Convergence Thésanique 3/6
Au pied du Mont Carcandre, s'étendait une vaste marée d'hommes, d'animaux et de tentes, au-dessus desquels s'agitaient une kyrielle d'étendards colorés ballotés par le vent. S'y mêlaient les oriflammes bleus barrés de la croix rouge d'Ugrion pour l'Ugreterre, les blancs marqués du pont d'or aux dix étoiles de Sargonne, les jaune arborant le taureau blanc couronné de lauriers pour l'Othryst. Les Exiniens étaient arrivés les derniers et les armées des autres royaumes avaient établi là leurs campements. Douze milles hommes auxquels venaient s'ajouter les cinq milles Exiniens, cela faisait beaucoup pour mater de simples sauvages.
Un homme vêtu d'un pantalon et d'une tunique bleus avec sur la tête un calots brun et sur les épaules une cape de la même teinte les approcha. Derrière lui, deux jeunes garçons à tête blonde le suivaient avec une attitude très cérémonieuse. Arrivé à hauteur de Bernard, l'homme s'arrêta. Il indiqua à l'un des garçons d'aller annoncer au roi l'arrivée du contingent exinien. Probablement excité par l'importance du rôle qui lui était attribué, le jeune page oublia instantanément son attitude sentencieuse et fonça ventre à terre en direction de la ville. Il avait disparu en un instant dans la foule des militaires, agile comme une belette et alors que Bernard le cherchait d'un œil amusé, l'homme au calot brun s'adressa à lui :
— Bonjour, Sire, je me nomme Ottos de Corfalquier, je suis chargé de l'intendance du campement.
Le regard du prince revint vers l'homme avec cette mollesse dans les paupières que fait naître toutes sources de dérangement.
— Bonjour Sargonnais, répondit-il glacial.
L'intendant, habitué au dédain des seigneurs Ugres et Exinien récita machinalement un texte longuement répété :
— Vos hommes peuvent installer leur campement, le départ se fera dans deux jours afin d'achever tous les préparatifs. Sa Majesté Cariberis Gargandra, roi de Sargonne et du Thésan, exige une discipline totale de chacun et ne tolérera aucun heurt entre les troupes des différents pays de son royaume. En souverain avisé, il tient à participer, à sa manière, à la fraternisation de ceux qui, aujourd'hui, sont réunis pour faire face à un même ennemi. Ce soir est prévu un festin. Aux troupes seront apportés des cochons et des boeufs venus du pays de Mysèrgne et du vin d'Agresoix en quantité illimité. Sa Majesté Caribéris Gargandra tient à ce que tous profitent dignement des derniers instants de paix. Vous pourrez, quant à vous, monter à Cubéria avec vos nobles et une garde rapprochée ne dépassant pas dix hommes. Sa Majesté vous convie ce soir au festin royal.
— J'espère que le vin qui y sera servi sera de meilleure provenance que celui offert aux soldats, se moqua Bernard.
— N'ayez aucune crainte à ce sujet, Sire, pour les hommes de haut rang, notre souverain ne s'est pas contenté d'un simple repas, énonça l'intendant avec apathie.
Une lueur de déception ternit le regard du prince. Peut-être était-il trop habitué aux réflexions mordantes et instantanées de son frère. Résigné, il se tourna vers Elbe le vieux :
— Vous avez la réputation de rechigner aux mondanités, est-ce le cas ?
Le seigneur de Val et Mer redressa la tête comme stimulé par un regain d'intérêt. Il portait une armure grise et sobre. Sa barbe blanche depuis toujours et son visage grêlé par la petite vérole lui donnaient l'air plus vieux qu'il ne l'était réellement. À l'inverse, son corps encore robuste n'avait rien à envier à celui de soldats bien plus jeunes que lui. Le sourire qu'il affichait alors trahit l'espoir que la remarque du prince avait fait naître, celui d'un échappatoire.
— On vous a bien renseigné, Sire, lâcha-t-il d'une voix braillarde, je préfère festoyer entouré de solide gaillards en armure plutot que de gens parés de soies et d'esprits trops complexes.
— Bien ! Vous êtes l'homme qu'il faut. Prenez le commandement en mon absence. Faites monter le camp et veillez à ce qu'il n'y ait pas d'agitation au sein de nos troupes. Et je le précise, surtout avec l'Ugreterre.
— Bien, Sire, répondit Elbe en contenant un soulagement puérile.
Le prince déchu en fut amusé et se surprit à l'envier. Il allait bientôt se retrouver entouré par les puissants de pays hostiles. Tout le monde allait respecter les convenances, on ferait bonne figure, mais cela ne serait qu'un masque posé sur toute la malveillance souhaitée aux autres. Le seigneur de Val et Mer, lui, allait profiter de relations beaucoup plus simples et franches.
— Vous êtes tout de même un noble, lui assura Bernard, je demandrais à ce que l'on vous fasse descendre un vin qui soit digne de votre naissance. Le tord-boyaux d'Agresoix c'est bon pour le commun par pour un homme de votre rang.
L'homme éclata d'un rire franc :
— Ne vous donnez pas cette peine, Sire, avec les hommes je bois comme les hommes !
Le prince déchu posa sur le comte un regard déconcerté. Si la camaraderie se forgeait dans la vulgarité d'une piquette âcre, peut-être après tout était-il né pour nager en eau trouble.
— C'est tout à votre honneur, répondit Bernard sans conviction.
Puis, revenant aux affaires qui l'avaient menés ici, il se tourna vers les guerriers Noromiens :
— Olrick, Almar, Knud, Wiland, Haldor, Gustaf, Arnulf, Delf, Turold, Fredegar, vous venez avec nous.
Les soldats frappèrent avec force leur poitrail et s'exclamèrent dans une harmonie grave et parfaite : "Notre union est forteresse". Leurs terribles montures se mirent en marche, il sembla qu'un mur se détacha du rang pour s'aligner derrière les nobles.
Le prince déchu connaissait bien ces dix gaillards, ils lui servaient régulièrement de garde du corps. Il aimait crier leur noms haut et fort pour les appeller. Cela donnait à tous l'illusion qu'il connaissait chacun de ses soldats par leur patronyme. Une manière peu coûteuse d'échauffer les coeurs.
Ottos de Corfalquier qui avait patiemment attendu que les seigneurs se mettent en place repris sur un ton monocorde :
— Messires, puisque vous semblez prêts, je vous invite à suivre Berteris qui vous conduira jusqu'au roi.
Il indiquait le second page qui, impressionné par l'attention que tous ces puissants lui portaient soudainement, tituba jusqu'à un vieux cheval à la crinière ébouriffé. Il monta en selle les jambes flageolantes sa nervosité tranchait de manière burlesque avec l'implacable placidité du vieux canasson. Le jeune garçon se redressa pour essayer de retrouver un peu d'assurance et bafouilla :
— Si ces Majest... Heu... Ces alt... Heu non... Enfin... Messires, si vous voulez bien me suivre... Je... Je vais vous conduire au roi.
— On va plutôt suivre ta bourrique, y'a moins d'chance qu'elle s'évanouisse ! lança un Noromien provoquant l'hilarité de ceux qui avaient assisté à la scène.
— Il suffit Messires, il suffit, tempéra Bernard un sourire en coin. N'avez-vous jamais été été des bleus ?
Semblable à un violent orage, le rire abominable des onze Noromiens venait de s'abattre sur le pauvre garçon déjà fébrile. Il restait là, pétrifié, à regarder ce mur de métal qui avait produit un son parfaitement terrifiant. Le prince déchu observa un instant le gamin. Il aurait dû le considérer comme un ennemi, mais n'arrivait pas à se réjouir de l'effroi figé sur son visage. L'air compatissant il tenta de le faire revenir à sa mission :
— Nous te suivons jeune homme.
— Oui... Tout de suite... Pardonnez moi , Sire, se ressaisit le jeune Sargonnais.
Il joua des rênes et des étriers, fit faire demi-tour à son cheval et prit la direction de la ville.
— Messires, soyez les bienvenues à Cubéria, lança l'intendant, puisse la cité royale vous dévoiler ses plus belles parures avant votre départ pour la guerre.
Bernard, Louis, Gudrun, Yreix et leur escorte lui passèrent devant sans même lui accorder d'attention. Les colosses défilèrent au rythme du pas lent et pesant de leurs montures qui, parées de lourdes bardes et de chanfreins à cornes, paraissaient encore plus monstrueuses.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top