À l'ombre des premiers temps 3/3

— Vous savez, se permit Lonny absorbé par ses pensées, qu'il s'agisse de l'indigent ou du plus grand des rois, tous doivent coopérer à l'œuvre de Kao. Vous n'en êtes pas exclu ! Puis il releva les yeux en direction de Darkolès et indiqua la lame.

— Vous devriez vous débarrasser de cela !

Le commodore lui jeta un regard sévère, mais le soldat le soutint. Après quelques instants, l'Armadocien afficha un sourire en coin et s'exclama d'un air amusé :

— Le dernier glaive forgé par Malvrick ? Ça ne risque pas non !

— Forgé par un usurpateur et trempé dans le sang de la garde noire. Cette lame est maudite !

À son tour, l'Exinien sourit et ajouta avec un hautain réjouissement :

— Tout comme ce monde a été maudit par Kao. Son règne revient, sa justice n'épargnera que les siens.

Le sang du commodore commençait à bouillonner dans ses veines, l'excitation lui arracha un petit ricanement et il répondit avec une intonation plus forte qu'il ne l'aurait voulu :

— Parfait, tout ceci est parfait ! J'ai éprouvé la force de celui que vous nommez usurpateur, elle n'avait rien d'un simple tour de passe-passe.

Puis, haussant les épaules, il ironisa :

— Cela me donnera l'occasion de comparer avec votre Kao, je n'ai jamais vu ses prouesses et ne connaissais même pas son nom à la dernière Épigée.

Ignorant le sarcasme et sans détourner le regard, Lonny expliqua calmement :

— Détrompez-vous, sire commodore, ses exploits sont bien visibles en ce monde. Ils sont juste si vastes, qu'un regard étroit ne peut les percevoir. Prenez par exemple cette forêt qui nous entoure. Elle peut vous sembler immense, mais autrefois elle s'étirait sur tout le Thésan et servait de refuge à tous ceux que l'on nommait les indésirables. Les usurpateurs, qui se firent appelés dieux, étaient encore inconnus à l'époque ! À l'ouest, les hommes ne croyaient qu'en Kao et c'est leur foi qui fit tomber les arbres en même temps que les monstres mangeurs d'homme. Les forêts ont plié face à la volonté de l'être qui pensait bien. Ici, c'est le fief historique du samalisme et regardez autour de vous, ces bois sont tragiques !

L'Exinien indiquait de la main le paysage autour, comme pour appuyer l'évidence. Mais l'épaisseur de la pénombre ne permettait pas aux feux de camp d'étaler leur lumière aussi loin que sa réflexion l'exigeait.

— Je sais, continua-t-il, qu'il est de coutume de dire que les indésirables ont été chassés derrière la porte d'Ifrinn. Les gens du centre du Thésan sont attachés à cette idée. Mais pour les peuples de l'ouest, qui ont vu de prêt les Xamarquîmes et les Endévalais, le sujet nourrit quelques incertitudes. Regardez cette végétation chaotique, regardez l'obscurité de cette nuit, si ça se trouve, ils sont là, tout autour, et nous observent. On n'y voit rien de tout de façon, quelle pitié !

À peine son dernier mot prononcé, qu'un bruit sourd s'éveilla à l'est. Une agitation ample et soudaine qui se rapprochait. Des feuilles et des branches étaient remuées par un vent puissant qui venait dans leur direction. Une à une, les cîmes des arbres s'animèrent, laissant paraître, par instants, des brides du ciel étoilé. Bientôt, tout autour d'eux, les arbres furent ballottés en faisant grand bruit et un vent froid, gorgé d'humidité, souffla sur le camp.

— Tient ! il va pleuvoir s'exclama l'Exinien.

C'est alors qu'un hurlement retentit dans la clairière.

***

Odoacre restait silencieux, les yeux fixés sur le vide, il écoutait l'argumentation de la très expérimentée bête de l'Othe. Sa tête était encore plus étrange quand il réfléchissait, presque inquiétante, mais il semblait comprendre et adopter le point de vue du milite. Herbert, aux visions plus rationnelles, refusa de son côté de se plier à des superstitions qui le firent sourire :

— Aucun risque, voilà deux milles ans que l'Entre-deux-Terres veille à ce que la porte d'Ifrinn reste close. C'est bien plus qu'un simple rôle à jouer, c'est une règle qui régit leur vie de la naissance jusqu'au trépas.

Noriker émit un son à mi-chemin entre le rire et le grognement. Il toisa Herbert comme s'il eut été un farceur et s'exclama :

— Une règle établie pâr des types morts il y â deux milles ans, les autres n'ont fait que l'appliquer sans se poser de questions. Toutes les règles ont une fin !

Une légère brise fit vaciller la lueur émise par les feux du campement. Son flux, constant et croissant, annonçait l'arrivée d'un mouvement d'air de plus grande ampleur. Le milite regarda le clair et l'obscure danser sur le visage de ses interlocuteurs et reprit plus fort pour être entendu :

— Et quand bien même les Terrentriens suivraient toujours leur voie ancestrâle... Quelque chose est resté. Une trâce de ceux qui ne sont plus hante toujours ces bois. La vie de château a émoussé vos sens, ne sentez-vous pâs autour de vous les âmes torturées des peuples qui crurent être maîtres de cette terre ?

Il sourit et tous les muscles de son visage se contractèrent en une atroce grimace.

— Cette expédition, ajouta-t-il, n'est certainement pas la formalité que l'on croit !

Les arbres furent alors secoués par un souffle froid qui balaya soudain le camp. Dans son sillon, retentit le hurlement d'un être qui voulait vivre.

***

D'abord en alerte, le regard du comte de Mazac s'adoucit.

— Ce sont des feux follets, explique-t-il en souriant, rien de dangereux, c'est naturel.

Les lumières paisibles se mirent soudain à tourbillonner sous l'effet d'un courant d'air que la nature lâcha pareil à un soupir froid. Le scintillement prit des teintes vertes et jaunes, puis fut balayé par un vent qui gagnait en intensité. Bernard sentit dans son souffle les effluves moites annonciatrices de pluie. Bientôt, tout autour de lui, s'anima la nature dans un grand vacarme et soudain... Un hurlement déchira la nuit.

Un chahut anormal s'éleva, il provenait de la partie exinienne du camps. Le bruit ne montait pas en ampleur et dans le désordre inintelligible qui régnait s'éleva soudain :

— On se bat chez les Noromions !

Bernard regarda Louis stupéfait.

— Allez-y jeune prince, lui lança le vieil homme, allez-y sans moi, je n'ai plus les jambes qu'il faut pour courir.

Bernard se précipita en direction du vacarme. Il jeta un bref coup d'œil en direction des camps alliés ; les soldats des autres royaumes s'étaient levés, ils étaient en alerte mais ne bougeaient pas. Arrivé en vue des tentes noromionnes, il ralentit le pas. L'adrénaline mêlée à sa course effrénée avaient donné à son cœur un rythme effréné. Alors qu'il s'avançait vers le lieu où s'attroupaient les Exiniens, il sentait ses tempes tambouriner au sommet de son crâne, le sentiment de danger avait éveillé excitation et crainte qui le plongeaient dans un état second. Les soldats, à sa vue, s'écartèrent, ils avaient l'air de penser qu'il était l'homme de la situation. Rien n'était moins vrai, jamais il n'avait eu à commander en situation d'urgence. C'était la première fois qu'il voyait la piétaille d'aussi prêt. L'atmosphère était lourde. Les traits des visages qui l'entouraient étaient grossiers. Dans le vacarme que faisait le vent s'entendaient des chuchotements suspicieux. Les flammes agitées, faisaient danser l'ombre et la lumière sur des visages nerveux que la méfiance déformait en masques grotesques. Au bout de l'allée formée par les hommes se tenait un Noromion épée à la main. La lame n'était pas souillée de sang et dans le regard perdu du guerrier ne se mêlaient que la surprise et l'incompréhension. Bernard quelqu'un arriver dans son dos.

— Je suis là ! mon prince, déclara une voix puissante.

Gudrun l'avait rejoint, cela le rassura. Ils atteignirent le colosse à l'épée. Il se tenait devant une tente qu'entouraient bon nombre de Noromions dont les têtes dépassaient de la cohue. Darkolès et Noriker arrivèrent à leur tour.

— Que se passe-t-il ? Qui se bat ? demanda Bernard.

Le Noromion rangea son glaive et indiqua la tente.

— C'est Snorri, il a été tué.

Darkolès s'avança le premier et écarta le rideau. Bernard, Noriker et Gudrun le rejoignirent. Sur le sol était étalé un imposant cadavre en armure. Le sang coulait encore abondamment de sa jugulaire, mais le coup mortel était marqué par un trou béant à la place de son œil gauche. Une lame fine et pointue s'était enfoncée dans son crâne à cet endroit. Le désordre dans la tente n'était pas si grand, le combat avait été bref.

Bernard jeta un œil interrogateur aux autres commandants. Noriker et Gudrun étaient calmes, mais Darkolès bouillonnait. Le seigneur d'Armadoc tira son épée, se tourna vers la cohue et hurla :

— Qui a fait ça ?

La lame mise au clair scintillait étrangement à la lueur des feux de camp. Son métal, à la brillance parfaite, était parcouru par des stries qui, semblables à des veines, étincelaient avec l'éclat du rubis. Rares parmi les gens autours étaient ceux qui connaissaient son nom, mais à sa vue, tous surent qu'il s'agissait d'une lame forgée par des mains prodigieuses.

Face au commodore, les Noromions alignés formaient un rempart sombre et imposant, mais celui-ci s'en souciait fort peu. N'ayant pas obtenu de réponse il s'en approcha d'un pas vigoureux et rugit à nouveau :

— Qui est le fot-en-cul, l'enfant de puterelle qui à fait ça ?

L'un des colosses leva les mains en signe d'apaisement. C'était le plus ancien de la troupe, un homme aux cheveux long et grisonnant dont les lèvres étaient marquées par une vieille balafre de travers.

— Nous n'en savons rien, sire commodore, expliqua-t-il d'une voix endurcie. Tout allait bien, nous étions entre nous, on trinquait, il n'y avait pas d'agitation. À un moment, Snorri est parti dans sa tente chercher un poignard qu'il voulait nous montrer. À peine à l'intérieur, on l'a entendu gueuler : "Tu vas crever !". Il y a eu des bruits d'épées, mais ça a cessé avant qu'on ai le temps d'arriver et on l'a trouvé comme ça sans personne à l'intérieur.

Bernard écoutait, mais ce qu'il entendait le laissait dubitatif. Il y avait un doute qui subsistait et il devait être levé par une personne au caractère moins ardent que le commodore. Il s'approcha et parla avec calme :

— Arnulf ! j'ai une totale confiance en toi, mais nous parlons de Snorri là. Et tu es en train de me dire qu'en l'espace d'un si court instant, quelqu'un a eu le temps de le combattre, de le tuer et de disparaître sans que personne ne l'aperçoive ?

— C'est bien ça mon prince.

Bernard poussa un soupir stupéfait. Il dut prendre un instant pour intégrer une réalité qu'il n'imaginait même pas, puis il se tourna vers Darkolès et lui assura :

— Ce soldat se nomme Arnulf, je crois en sa parole et je m'en porte garant. En tout cas, tuer en si peu de temps un Noromion, excellent guerrier qui plus est ; est au-delà des compétences de mes hommes.

La rage se lisait dans les yeux du seigneur d'Armadoc, mais il finit par ranger son épée. L'expression sur son visage se changea en une fâcheuse contrariété. Les traits tirés, la mâchoire serrée il concéda avec irritation :

— Je dois bien l'admettre, ceci est un prodige qui n'est pas non plus à ma portée.

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