Évasion 3/3

Le niveau des artisans était également vide. Les gens qui y vivaient s'étaient calfeutrés chez eux et avaient éteint toutes les lumières. Le dédale de ruelles qui permettaient de traverser étaient sinistres. Ménéryl s'arrêta.

— Coprolithe ! on peut pas passer, ces rues c'est le bordel on va se paumer.

— Trop long de faire le tour, s'opposa Brankas, et on sera à découvert.

— Trop long et trop dangereux, mais Ménéryl à raison, intervint Izba. Si on rentre la dedans on ne sait pas de quel coté on en sortira. On suit la grande allée on y verra mieux.

À contrecœur, ils s'élancèrent et suivirent les grands axes. La perte de temps était conséquente et chaque recoins sombre, chaque bruit, était pour eux source de méfiance. Tous leurs sens en éveil, la tension était étourdissante. Pourtant les combats aux étages supérieur ne se propagèrent que très lentement et ils atteignirent le dernier escalier sans rencontrer de résistance. Ils allaient pouvoir quitter une bonne fois pour toute cette maudite ville. Derrière eux, le bruit, les flammes et la fureur. En face, se levait la lune rouge alors que la bleue ne s'était pas couchée. Leurs lumières baignaient les plaines assombries et révélaient les silhouettes des esclaves qui travaillaient toujours indifférents.

— Nohyx et Hémée en même temps dans le ciel, pesta Izba, mauvais signe !

Ménéryl tenta de relativiser :

— Avec ce qui se passe derrière je suis pas trop étonné.

— Oui c'est pas les morts qui manquent, espérons qu'il n'y en ai que de leur côté.

Le Nohyxois était un personnage tout à fait insolite. Il avait accueillit avec le plus grand calme l'idée d'affronter toute une armée et voilà que la vue des deux astres troublait ses traits d'inquiétude. Ménéryl sentit grandir en lui une fascination perplexe pour son ami.

Arrivés au pied des escaliers, ils foncèrent vers l'imposante porte de la ville. Les incendies se reflétaient sur les briques émaillées qui la parait. À la lueur des flammes, les animaux qui y étaient représentés avaient pris des teintes étranges et l'apparence d'une réalité inquiétante, comme si, à la fin, c'était eux qui allaient s'extraire du mur pour finir de dévorer cette ville.

Les cinq fuyards passèrent au travers de l'épais rempart, ils étaient enfin hors de la ville. Ils devaient encore remonter la longue artère pavée qui menait au port fluvial. De chaque côté, défilaient les formes chaotiques des habitations réservées aux esclaves. Parfois, ce paysage figé s'animait d'une ombre errante d'homme ou de femme. Parfois, c'était la fuite soudaine d'un charognard. L'absence de cohue et la pénombre de la nuit rendait l'atmosphère de ces faubourgs fangeux particulièrement malsaine. Aucune âme ne l'habitait, elle était toute imprégnée de mort et il en suintait une désolation lugubre.

Chunsène, envahie par le malaise, baissa la tête. Pour les autres, seul le port fluvial comptait et leur sortie de la ville leur avait permis un léger relâchement. Mais alors qu'ils arrivaient en vue des premiers bateaux, des silhouettes se dessinèrent face à eux.

— Vous pensez que ce sont des bateliers ? demanda Ménéryl.

— Que se passe t-il ? Que voyez vous ? demanda Kéleuce d'une voix tremblante.

— Des personnes face à nous, une trentaine environ, il fait trop sombre pour les distinguer.

— Aucune chance que ce soit des bateliers. Ils travaillent toute la journée sous un soleil de plomb, leur labeur est éreintant. La nuit ils ne font rien d'autre que dormir, la plupart du temps dans leur bateau. Il y en aurait eu un ou deux je dis pas, mais une trentaine c'est impossible.

Le vieillard parlait avec anxiété, ses doigts s'étaient crispés sur les épaules de Ménéryl. Il ajouta :

— Ma nièce, tu as bien ton couteau, hein ? Messieurs, il faut la protéger, moi c'est pas grave. Par les cinq ! abandonnez moi si je vous encombre, mais surtout, il ne doit rien arriver à Chunsène.

Izba se retourna et jeta un oeil vers son ami :

— Je prend de l'avance pour voir ce qu'il en est.

Ménéryl hocha la tête et se concentra totalement sur le Nohyxois qui s'éloignait. Il n'avait pas besoin de regarder ailleurs, il était pleinement conscient de ce qui l'entourait. Le vieux sage s'angoissait de ce qui allait arriver. Il se sentait responsable de leur venue et espérait que les choses allaient bien se passer. Chunsène s'inquiétait pour son oncle est était en proie à un cruel dilemme quant au couteau qu'elle portait sur elle. Brankas, lui, ne disait rien, mais il avait déjà sorti une de ses flèches et la tenait en main. L'une des ombres prit la direction d'Izba, ils étaient vus et cette personne réagissait à leur présence.

Ménéryl voulut diminuer la tension qu'il sentait chez la soigneuse et rassurer le vieillard.

— Monsieur le sage, si jamais les choses tournaient mal, je devrais rapidement vous poser au sol. Toi Chunsène à ce moment-là, il te faudra me donner ton couteau et te placer derrière Brankas est ce que vous m'avez compris ?

Kéleuce et Brankas répondirent par l'affirmative, la jeune femme elle fixait Izba sans ciller.

— Chunsène ! répéta Ménéryl plus fermement, Chunsène, tu m'écoutes ?

— Oui, oui, pardon, tu pose Kéléuce, je te donne le couteau et je vais derrière Brankas.

Ménéryl, lui jeta un regard inquiet, c'était une situation nouvelle pour elle et particulièrement oppressante. Comment allait-elle réagir ?

L'ombre qui s'était rapprochée d'Izba se mit à crier "Halte là ! Le port est fermé, personne ne sort, ordre de l'empereur.

— Coprolithe ! grommela Ménéryl, ça s'annonce mal.

C'était bien des soldats qu'ils avaient en face d'eux et nul n'avait le droit d'embarquer. Que faire ? Une troupe leur bloquait l'accès et il ne pouvaient pas revenir en arrière. Le jeune homme ralentit le pas sans s'arrêter. Il allait devoir poser Kéleuce, il n'y avait pas d'autre choix revenir en arrière était catégoriquement impossible. Comment allait-il s'y prendre avec un simple couteau face à des lances ? Alors qu'il en était encore à chercher une solution, il entendit à nouveau hurler "Halte.... Halte je vous dis !"

Son attention fut à nouveau portée vers l'avant. Le Nohyxois s'était mis à courir comme un possédé vers le dangers. Le garde s'était tu. Dans le noir, sa silouhette commença à se balancer et à faire tournoyer sa lance autour de lui. À peine Izba fut-il à portée, que l'arme frappa et traversa de part en part les contours du guerrier à la peau bleue. Mais dans les ténèbres, le Dacéanien était lui aussi devenu une ombre et son art du combat lui en donnait la consistance. Sa vitesse avait été foudroyante, c'est à peine si ses lames avait données l'impression de bouger, mais ce fut son ennemi qui s'écroula.

— Il a l'air d'avoir pris goût au meurte, marmona Ménéryl impressionné.

"Alerte !" hurla un des hommes qui avait tout vu. Rapidement, toutes les silhouettes présentes sur la rive se précipitèrent vers eux.

Le jeune homme vit Izba se mettre en garde pour affronter la mêlée. Avant même qu'il ne puisse poser Kéleuce, il entendit Brankas hurler :

— LE MONDE EST CONTRE NOUS !

Deux flèches partirent l'une derrière l'autre, et deux soldats s'écroulèrent.

— Ils s'avancent emplis d'une féroce détermination ! reprit avec fougue l'archer, le gouffre de mort s'est ouvert et vomit ses ombres hideuses.

Alors que Ménéryl se tournait vers lui, un troisième projectile fit siffler l'air. L'homme à la peau noir, était déjà en train d'encocher et continuait à déclamer :

— Vois Karistoplatès ! Regarde de tes yeux s'accomplir le destin de l'enfant de Mérode. Face à l'adversité, je ne crains pas le danger venu des côtes sombres.

Un nouveau trait fusa, puissant et droit. La corde vibrait frénétiquement et Brankas portait promptement la main vers son carquois.

— Bonjour à toi la guerre ! soit la bienvenue ! Rappelle-toi les moines de Surya, qui avancèrent contre la fureur des troupes xamarquimes lancées sur Vermilllac. Rappelle-toi les lanciers du Rimenbourg, qui dorment à jamais sous les chênes d'Ugreterre pour que Trimont ne tombe sous les charges Boréennes. Mon bras est d'antracier, forgé par leur bravoure et il ne tremble pas à l'heure du trépas.

L'archer débordait d'enthousiasme. Sans même donner l'impression de viser, il décochait à une cadence soutenue. De l'autre côté, les hommes tombaient les uns après les autres. Izba attendait toujours le choc, mais pas un n'était parvenu jusqu'à lui.

— Venez mes ennemis, montez à l'assaut ! Éprouvez mon courage, il est sans défaut. Votre sang doit couler, vous y étiez destinés, pour que sur l'éternité s'inscrive la légende de ma brulante adresse.

Bien ancré sur ces deux pieds, le corps droit, le combattant au teint sombre reproduisait inlassablement son enchainement mortel. Du carquois à l'arc, de l'arc au ciel, du ciel à l'adversaire.

— Écoutez ! écoutez les râles des soldats tombés dans le Nisky et l'Elsac.Ils se mêlent aux notes d'une musique de malheur. C'est une marche funèbre !

Les assaillants étaient criblés de toutes parts, ils mordaient la poussière face à un tireur assurément hors du commun. Ménéryl était subjugué, il peinait à croire que sous ses yeux se trouvaient la même personne qui avait lamentablement échoué au tournoi. À l'avant, le Nohyxois n'avait pas relâché sa garde, mais les soldats les plus proches finissaient systématiquement transpercés. Brankas s'écria de plus bel :

— Entendez ! entendez s'ébranler les violes xamarquimes, la plainte du peuple déchu !

Qui monte des brumes suffocantes de l'abîme et porte jusqu'aux terres d'Ur Naram, la promesse d'un sommeil absolu.

L'archer s'arrêta. Son carquois était vide. Toutes ses flèches étaient parties et pas une n'avait failli. Les soldats qui arrivèrent sur Izba n'étaient plus que huit. Ils fonçaient sur lui, pointes en avant , leur allonge est considérable et ils avaient l'avantage du nombre. Le Nohyxois se tenait prêt à l'accrochage. Parfaitement immobile et concentré, il était solide et froid comme un roc prêt à contrarier une violente marée. Mais à l'instant de l'impact, il se fit aussi impalpable que l'air. Les lances frappèrent mais ne rencontrèrent pas son chemin. Le guerrier à la peau bleue, avait évité avec agilité le plus grand nombre et adroitement dévié le reste. Se dérobant aux pointes acérées, ses scramasaxes se déplaçaient avec une formidable vivacité. Les lames virevoltaient, intenses et nerveuses, dans leur balais s'entremêlaient le scintillement de l'argent et celui d'un éclat plus sombre que la nuit. Elles blessaient aussi bien aux chevilles qu'aux cous et donnaient la mort dans des gerbes sombres jaillissant vers le ciel. Le Dacéanien n'était plus qu'une ombre insaisissable tournoyant au milieu de l'ennemi. Luisant au milieu du massacre enténébré, ses yeux grands ouverts reflétaient la pâle lueur Nohyx. Bientôt il n'en resta plus un seul et tous accourrurent vers le Nohyxois pour s'assurer qu'il ne lui était pas arrivé de mal..

— Izba, hurla Chunsène, tu n'as rien ?

— Tout va bien, répondit calmement le guerrier, les Guéminis m'ont guidé, tout s'est passé comme ils l'avaient prédit, je crois qu'avec eux il ne peut rien m'arriver.

Une légère confusion parcouru le groupe et tous le regardèrent, comme pour être sûrs d'avoir bien compris.

— Tu as été épatant, repris le Dacéanien à l'adresse de Brankas, tu es un incroyable tireur, ce qui s'est passé l'autre jour dans l'arène est incompréhensible.

Ménéryl hocha la tête perplexe.

— C'est vrai... Je me demande... Es-tu bien certain de n'avoir jamais tué ? demanda-t-il à l'archer.

Brankas, qui récupérait une de ses flèches dans le corp d'un garde se redressa :

— Ah j'en suis certain oui, mais vous savez, on donne tellement de définition à la mort.

Le jeune homme haussa les épaules :

— La différence entre la vie et la mort me semble pourtant...

Le cri de Chunsène déchira la nuit. Un soldat s'était relevé et avait précipité sa lance sur Izba mais s'était arrêté net. Les mains tremblantes de la jeune femme tenaient un couteau ensanglanté planté dans l'aine du garde. Elle le lacha horrifiée et recula de trois pas alors que l'homme s'écroulait.

Brankas s'approcha du garde au sol. Après s'être accroupis, il retira le couteau de la plaie et d'un geste exercé trancha sa gorge.

— Au moins comme ça il se lèvera plus ! dit-il en regardant les autres.

Chunsène était livide et regardait horrifiée le cadavre. Izba se précipita vers elle et l'étreingnit avec force.

— Merci, lui chuchota-t-il à l'oreille, merci Chunsène tu viens de me sauver.

— J'ai... J'ai tué un homme, s'écria-t-elle en sanglots.

Le Nohyxois lui caressait tendrement les cheveux :

— Tu n'avais pas le choix, tu...

— On a toujours le choix, se révolta la jeune femme, j'ai fait serment de protéger les vies au périle de la mienne !

Ménéryl se rapprocha. Bien qu'incapable de comprendre le drame interieur qui tourmentait son amie, il tenta de prendre une voix calme :

— Tu as raison, tu as fait un choix. Si tu en avais fait un autre, Izba serait mort ou cruellement blessé et tu aurais été bien plus anéantie que tu ne l'es en ce moment. Ta réaction a été la bonne et si l'on ne veut pas qu'elle ait été inutile il nous faut tout de suite rejoindre un bateau.

Chunsène tenta de contenir ses larmes et ne dit plus rien. Ses jambes ne la portaient plus. Elle avait n'avait qu'une envie, s'allonger et attendre que vienne sa sentence. Mais la présence de ses amis l'obligea à s'extraire de sa torpeur et elle trouva la force nécessaire pour avancer. Le Dacéanien fit passer son long bras autour des épaule de la jeune femme pour lui prêter sa force. Elle le regarda. Ses traits avaient changé. Les dernières traces de son adolescence avaient disparu, il semblait soudain avoir pris dix ans de plus. Après cette nuit, ni elle ni lui ne seraient plus jamais les mêmes. À son dégoût d'elle-même, s'ajouta des regrets. Un sentiment tout à fait maternel et au milieu du calme qui avait reprit sa place, la nuit s'emplit d'une atmosphère de nostalgie. Aux abords du fleuve ne bruissaient plus que les eaux et les voix de quelques bateliers qui avaient été réveillés par le soudain vacarme. Chunsène fut tirée de ses songes par les supplications de l'un d'entre eux.

— Il vous en supplie, ne lui faites pas de mal, il n'est pas un soldat.

Ils étaient arrivés à la hauteur d'une embarcation et de son propriétaire, Chunsène ne s'était pas rendu compte qu'ils avaient autant avancé.

— On ne te veux pas de mal, lança Ménéryl, emmène nous à Kirapha et tu seras payé.

Le jeune Sargadéen se mit genoux à terre et implora :

— Le batelier n'a pas le droit... Il vous en prie... Ordre de l'Éblouissant, personne ne doit quitter Sydruck.

— L'Éblouissant est mort ! s'agaça Izba. Que tu me crois ou nous m'importe peu ! tout ce qui compte c'est le choix qui s'offre à toi.

Le Nohyxois fouilla dans la bourse de Chunsène, en sortit deux pièces et les tendit au jeune Sargadéen.

— Voici deux domas, c'est une somme importante, le danger est grand, mais accepte de nous conduire à Kirapha et ils sont à toi. Refuse et tu meurs !

La peur qui se lisait sur tout le corps du batelier disparu. Il attrapa les domas avec assurance, métamorphosé par cette force qui anime ceux qui n'ont rien à perdre.

— Que les Asargadéens prennent place, ils seront rapidement menés à Kirapha.

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