Échappée nocturne 1/2


Porté par le Jabar, le petit esquif s'était rapidement éloigné de Sydruck. Le radeau avait quitté le tumulte des combats pour s'enfoncer dans le calme sombre des terres inhabitées. Malgré tout, Brankas Ménéryl et Izba étaient restés sur le qui-vive, à l'affût du moindre signe alarmant. Le regard absent, Chunsène s'était totalement concentrée sur les soins qu'elle prodiguait à Kéleuce, une manière de ne pas être terrassée par le remords. Le vieillard avait usé de toute sa sagesse pour la réconforter, cela avait fonctionné, un peu, mais c'était comme si elle avait laissé une partie d'elle-même sur les bords du fleuve.

Tout au long du trajet, le batelier s'était enfermé dans un mutisme angoissé et lorsqu'il accosta à Kirapha, son inquiétude était à son comble. Mais ses dangereux passagers descendirent sans faire de problèmes et, maintenant que son existence était préservée, il avait de quoi vivre pendant des mois. Soulagé, il se fendit même d'un : " Puisse le dieu Masham éclairer le leur voyage des siens rayons les plus doux."

Ménéryl le salua de la tête et fût le premier à débarquer sur la berge. Les autres suivirent. Malgré l'heure tardive, la cité portuaire était encore très fréquentée. Les habitants insouciants profitaient de la douceur nocturne sans se douter de ce qui se jouait.

Entravés par l'impotence de Kéleuce et l'atonie de Chunsène, les compagnons s'élancèrent péniblement vers la ville. Salutaire consolation, ils rencontrèrent une artère moins encombrée qu'à leur arrivée et ils n'eurent pas à affronter la cohue pour passer le mur d'enceinte, mais le sentiment de danger était partout et Méneryl bouillonnait de ne pouvoir avancer plus vite. Ils attiraient de nombreux regards, on se retournait sur leur passage, on chuchotait et des soldats se tenaient aussi parmi les civils. Le jeune homme se méfiait du moindre individu, de chaque éclat de voix. Combien de temps pouvaient mettre les ordres à se transmettre depuis la capitale ? Était-il possible que l'annonce de leur fuite les ait précédés ?

Il n'avait de toute façon pas d'autres alternatives que la marche, il fallait garder la tête froide et Ménéryl s'attacha à apaiser ses inquiétudes. La vision de leur petit groupe devait tout de même avoir quelque chose d'étonnant. Un archer à la peau toute noire, une jeune femme incapable de marché seule et soutenue par un homme bleu aux longs bras et enfin lui même affublé d'un vieillard sur son dos. Ils offraient un spectacle peu ordinaire et il était raisonnable de penser que l'intérêt suscité n'était en rien le résultat de nuisibles intentions.

Méfiance et prudence restaient les maîtres mots, mais un dialogue échangé à voix basse dans son dos émoussa sa concentration.

"Tout à l'heure, le batelier, s'il avait refusé de nous prendre dans son bateau, tu l'aurais tué ?" demandait Chunsène.

"Évidemment non", avait aussitôt garanti Izba.

"Tu me le promet, il serait resté en vie ?"

"Bien sûr que oui !"

Elle était en état de choc. Le Nohyxois prononçait les mots qu'elle souhaitait entendre, mais ils ne correspondaient pas à la réalité. Ménéryl savait ce qu'il avait ressenti dans le feu de l'action. Le Dacéanien arrivé sur cette île ne voyait aucun honneur à tuer un homme désarmé. Pour celui qui la quittait, la fin justifiait les moyens. Cette pensée n'eut pas le temps de faire son chemin. Brankas, qui marchait en tête, se tourna vers eux et le sortit de ses réflexions :

— Fiers compagnons, s'exclama-il, nos pas nous ont menés au travers de tumultueuses tribulations, mais maintenant qu'ils nous portent sur des sentiers plus sereins, j'ai en tête une humble supplique, un modeste dessein et j'ai l'audace d'espérer votre approbation. Sur ces cibles dans l'arène, mes ambitions se sont fracassées, enfin... plutôt devrais-je dire à côté. Ma présence n'est pas si incommodante et peut à l'occasion s'avérer fort utile, alors, si l'idée ne vous est pas intolérable, je souhaiterais vous accompagner dans cette traversée jusqu'à votre île. Une fois tiré de ce mauvais pas, j'aurais tout à loisir d'étudier les opportunités qui s'offriront à moi. Et puis... Après tout... À quoi bon s'arrêter en si bon chemin ? Nous avons matière à mêler nos destins... Pourquoi pas ? Le continent nous tend les bras, il choie, comble, honore celui qui est rompus à l'art du combat.

Ménéryl resta un instant à le regarder, manière de s'assurer que la tirade était vraiment terminée, puis, replongeant dans ses pensées, se contenta de répondre :

— Ça me va !

— C'est bon pour moi aussi, renchérit Izba, nous ne resterons pas longtemps en Dacéana, juste ce qu'il faut pour dire "au revoir", puis nous embarquerons pour l'Ugreterre.

— Le pays des Ugres ! s'émerveilla l'archer, les terres du peuple errant, le royaume fondé dans le sang d'un dragon ! Vos ambitions sont grandes, elles me plaisent.

— Nous y avons nos entrées, tempéra le Nohyxois, nous sommes intégrés à l'armée régulière, nos chemins sont condamnés à se séparer.

Brancas émit un petit rire amusé.

— Ô pétulant Izba, Ô fougueux Méneryl, vous avez terrassé un empereur dieu et plonger un empire dans la guerre civile ; rien que ça ! Alors qu'importe mes amis, un brillant avenir vous est promis et je dois vous confesser mon plus grand péché, j'aime à me frotter aux glorieuses destinées. Je ne doute pas que croiser votre route ait été chose bénéfique, bien plus que de briller aux yeux de ce déplaisant public.

L'archer se tourna vers les deux compagnons et ajouta avec un large sourire :

— Je suis même content d'y avoir échoué.

Ses dents, d'une blancheur éclatante, rayonnaient au milieu de son visage sombre, on eût dit qu'elles flottaient dans l'obscurité. L'effet produit amusa Ménéryl ses traits se détendirent et il précisa :

— Nous devons déjà quitter cette île.

Puis il ajouta à l'adresse de Chunsène :

— Je sais que tu as été secouée, mais Adybiade doit lancer au plus vite les préparatifs du départ et nous avons besoin qu'Izba le prévienne de notre arrivée. Il faut que tu marches seule.

Le Dacéanien acquiesça de la tête, puis regarda tour à tour ses deux amis. La soigneuse ne répondait pas, ses pensées l'absorbaient. Il lui demanda :

— Ça va aller ?

— Oui bien sûr, affirma-t-elle en s'évertuant à sourire.

Le guerrier à la peau bleue relâcha délicatement son étreinte et resta un instant à l'observer. Elle tenait debout. Il hésita. D'un signe de la tête, elle le rassura sur sa capacité à se débrouiller seule.

— On se revoit très vite, murmura-t-il avant de s'élancer en direction du port.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top