À l'ombre des premiers temps 2/3
À l'approche du commodore, les cinq soldats firent l'effort d'un raidissement d'usage. Quatre d'entre eux lui retournèrent son bonsoir, le cinquième émit un "sacéka bonum !"
Encadré par une longue chevelure noire et lisse, le visage de ce dernier était des plus insolite, très pâle, très maigre, les arêtes proéminentes et les yeux globuleux. Darkolès le dévisagea.
— Qu'est-ce qu'il dit ? Tu as une tête bizarre mon garçon.
L'individu fixa sur lui ses grosses prunelles inexpressives.
— N'y prêtez pas attention, intervint un Sargonnais avec le ton serein des bons vivants, c'est un type des chez les Ugres, il fait partie de ces soldats venus des îles, un orbiate. On l'appelle Sacéka parce qu'il prononce toujours ce mot, mais on ne comprend rien à ce qu'il raconte.
Darkolès regarda le soldat qui venait de prendre la parole. Jamais avare de petites attentions qui coûtent peu, mais font beaucoup, il lui sourit et prit le temps de formuler une remarque sans intérêt :
— Votre accent, c'est celui des plaines du Belsar, vous venez du sud de la Béause vous !
Le Sargonnais se fendit d'un large sourire, ravi d'entendre citer le nom d'une terre familière en pays inconnus.
— On ne peut rien vous cacher, répondit-il en se grattant la tête d'un air faussement gêné.
Voyant que le soldat se serait bien étendu sur le sujet, le commodore indiqua l'homme étrange du doigt pour ramener à lui la discussion.
— Par contre, votre ami Ugre là, il est moins épais qu'une femme et il a l'air idiot, vous êtes sûr qu'il à l'intelligence et les kilos nécessaires pour partir au combat ?
— Sacéka infirmi ? s'étonna l'intéressé avant d'être pris de gloussements et de convulsions hystériques.
Darkolès interpréta son attitude comme un fou-rire et resta un instant à le dévisager.
— C'est vrai qu'il est bizarre, renchérit un autre Sargonnais alors que Sacéka ne se calmait pas. En plus il bouffe les cadavres, mais je peux vous assurer qu'il comprend tout ce qu'on lui dit et il est efficace.
Darkolès acquiesça de la tête, mais son regard ne cherchait pas à cacher son doute.
— Il ne faut pas se fier à l'aspect extérieur, intervint un autre soldat, après tout, nous sommes tous un peu de la perfection engendrée par Kao. Seuls les actes doivent être pris en considération dans ce monde.
Tous autour avait repris leur sérieux, même l'homme étrange. Darkolès en conclut que celui qui venait de parler était une sorte de meneur ou, tout du moins, était-il écouté. Il prit un instant pour le détailler. Petit, trapu, avec un ventre proéminent, l'individu paraissait avoir une trentaine d'années. Ses cheveux, longs et roux, étaient séparés par une raie au milieu. Il avait un visage disgracieux au teint rougeâtre, mais qui annonçait force et contrôle. L'armure qu'il portait, avait été recouverte de textes semblables à des cantiques ou des prières, mais la pioche et le serpent y étaient clairement visibles et attestaient de l'origine exinienne de son interlocuteur. Le commodore ne releva pas la remarque. Si cette religion l'avait un tant soit peu intéressé, il avait eu à loisir l'occasion d'interroger Bravonarol et la philosophie ésotérique d'un simple troufion ne l'intéressait pas le moins du monde.
— À qui ai-je l'honneur ? le questionna-t-il.
— Vous pouvez m'appeler Lonny, répondit humblement le soldat.
— Très bien, très bien, acquiesça Darkolès, alors dites-moi, Lonny.
Il désigna du doigt le cercle de chair brûlée sur le bras de l'Exinien.
— Je dois reconnaître, à ceux qui portent cette marque, un grand acharnement au massacre. Penses-tu que leur entrain sera intact lorsque ce seront des guerriers qui se trouveront face à nous.
— Nous accomplissons l'œuvre de Kao, affirma le soldat sans trahir la moindre émotion, alors... Femmes ou hommes... Guerriers ou éclopés... Qu'importe ! Ils doivent tous disparaître, notre attitude n'a aucune raison de varier.
Les propos n'avaient pas apporté à Darkolès l'information qu'il attendait, il s'impatienta :
— D'accord ! oui d'accord ! Mais... Il y a quand même quelque chose qui m'ennuie. J'ai le sentiment que vous leur en voulez pour autre chose que le massacre de notre messager.
Il écarta ses mains épaisses en signe d'ouverture d'esprit et ajouta :
— Si c'est le cas, il faut tout de suite me le dire, vous comprenez, je ne voudrais pas que des causes parasites entrent en conflit avec la mission que notre roi nous a donnée.
— Nous n'éprouvons pas plus de haine que de sympathie pour les Samaliens, assura Lonny avec un sourire amusé. N'ayez aucune inquiétude pour cela, Caribéris est non seulement notre roi, mais aussi la représentation de notre dieu en ce monde.
Darkolès haussa les épaules et déclara comme une évidence :
— Mais, je ne m'inquiète pas, seulement j'aime bien comprendre.
L'Exinien acquiesça de la tête.
— Oui, je vois, vous n'êtes pas au très fait de nos croyances, c'est étonnant pour le grand commandant des armées d'un roi Kaolite.
— Un roi Kaolite ? On n'en est pas encore là, maugréa le commodore.
Le soldat se reprit en souriant :
— Oui ! Mais oui ! Où avais-je la tête ? J'ai un tel plaisir à servir mon dieu que je vais parfois un peu vite en besogne. Terrasser tous ces Samaliens m'aura un peu trop rempli d'allégresse.
Il pouffa avant de reprendre :
— Pourquoi doivent-ils disparaître ? C'est très simple, les Samaliens abîment l'œuvre divine parce qu'ils honorent le bâtisseur et non le créateur.
Darkolès le regarda silencieusement, comme s'il attendait la suite. Lonny, ravit, reprit ses explications.
— La réalité dans laquelle nous vivons est une création inconsciente, un appendice involontaire de la formidable puissance divine. Dans l'infini du spirituel s'étend le règne de Kao. Il a engendré le temporel et doit maintenant à nouveau ne faire qu'un avec lui pour atteindre l'achèvement. Chaque être vivant a le devoir d'y concourir ; abandonner les fausses croyances et adopter la seule bonne qui soit. Ne vous y trompez pas, l'intelligent choisira bien, le sot non ! La seule voie possible est l'élimination de l'hérétique.
Le commodore lui jeta un regard incrédule. Il n'y avait pas si longtemps, ces gens-là subissaient ce qu'ils comptaient aujourd'hui infliger. Le malheur ne gravait visiblement pas d'enseignement plus durable à la mémoire des hommes, mais le but que poursuivaient les Kaolites donnerait un résultat parfaitement adéquat aux attentes de Caribéris.
— Bien ! se contenta-t-il de répondre.
Face à lui, l'Exinien ne semblait pas écouter. Il fixait l'épée que Darkolès portait à la ceinture, elle paraissait accaparer toute son attention.
***
Se rapprocher de Bernard Gildwin pour tenir tête à Sargonne ! La déclaration du seigneur de Turone avait totalement surpris Norker. Herbert le trompeur se risquait à un avis qui précédait le cours des choses. À moins que, comme à son habitude, il suivait un courant qu'il connaissait d'avance. En ce cas, savait-il quelque chose sur le dénouement de cette expédition ? Moins surprenante fut néanmoins la réaction du seigneur du Véhen.
— Je n'ai jamais entendu pareille absurdité ! Vos manigances vous montent à la tête, sire Herbert, plutôt voire massacrer les Ugres jusqu'au dernier que de vaincre avec les exiniens à nos côtés.
La bête de l'Othe porta calmement une noix à sa bouche. Il macha comme pour ronger son frein. Trop d'aberrations étaient lancées à la volée face à une situation pourtant limpide.
— La fâmille Klausdraken, grommela-t-il avant de déglutir, la très vieille fâmille Klausdraken est la lignée la plus ancienne de ce monde. Son histoire est intimement liée à celle de l'Ugreterre, je doute que le sacrifice inconsidéré de son peuple fâce parti de ses projets. Tu pârles trop vite Odoâcre et vous aussi, sire Herbert, à moins que vous ayez des informations que je n'ai pâs ?
— Étant donné les circonstances qui sont les nôtres, répondit le comte de Turone l'air grave, je me garderai bien de conserver mes informations pour moi seul.
Le grand sérieux de sa réaction était en lui-même révélateur que le sous-entendu de Noriker l'avait offensé. Le milite n'en fut que plus étonné, le trompeur avait donc bien fait un choix. Il pouvait mentir, mais il semblait que quelques intérêts le poussaient vers une voie partisane.
— Écoute moi Odoâcre, reprit le seigneur du Maultier d'un ton sonnant comme une inébranlable conviction, tu es un sombre coquebert ! Nous ferons exâctement ce que Rodert Madâlgrief, notre roi ! attend de nous. Tu es le guerrier que je respecte le plus en ce monde, mais sâche que si tu désobéis, tu me trouveras sur ton chemin. Et vous, sire Herbert, inutile de trop fricoter âvec nos anciens ennemis. Le temps n'est pas à la pârade nuptiale !
Le milite parlait lentement, avec calme. Ses mains épaisses effectuaient des va-et-vient pesants qui, alliés à sa voix grave, donnait encore plus de force à son propos. Les deux hommes écoutaient sans le couper et Noriker cru souhaitable de les éclairer sur leur condition.
—Maintenant, essayez tous les deux d'ouvrir les yeux. Quelle est notre situation ? Nous sommes pârtis à l'est du continent avec nos meilleurs hommes. Le contingent sârgonnais, quant à lui, n'est composé que des décaties et du bois vert. Nous sommes sépârés de notre pays pâr leur royaume où sont regroupés les meilleurs soldats de leur ârmée seigneuriale, la gârde royale et même la gârde noire qui pourra tout à fait être âppelée si nous trahissons.
Le milite se tut un instant et regarda fixement ses interlocuteurs. Ils ne dirent rien, ils réfléchissaient.
— De toute fâçon, reprit-il la mâchoire crispée par l'exaspération, il est trop târd pour se diviser, nous nous sommes enfoncés trop loin dans ce merdier. Regârdez tout autour, regârdez où nous sommes ! Je connais bien les forêts, j'y vis la plupârt de mon temps, mais celles que nous traversons sont différentes. Elles nous épient.
Odoacre sorti de sa réflexion, les yeux à l'affût, comme un animal sur ses gardes après avoir été surpris.
— Tu parles de l'ennemi ? s'enquit-il.
— Non, c'est pâs humains, répondit le milite avec une froide assurance. Les indésirâbles ! Nous sommes sur les terres qui furent jadis les leurs.
— Quelle étrange réflexion s'étonna Herbert, cela fait deux-mille ans qu'ils sont enfermés derrière la porte d'Ifrinn.
— Je sais oui, mais contrairement aux hommes-dieux, ils n'ont pâs été anéantis. On s'est simplement contentés de les enfermer derrière une porte. Une porte, çâ se ferme, mais çâ s'ouvre aussi.
***
Une obsession à faire naître le respect dans le regard de son père ! Le prince déchu sentit la colère monter en lui. Mais n'était-ce pas là un signe qu'une part de vérité se cachait dans les conclusions du comte de Mont-et-Mer ? Le comportement du vieil homme à son égard avait toujours été plus chaleureux et bienveillant que celui de son propre père. N'était-il pas logique qu'il soit celui qui lise le mieux en lui ? Bernard devait bien se l'avouer, l'idée n'était pas saugrenue. Mais il devait faire simple et ce maudit petit vieux le faisait réfléchir, il décida de couper court :
— Qu'importe ! Un esprit courageux sera assurément aimé du peuple.
— Oui, oui, oui, dit Louis avec une compassion amusée, bien sûr ! Mais regardez moi, j'ai bientôt soixante ans et me voilà parti à la guerre. Ma place n'est évidemment pas ici.
— Et bien vous voyez, le coupa Bernard, je suis très touché que vous vous soyez proposé sans attendre de m'accompagner, mais vous n'avez pas été raisonnable.
Louis le regarda d'un air indulgent.
— Vous savez, si le but avait simplement été de vous apporter protection, mon fils aurait été d'un plus grand secours que moi-même. Mais alors, c'est lui qui serait parti à la guerre. Ma vie est derrière moi ; lui doit hériter d'un comté et y faire briller le nom des "de Mazac". Il n'y avait absolument aucun intérêt à ce qu'il prenne des risques. Le fils d'un seigneur n'a rien à faire sur un champ de bataille, tout simplement parce que pour monter sur le trône il faut être en vie. Je vous en conjure, ne vous mettez pas en danger inutilement, lorsque le temps viendra, vous pourrez compter sur le pays de Mont-et-Mer pour réclamer ce qui est à vous.
Le prince déchu resta un instant interdit. Il cherchait ce qui dans ce discours le laissait aussi perplexe. Il finit par comprendre. Le seigneur de Mazac avait un bien trop haute opinion des Granvalais, il les surestimait. Cette idée le répugna et il parla avec morgue :
— Vous vous inquiétez inutilement, beau-père, ce sont des sauvages. Le péril n'est pas si grand. C'est exactement le genre de conflit qui, sans coûter de sacrifices exorbitants, peut contribuer à créer une légende.
Le vieil homme conserva son sourire, mais son regard trahissait l'agitation qui régnait dans son esprit.
— Détrompez-vous, mon prince. Je suis une personne effacée mais j'observe. Je ressens quelque chose qui ne me plait pas. C'est indéfinissable, c'est dans l'atmosphère, il y a une tension venue de toute part, à l'extérieur de notre armée comme de l'intérieur. Nos hommes haïssent les Ugres, ils méprisent les Sargonnais. Ils sont partis pour la guerre et se retrouvent à massacrer des femmes et des enfants. Il n'y a que haine, oisiveté et des actes honteux. Quant à ce qui nous entoure, c'est la forêt à perte de vue. L'ennemis peut être n'importe où et il est réputé pour la fourberie de ses attaques. Nous sommes sur son terrain. Je crains que cette expédition ne se passe pas aussi bien que prévu.
Bernard écoutait. Les mots du vieil homme étaient alarmants, mais le rythme dans la façon de les formuler était captivant. Le prince tourna les yeux vers la forêt. Le regard perdu dans le vide noir qui la cachait, il porta son verre à sa bouche. Louis avait raison, il régnait une agitation sourde tapie dans un calme malsain et il ne fallait surtout pas que les choses dégénèrent. Tout à ses considérations, son attention fut attirée par quelque chose qui remuait dans son champ de vision. Il failli s'étouffer avec sa bière et en renversa une bonne quantité sur lui. Le seigneur de Mazac s'inquiéta :
— Que vous arrive-t-il ? Ça ne va pas ?
Alors qu'il toussait encore, le prince indiqua d'un doigt anxieux la direction de la forêt.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? s'étrangla-t-il.
Au milieu des bois enténébrés, flottaient des boules de lumière qui allaient et venaient. Elles scintillaient d'une lumière bleu pâle et bougeaient comme animées par la vie.
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