Au milieu du champs de morts 2/3
Il se retourna. Un homme enfonçait sa lame dans un Grandvalais avec une lenteur qui confinait à la perversité. Le commodore reconnu tout de suite son armure recouverte d'inscription, sa touffe rousse et son visage rougeau : Lonny, l'Exinien meneur de Kaolite. Sourire aux lèvres, il avait regardé sa victime jusqu'à ce qu'elle cesse de bouger et se dirigeait déjà vers un nouvel invalide à occire. Mais l'homme à terre n'était pas un simple combattant, il s'agissait d'un seigneur de guerre.
— Doucement petit ! hurla Darkolès, celui-là tu me le laisse quelques instants en vie.
Lonny s'arrêta net. Toujours souriant il répondit :
— À vos ordres sire commodore, rappelez-moi lorsque vous en aurez fini avec lui.
L'Exinien jeta alors un coup d'œil aux alentours et se trouva un nouvel agonisant à supplicier. Il n'eut pas à aller bien loin avant de reprendre sa macabre besogne.
Le seigneur d'Armadoc s'approcha du guerrier étendu. Il faisait partie de cette tribu aux lèvres coupées et qui s'ornait le crâne de cornes. Les siennes, de taille modeste, dépassaient de chaque côté de sa mâchoire inférieure, son visage avait été plutôt épargné par la lutte. Son corps, par contre, ne tenait pratiquement plus en un seul morceau. Un coup terrible lui avait arraché la moitié du bas-ventre et une partie de son contenu se mêlait à la boue. Il était étonnamment serein, sans même gémir, il attendait patiemment son heure.
— Je vois que tu as croisé un Noromion, affirma le commodore, vaut mieux pas les avoir comme ennemis ceux-là, hein !
Le Grandvalais le regarda droit dans les yeux et, pour toute réponse, se contenta de contracter ses joues comme pour exhiber davantage le sang qui coulait entre ses dents pointues.
Darkolès poussa un long soupir. En son sens, cette volonté toute primitive d'ajouter du tragique à la situation seyait mal à un meneur d'hommes.
— Tu étais le chef de cette armée ? continua-t-il impassible.
Le Grandvalais grimaça. Il devait avoir à peine plus de vingt ans, mais il avait su mener sa troupe et avait fait preuve d'une science avérée pour la stratégie.
"Encore un gâchis !"
— À quoi bon parler avec toi ! finit par articuler le guerrier. Tu te crois vivant ? Tu es déjà mort !
L'absence de lèvres faisait siffler sa voix, ses mots étaient davantage cachés que prononcés.
— Pour le moment je suis plus vivant que toi ! Alors, forcément, la suite des évènements m'intéressent.
Darkolès agitait calmement ses mains, comme pour donner force à ses explications. Il pris soin d'ajouter :
— Plus vite j'ai mes informations, plus vite je peux abréger tes souffrances.
Avec beaucoup de difficulté, le guerrier fit non de la tête et leva une main fébrile pour faire taire son interlocuteur. Puis il pointa du doigt une direction que le seigneur d'Armadoc suivit du regard. Au loin, sur une hauteur, se tenait un homme à cheval qui observait.
— Il a tout vu, il connaît votre force, murmura le Grandvalais avec des yeux écarquillés.
— Sauromas ? interrogea le commodore sans quitter la silhouette des yeux.
— Samal est avec lui, notre peuple est avec lui. Ce n'est pas une armée qui vous attend ! c'est un océan de guerriers qui recouvre les plaines et que l'exécration de votre domination transformera en tempête. Regarde bien tes hommes, chien Sargonnais ! avant peu, ils seront à ma place.
Le guerrier se mit à rire et les soubresauts de son ventre lui firent cracher un torrent sanguinolent.
— Bientôt tu ne souffriras plus, fit remarquer Darkolès alors que le blessé luttait pour ne pas s'étouffer. Ne t'inquiète pas pour mes hommes, l'avenir est une affaire de vivants. Dis moi plutôt où vous avez obtenu vos armes, elles sont bien trop élaborées pour provenir de vos contrées. Je n'y vois aucune armoiries, à croire que celui qui vous les a fournies voulait rester anonyme.
Toujours concentré sur la silhouette qui les étudiait, le seigneur d'Armadoc ne remarqua pas tout de suite l'absence de réponse. Un gargouillis guttural fit revenir son attention sur le mourant. Ses yeux et sa bouche étaient grands ouverts, il expirait son dernier souffle, la vie venait de le quitter.
— Et merde ! grommela le commodre.
— Vous y avez été un peu fort, ce Samalien plus qu'un autre méritait les rites du pardon kaolite. J'espérais que vous me le laisseriez !
Lonny était revenu tout sourire, il ne s'était, à vrai dire, jamais réellement éloigné. Sur un ton faussement blagueur qui cachait mal une réelle contrariété, il adressait un reproche au seigneur d'Armadoc. Il fut rejoint par quatre autres lascars, Darkolès reconnut en eux les Kaolite avec lesquels il avait discuter le soir avant le meurtre de Snorri. Ce fut surtout l'Ugre à la face étrange et aux yeux globuleux qui l'avait mis sur la voie : le surnommé Sacéka. Les yeux fixés sur le corps, ils l'entourèrent semblables aux corbeaux qui avaient envahi le terrain.
— Quelle importance ? ils s'en passera, ironisa Darkolès en haussant les épaules.
Sacéka s'accroupit subitement et détailla le cadavre. Appuyé sur ses bras noueux, il agitait sa tête de droite à gauche avec une mollesse caoutchouteuse. Il frétillait, puis se braqua et tourna sur le groupe ses yeux inexpressifs.
— Sacéka facti ?
Le commodore interrogea ses compagnons du regard, mais ils ne semblaient pas comprendre eux non plus.
— Sacéka cé ? insista l'Ugre étrange.
L'un des lascars, un Sargonnais à la solide charpente, éclata d'un rire franc :
— C'est ça t'as raison, ça c'est cassé ! braya-t-il provoquant l'hilarité de ses compagnons. Seul Lonny se contentait de sourire.
— Pour une fois qu'on comprend quelque chose à ce qu'il raconte celui-là, ajouta un second qui se dilatait la rate.
Sacéka lâcha des gloussements suraiguës alors que son corps était secoué de spasmes névrosés. Son regard idiot passait d'un Kaolite à l'autre, comme pour s'assurer que son comportement était bien calqué sur le leur. Puis il s'arrêta net. Avec une rapidité qui étonna le commodore, il sortit un couteau, trancha dans la carcasse encore chaude et rangea aussitôt sa lame. Le morceau de viande en main, il se redressa sereinement. Alors que ses compagnons riaient encore, il croqua dans la chair comme si elle ne fut qu'une pomme.
— Il absorbe la puissance d'un seigneur de guerre, précisa Lonny avec une admiration paternelle.
— Celui-là ne dira plus rien, il peut tout avaler jusqu'à la moelle des os si ça lui chante, lança le commodore les sourcils froncés. Par contre, si vous en trouvez un autre en vie, vous venez me voir, je dois encore éclaircir certaines choses.
— Je crains qu'helas, nos frères Kaolites aient été d'une redoutable efficacité. Le champ a été nettoyé. Il ne nous reste plus maintenant qu'à brûler nos morts.
— Et avec quel bois ? s'étonna le seigneur d'Armadoc, il pleut comme vache qui pisse depuis deux jours !
— Nous prendrons le temps, sire commodore.
— Il semble qu'un aspect de notre situation vous ait échappé. Nous sommes en guerre.
— Kao nous protège.
Le visage de Darkolès se figea. Sous l'imposante veine qui ornait son front, chaque arête, chaque plis se firent froids et durs comme un marbre solide. Il inclina la tête en avant, semblable au taureau sur le point de charger et les ombres menaçantes de ses sourcils noirs s'étendirent jusqu'à ses yeux.
— Cette discussion a déjà trop duré, trancha-t-il fermement. On renvoie morts et blessés vers le fort Slasija, on remballe et on marche jusqu'à un endroit mieux défendable pour établir le camp.
Le sourire de L'Exinien s'élargit, ses yeux s'écarquillèrent et l'euphorie déforma sa voix :
— Je crains que cela soit impossible, sire commodore !
— Tu contestes les ordres, soldat ?
— Absolument pas, alors je vous demanderai de ne pas contester les dogmes de notre foie. Nos rites exigent de brûler nos morts pour que les fumées portent leur âme jusqu'à Kao. Nous devons le faire tout de suite, la pourriture ne doit pas les entamer.
Toutes expressions s'effacèrent brusquement de la face de Darkolès.
— Il va te falloir assumer tes paroles, dit-il en tirant Bilichilde.
Les quatre compagnons de Lonny mirent aussitôt leurs épées au clair et d'autres hommes aux cercles s'approchèrent, faisant de même.
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