de l'Othe pourrait s'avérer un appui bien plus solide que l'insaisissable Herbert de Turonne.
— Vous avez une sale mine ! beugla Madalbon.
Le prince déchu releva la tête surpris, mais le comte de Béause s'adressait à Marovid. En effet, la physionomie du seigneur du Malvalon n'indiquait pas une grande vitalité. Le teint terne, les traits tirés, ses joues étaient creusées et il arborait des cernes sombres semblables à de formidables coquards. Ses cheveux n'étaient ni coiffés, ni coupés et il s'était laissé pousser une barbe fournie qu'une cicatrice trouait au milieu de la joue.
— Ah ! renchérit Madalbon qui affichait un sourire goguenard, toujours en alerte, on mange peu, on dort peu et même quand on y arrive c'est pas sûr qu'on se réveiller.
L'imposant comte claqua ses deux grosse mains l'une contre l'autre et ajouta :
— Croyez-moi ! tout ceci est peu cher payé comparé au plaisir de fracasser quelques crânes.
Marovid, se contenta d'acquiescer mollement de la tête et d'afficher un sourire las. Bernard sentait que le seigneur du Malvalon aurait bien eu quelques critiques à formuler sur les affres de la guerre, mais les noms prestigieux assis tout autour l'avaient incité à s'en garder. Et il fit bien. Il y avait tout de même quelque chose de misérable à voir cet homme qui avait échoué lamentablement alors qu'il avait tout à prouver. Face à lui, le commodore était venu se fier à son expertise. Comme si cela ne suffisait pas, le comte de Béause, Gudrun à la carrure écrasante, la légendaire bête de l'Othe et Orhidias, le prince d'Aranéos au regard vicieux, était là pour y assister.
De petits coups secs furent frappés sur la table et ramenèrent l'attention du seigneur de Malvalon sur Darkolès. Les grands yeux gris du comte d'Armadoc étaient fixés sur lui. Des yeux ronds, inexpressifs et froids, que contrastaient des sourcils naturellement froncés. Un regard déroutant qui donna à Bernard le sentiment qu'à tout moment, le commodore pouvait sauter sur Marovid pour le mordre à la gorge. Darkolès resta un instant à le fixer avant que ses vigoureuses phalanges ne cessent de toquer contre le bois.
— J'aimerais, commença-t-il à l'adresse de Madalbon, que nous rentrions tout de suite dans le vif du sujet.
Le sire de Béause reprit son sérieux. L'irascibilité du peuple d'Armadoc était bien connue et l'attitude posée du commodore ne le rendait que plus inquiétant. Nul ne doutait en cet instant du prodigieux agacement qui devait le tenailler. Darkolès posa un coude sur la table et commença à passer sa main dans sa barbe noire.
— Sire Marovid, j'ai besoin d'un rapport détaillé sur la situation et il ne faut rien omettre.
Le commodore se redressa et tendit une main pour indiquer le repas.
— Par exemple, vous n'avez jamais fait part de difficultés d'approvisionnement lors de votre venue à Cubéria, pourtant, ce que je vois ici, m'indique que vous auriez dû.
Il toisa un instant Marovid qui se contentait d'opiner du chef sans rien dire. Darkolès soupira et joignit calmement ses mains par le bout des doigts avant de reprendre avec une fermeté contenue :
— Sire, votre rôle est de gérer le Malvalon de sorte que les problèmes du Grandval restent dans la Grandval. Comment voulez-vous y parvenir si vos soldats sont mal nourris ?
Marovid s'adossa sur son siège, une main posée sur la nuque, le regard en l'air comme embêté par ce qui devait débuter ses explications. La logique était si limpide qu'il était en effet étonnant que la plus haute autorité de la région n'y ai pas pensé. Bernard attendait avec une curiosité amusée la façon dont le cousin du grand Caribéris allait essayer de garder la tête haute. Mais le corps du seigneur des lieux se relâcha subitement. Il ne se souciait plus des apparences, cela demandait bien trop d'énergie et sa fatigue était grande. Avec indifférence, il commença :
— Le fort Slasija à trois sources d'approvisionnement.
Il tendit le poing et leva un doigt à chaque exemple cité :
— Une partie de la production grandvalaise envoyée par Ladislaus, un ravitaillement régulier venu de Sargonne via la Sangterre et du gibier rapporté quotidiennement par nos hommes.
Malgré l'aura de l'assistance et les erreurs qu'il avait commises, il avait gardé une bonne maîtrise de lui-même.
— Lorsque je suis venu à Cubéria, continua-t-il, seule la chasse nous avait été rendue impossible à cause des raids que ces sauvages pouvaient organiser à tout moment. Un peu moins de viande, ça n'était pas si terrible, les choses ont commencé à se compliquer lorsque Ladislaus est parti vous rejoindre. Les envois ont cessé dès son départ. Un sujet sérieux mais pas alarmant, car les techniques agricoles de ce pays sont archaïques, les productions dérisoires et les donations granvalaises étaient plutôt faibles. Nous avions en tout et pour tout perdu un quart de nos ressources à ce moment-là. Je décidais donc d'instaurer une discipline alimentaire, mais quelques jours après seulement, les convois en provenance de Sangterre furent systématiquement attaqués par les tribus qui vivent entre ce fort et Sargonne. J'ai tenté d'envoyer un messager pour vous prévenir de ce changement de situation, mais il n'est apparemment pas arrivé jusqu'à vous.
Darkolès, le visage appuyé sur son poing, ouvrit subitement la main pour le stopper. Son visage était imperturbable, seul une légère contraction du coin supérieur de la lèvre trahissait que la cohérence ne lui apparaissait pas clairement.
— Les vivres envoyés par Sargonne passaient et maintenant ils ne passent plus ? Comment expliquez vous cela ?
— Et bien, comme vous le savez, les tribus du Grandval sont nombreuses et même si elles se sont coalisées autour d'un roi, elles sont très différentes et ne mènent pas toutes la même politique. Pour simplifier, on peut les répartir culturellement en cinq groupes. Deux au nord, un au sud, un autre qui s'étale du centre jusqu'à l'est et un sur la limite ouest de ce royaume. Au départ, je ne m'étais pas inquiété car un seul des ces groupes éthnique posait des problèmes, celui du centre qui n'a d'ailleurs jamais reconnu la souveraineté de Ladislaus.
— Les autres ont fini par suivre ?
— Non, pas exactement. Le nord et le sud ont respectivement baignés dans les cultures ugre et systagenoise. Les tribus qui y vivent ne posent pas de problèmes, elles sont les plus civilisées et les plus stables. C'est différent pour les tribus de l'ouest. Elles sont les descendantes des Granvalais qui se sont réfugiés dans les collines du Marchemont après y avoir été contraints par la création de l'Othryst et de Sargonne. Ils en ont gardé une peur des mondes civilisés, ça leur a fait ployer le genou face à Ladislaus et je ne me méfiais pas. En réalité, il subsistait toujours en eux la haine. Sauromas nous a tenu en échec, cela a dû leur donner l'idée que nous n'étions pas inébranlables et ils y ont vu un moyen d'obtenir une vengeance longuement ruminée. Notre flanc ouest n'est plus sûr mais il n'ont encore jamais attaqué directement le fort. Je pense qu'ils se méfient toujours de la colère de Sargonne, contrairement aux tribus du centre qui ne nous craignent plus.
— Elles ne vous ont jamais craints, rectifia Noriker. Ces chiennes de tribus sont là depuis plusieurs millénaires. Elles ont châssé le peuple primordiâl. Elles se sont confrontées aux êtres indésirâbles, leur ont résisté et vivent aujourd'hui sur ce qui fut leur royaume. C'est pas Sârgonne et encore moins un Lâdislaus qui vâ les faire trembler.
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