Halte à Slasija 2/5

Le nouveau venu attrapa l'homme à terre par l'oreille et la tira vigoureusement pour le redresser. Un hurlement de douleur retentit et, bien que partiellement sonné, l'arrachage imminent de son membre remit promptement le soldat sur pieds. Sans relâcher son emprise, l'individu tonna :

— Qu'est ce que vous n'avez pâs compris dans : "pâs d'bagârre avec nos âlliés ?"

Des "R" puissamment roulés et une voix rude qui ne laissaient aucun doute : c'était la bête de l'Othe qui venait de mettre fin à leur altercation et elle n'avait pas été obéie. Plus personne ne bougeait. Le sire du Maultier éveillait l'inquiétude chez les siens, la méfiance, chez les autres. Mais l'ugre pendu entre ses doigts tenta de reprendre contenance et déclara d'un ton assuré :

— Je suis Odered de Crérilly, petit cousin par alliance du r...

Le poing de Noriker s'écrasa lourdement sur son visage. Le bruit émis conforta la foule dans l'attitude circonspecte qu'elle avait adoptée.

— Tu veux bien répéter ? demanda calmement le milite, tu âs été coupé !

Le nez en sang, prit d'affolement, le soldat poussa un cris suraigus et bafouilla :

— V-v-vous êtes... Vous... Je suis Odered...

Le poing tomba à nouveau, plus fort, plus pesant. Cette fois-ci, le nez avait éclaté dans un craquement abominable.

— Tu penses que çâ peut t'sauver ici, sombre pâltoquet ?

Le visage du malheureux était figé dans l'effroi, l'abondance du saignement manquait de l'étouffer et il se contenta de remuer négativement la tête.

— Le contingent ugres est sous mon commandement ! Il n'y â ici aucun nom, aucune lignée et pâs même un clan, un ordre ou une coterie au-dessus d'mes ordres ! Vous n'êtes tous que d'lâ viande dont la guerre veut faire son festin et elle n'â que faire de sa provenance.

Noriker l'avait dit tout haut, à l'adresse de l'assistance, le sire de Crérilly était déjà inconscient. Il le laissa tomber sur le sol puis se tourna vers l'Exinien resté à terre.

— Et toi, chiure de truie lârde ! Tu penses peut-être que ton origine te met à l'âbri d'mâ colère ?

Le soldat s'essuya les yeux d'un revers du bras et regarda vers ses compagnons à la recherche d'indices sur l'attitude qu'il devait adopter. Le prestige qui entourait la bête de l'Othe le laissait indécis et il n'eut pas le temps de répondre. Derrière lui, la foule s'écartait pour laisser passer la formidable carrure du sire Gudrun. Son inimitié pour les Ugres était connue, alors, à sa vue, l'Exinien reprit contenance et afficha un sourire mauvais. Mais le colosse l'empoigna brusquement par le cou et le souleva de terre comme s'il ne pesait rien.

— Sire Noriker, s'exclama le Noromion, en tant que commandant des forces exiniennes je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses pour l'insubordination de ce misérable. Cela me contrarie de l'admettre, mais il semble que mes ordres soient pris à la légère.

Il décrocha dans la foulée un prodigieux coup de poing au visage de l'indiscipliné. Son corps fut projeté contre le sol où il s'écrasa inerte et désarticulé. On l'eut cru mort, mais il respirait encore. Les hommes autour se figèrent dans une prudente immobilité et Noriker poussa un long sifflement admiratif.

— Tout de même, sire Gudrun, s'exclama-t-il, vous me gênez. Mes gârs, ils sont au moins aussi responsables que les vôtres et vous âvez cogné beaucoup plus fort que moi.

Les yeux toujours rivés sur le châtié, le colosse poussa un grognement.

— J'en conviens, admit-il, mais vous avez frappé à deux reprises.

Noriker grogna à son tour et, après avoir laissé échapper un sourire amusé, proposa :

— Nous sommes âttendus à la tâble du sire Mârovid, peut-être pourrions-nous faire le ch'min ensemble ?

— J'allais vous le proposer, répondit simplement Gudrun.

Puis, se tournant vers ses troupes il ajouta d'une voix descendue dans les graves :

— À présent, vous savez ce qu'il en coûte de désobéir, alors veillez à ce qu'il n'y ait pas de prochaine fois ; je suis moins magnanime avec ceux qui ne retiennent pas les leçons.

Le Noromion toisa la troupe pour s'assurer qu'il ne demeurait en son sein aucun signe de défiance. Il ne rencontra que des têtes basses qui s'agitaient affirmativement, alors il ordonna :

— Maintenant, occupez vous ces deux crétins !

Ugres et Exiniens obéirent promptement. La démonstration des commandants venait de leur envoyer un solide avertissement et, plongés dans leurs sombres pensées, ils entreprirent de mener aux soigneurs leurs camarades anéantis. Noriker et Gudrun ne leur accordaient déjà plus aucune espèce d'attention. Ils attaquèrent la traversée du camp où, sous le soleil tardif des jours les plus longs de l'année, les hommes se préparaient au repas du soir.

— Ils se contenteront de leurs strictes rations, commenta Gudrun, le seigneur Marovid n'a pu nous fournir quoi que ce soit pour améliorer le moral des troupes.

— Oui, les attâques grandvâlaises l'ont touché plus durement que je ne l'aurais imâginé. Il doit maintenant faire preuve d'hâbileté pour gérer ses stocks.

Le milite regarda tout autour avec un sourire satisfait et ajouta :

— Les premiers remous d'lâ guerre nous ârrivent, ça vâ permettre aux moins expérimentés de rentrer doucement dans le vif du sujet.

Le colosse lâcha un ricanement dédaigneux :

— J'imagine que vous faites surtout allusions aux Sargonnais.

Le seigneur du Maultier le regarda avec cette surprise que l'on affiche face à une personne sous-estimée. Il s'étonna :

— Vous aussi vous l'avez remarqué ?

— Ça crève les yeux, répondit froidement le Noromion.

— Il semblerait effectivement que l'on s'âpprête à nous fârcir et la présence du commodore ainsi et du gros Mâdâlbon n'ârrivent pâs à câcher la misère.

— Oui ! approuva calmement le colosse, ce Caribéris veut marcher sur les pas du roi fourbe. Je crains que nous en soyons réduit à devoir limiter les dégâts au maximum.

Sur leur chemin, subsistaient les traces des conflits récents et une multitude de rochers jonchaient le sol. En aval, des corps brûlaient dans de grands bûchers. Aidés par des Sargonnais, les soldats de Slasija profitaient de la protection de l'ost pour faire disparaître les morts laissés par l'ennemi. Nombre de dépouilles avaient déjà la peau brunie et flasque. Elles étaient suivies par des nuées de mouches nerveuses au bourdonnement abrutissant et dont la masse s'écartait soudain apeurée lorsqu'un cadavre venait à se déchirer sous son propre poids. L'odeur de gras grillé couvrait à peine la puanteur de vieille charogne. Bien qu'ardue, la tâche était devenue d'une urgente nécessité.

Les deux hommes arrivèrent au pied des fortifications. Constitué d'une tour unique et d'un rempart construits en gros blocs de pierres sombres, le château semblait néanmoins avoir été épargné par la fureur des combats. Il était érigé en un lieu avancé dans le territoire Granvalais, sur une colline située à l'extrême périphérie du Marchemont. À cet endroit, la vue ne rencontrait aucun obstacle et donnait très loin sur les prairies de la région. Le fleuve bleu y serpentait jusqu'à pénétrer dans les lointaines forêts du Grandval. Une tâche dense et sombre qui s'étirait jusqu'aux contreforts de la chaîne de Rocnoire dont les sommets les plus hauts étaient visibles à cette distance.

— Soixante dix lieues jusqu'à ces fichus montâgnes, commenta Noriker.

— Oui, ajouta le colosse songeur, difficile de comprendre que ce Marovid ait pu se faire surprendre à ce point.

— C'est un coquebert à qui Câribéris à donné des responsâbilités sur une frontière qu'il pensait sûre. Mais on peut pârfois être surpris. Je l'ai été il y â à peine un instant et je tenais à vous reconnaitre une finesse d'esprit bien superieur à celle de vos lointains ancêtres Boréens. Tout à l'heure, vous âvez fait exâctement ce qu'il fâllait. Quel bel exemple de cohésion âvons nous montré aujourd'hui, sire Gudrun ! J'en ârrive presque à regretter que nos destins nous poussent un jour à nous faire la guerre.

Le Noromion haussa les épaules.

— Allez savoir, sire Du Maultier. Mon prince à quelques projets pour qu'à notre retour, nos pays ne soient pas davantage asservis. Et puis... Les choses changent... Ces soldats qui se battent, c'est une situation bien naturelle à laquelle nous sommes habitués. Je suis plus sceptique quant à ceux qui fraternisent parce qu'ils sont marqués du même cercle.

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