À l'ombre des premiers temps 1/3
La bataille que mena Claudion dévoila au monde ses grandes qualités de stratège. Bien qu'Ayintas et Gaios, ses frères, y trouvèrent la mort, l'armée de Claudion fit grand massacre de vingt mille hommes et n'en perdit qu'un millier dans ses rangs. Son triomphe fut sans commune mesure, mais il devait ancrer son pouvoir sur ces terres. L'armée traversa la Verrance et s'enfonça toujours plus loin vers le nord, à la recherche d'un lieu où s'installer. Ils marchèrent longtemps, régulièrement harcelé par des tribus hostiles, traversèrent l'actuelle Béause aux terres promettant d'excellentes récoltes, mais beaucoup trop difficile à défendre pour une armée en nombre insuffisant. Leur périple les fit arriver en vue du fleuve bleu. Ses eaux traçaient un sillon bleu au milieu de vert à perte de vue et venait lécher le pied d'une colline qui s'élevait solitaire au milieu d'un pays plat à perte de vue. Une colline inoccupée car réputée maudite par les tribus barbares qui y avaient trouvé d'anciennes constructions. Des constructions de pierre, plus anciennes que les grandvalais et marquées d'inscriptions étranges dont la seule déchiffrable donna son nom au nouveau royaume : Sargon. Cela pouvait-il être plus ancien que le peuple primordial qui ignorait l'art de la construction et de l'écriture ? On rapporte que le lieu était habité par une vouivre, la dernière de son espèce. À l'image d'Ugrion triomphant du dragon, Claudion vainquit la vouivre et de cet acte sacré naquit Cubéria. Leur marche vers le nord les avait beaucoup éloignés de leur patrie d'origine et beaucoup rapproché des Ugres à l'armement plus performant. À l'est, le peuple Karbal avait été repoussé permettant à l'Ugreterre de concentrer ses troupes vers l'ouest où les Boréens ravageaient toujours l'Exinie. Claudion en profita pour stabiliser et consolider ses conquêtes. Il prit pour femme la princesse Bathina, fille du roi de Maubodrie et descendante de la noble lignée de Paramor. Une glorieuse ascendance ajoutée au sang des futurs rois de Sargonne et l'assurance de connaître les secrets des alliages nordiques.
Gaïl me Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne
***
Après cinq jours de marche sur terrain dégagé depuis le fort Slasija, l'ost avait pénétré dans les très vieilles forêts du Grandval. Elles étaient incroyablement différentes de celles qui s'étendaient à l'ouest. Plus oppressantes. Le gigantisme et la profusion chaotique y régnaient comme un vestige parfaitement intact des premiers temps
Nombre de soldats, n'avaient jamais vu de chênes aussi démesurés, de tilleuls aussi imposants. De toute part, la portée du regard était stoppée. Châtaigniers, érables et hêtres, aux proportions plus raisonnables, formaient un rideau dense où le vert du feuillage se mêlait au marron, au gris des écorces et au travers duquel se dessinaient, parfois, les troncs à la blancheur fantomatique de quelques bouleaux ou la silhouette sombre d'un pin solitaire. Partout où le sous-bois offrait quelque espace, proliférait la ronce qui s'élevait à hauteur d'homme en touffes luxuriantes et agressives.
Au-dessus des troupes, la canopée s'élevait si haute et si dense, que les rayons solaires ne la traversaient pas. Il ne fit plus jamais vraiment jour pendant leur traversée, la réalité autour d'eux s'enveloppa de couleurs ternes et la température chuta sérieusement. L'atmosphère, épaisse, gorgée d'humidité, s'était chargée d'une odeur entêtante d'humus, de tronc pourrie et de vieux champignon. Tout autour, résonnaient comme un cœur qui bat, les stridulations lénifiantes de grillons. Des cris, des chants, des bruits de branchages soudainement remués, venaient régulièrement interrompre le magnétisme apaisant de ce bourdonnement. La faune, bien qu'invisible, pullulait dans la pénombre. Parfois, venant de partout et de nulle part, une musique sommaire se frayait un chemin parmi les troncs noueux et résonnait dans l'espace. Trois notes montant vers les aigus, suivies des trois mêmes notes qui redescendaient vers les graves. Des pièges à vent ou autre chose, mais assurément les premiers indices que l'ennemi fréquentait ces lieux. D'ailleurs, la progression des troupes aurait été plus pénible si elles n'avaient emprunté un sentier déjà tracé. Pas aussi net que dans les royaumes de l'ouest, bien sûr, où le piétinement répété, années après années, finit par faire affleurer la pierre, puis la polit. C'était beaucoup plus récent, probablement dû à tous ces hommes qui avaient fui leurs hameaux pour rejoindre Sauromas. Ils avaient tracé la voie qui menait à leur chef.
Non sans mal, l'ost avait fini par trouver un endroit où l'espace entre les arbres était moins encombré et où ils purent établir le camp. La pénombre ambiante s'était intensifiée avec le coucher du soleil, jusqu'à devenir des ténèbres opaques où ne subsistait pas la moindre source lumineuse. Darkolès était resté un instant à les contempler, il avait cherché à y voir ce à quoi pouvait ressembler le néant et peut-être en avait-il eu un avant-goût. Ces forêts, c'était comme un autre monde, une nouvelle réalité qui accaparait ses sens. Même les feux allumés par les hommes paraissaient briller différemment. Leurs flammes étaient plus pâles. Elles diffusaient une lumière blanche qui rayonnait comme une oasis lumineuse au milieu d'un désert de noirceur. Ses rayons froids donnaient aux soldats un aspect de cadavre et faisaient danser sur eux des ombres fantasmagoriques
Mais tel n'était pas le sujet. Le commodore faisait le tour des différents contingents pour s'assurer en personne du moral des troupes. Il avait causé avec les Ugres et pour ce faire, bravé l'odeur infecte de l'ail et de l'oignon bouilli que renvoyait leurs chaudrons à l'approche de chaque repas. Il était ensuite allé voir les Exiniens, mangeurs de patates et de châtaignes. Des aliments plus proches des coutumes culinaires armadociennes. Tous lui firent bon accueil, mais il l'avait senti ; les soldats montraient plus de respect pour l'homme, pour la fonction, que pour le royaume qu'il représentait. Darkolès n'était pas dupe, la longue marche jusqu'au Grandval n'avait pas créé de liens, bien au contraire, les regards n'avaient pas changé, même les guerriers venus de l'Orbia avaient adopté les détestations des royaumes qu'ils servaient. Et la forêt tout autour ! Ses bois sombres et inquiétants semblaient raviver les différences. À une exception pourtant. Il y avait ces soldats marqués du cercle dont le regard était différent. Ces types ne faisaient pas de distinction sur les origines, comme s'ils avaient atteint un stade de conscience supérieur. Pourtant, le zèle avec lequel ils avaient exterminé un ennemi uniquement composé de femmes, d'enfants et de vieillards, avait dépassé en férocité les sauvageries orchestrées par les soldats les plus sanguinaires de la troupe. Ils avaient formé un groupe à part entière, composé pour moitié de Sargonnais et pour l'autre moitié d'Ugres, d'Exiniens et d'Othrystins. Darkolès les considérait comme un contingent à part entière et avait fait le choix de les traiter comme tels.
— Bonsoir soldats, lança-t-il en approchant cinq d'entre eux qui mangeaient assis par terre.
***
Sur le flanc sud du camp, s'étaient établis les Ugres. Après avoir mangé et bu avec les troupes, Noriker s'était éloigné pour s'asseoir contre un arbre. Il avait emporté avec lui cinq grosses noix et, posant son regard loin vers la nuit sombre, il fit éclater la coque de la première entre ses gros doigts puissants. Il fouilla entre les débris pour attraper le fruit et le porta à sa bouche sans lâcher des yeux l'abîme qui lui faisait face, comme si, à force de concentration, il eut pu pénétrer les ténèbres. Un bruit dans un buisson tout proche le tira de sa contemplation. Sans se lever, il tira calmement un poignard de sa ceinture. Parfaitement immobile, l'attention portée sur ce qui allait sortir, il se tenait prêt à intervenir. Un lièvre de belle taille bondit hors des fourrés et s'arrêta net en apercevant le milite. Son pelage était d'une étrange blancheur qui seyait mal à une espèce dont la stratégie de survie repose sur la furtivité et la fuite. Son petit nez remuait nerveusement, comme si cette rencontre inattendue le contrariait. Il sembla un peu hésiter, puis finit par s'allonger de tout son long. Étalé sur le flanc, il posa un regard calme sur Noriker et le fixa intensément de ses yeux globuleux.
— T'âs pas peur des hommes toi ? grogna le seigneur du Maultier.
Mâchoire en mouvement, tête haute, oreilles dressées, le lièvre affichait un air souverain. Émergées de son pelage à la clarté sans défaut, ses deux prunelles exorbitées brillaient d'un noir profond à la lueur des feux. Leur expression sereine avait un magnétisme apaisant.
Après avoir rangé son poignard, Noriker serra le reste des noix dans son poing. Dans un grand craquement, leurs coques se broyèrent. Le son émis n'arracha pas le moindre sursaut à son hôte. Il poussa un soupir exaspéré et ronchonna comme a lui-même :
— Maudit bois, même les bestioles se comportent bizârrement ici !
— Et bien, sire du Maultier, entendit-il dans son dos, pourquoi cette mine renfrognée ?
Ce coup-ci, le lièvre prit la fuite, après trois bonds admirables il avait déjà retrouvé la sécurité de la pénombre.
— Çâ tient tête à la bête de l'Othe et ça se sauve à l'ârrivée d'Herbert le trompeur, s'esclaffa Noriker, cet animâl aurait voulu m'offenser qu'il s'y serait pâs pris autrement.
— Votre admiration me touche, répondit le sire de Turone en dérapant une digne attitude dans une humilité feinte, mais je suis accompagné de sire Odoacre. Je n'ai tout de même pas la prétention de pouvoir faire fuir un lièvre à moi tout seul.
— Odoâcre ? s'écria le milite, je vois pas ta sâle trogne, c'est vrai ? tu es là ?
La voix grave du seigneur du Véhén raisonna dans le noir :
— Oui Noriker, je suis là, et ça se voit qu'il n'y a pas de miroir chez les bouseux de ton espèce !
— Ah ! Ah ! t'es en bien méchante compagnie, mon ami, çâ dépérit à vue d'œil le niveau de tes fréquentations.
— Oui je sais ! les Klausdraken me répètent souvent la même chose à ton sujet, surtout la reine Vénérande !
— Arrr ! grogna Noriker avec un sourire en coin, "la reine", "la reine", c'est une question de point de vu. Amâlène ou Vénérande ? j'aimerais connaitre l'âvis de sire de Turonne à ce sujet.
Les deux silhouettes qui avançaient dans la nuit atteignirent le seigneur du Maultier. Comme à son habitude, Herbert de Turone se montra parfaitement insensible à la moqueries dont il était l'objet. Après tout, il était de bonne guerre qu'un changement d'allégeance attire les railleries d'hommes pour qui la vie à moins d'importance que l'honneur. Il inclina du chef en signe de pudique révérence et s'exclama :
— Me voilà honoré que vous sollicitiez mes lumières, sire du Maultier. Je vous le dirais donc sans ambages, il n'y a aucun avis à avoir sur la question, la reine est bien évidemment celle qui exerce le pouvoir.
Pour ne pas laisser ses interlocuteurs reprendre la parole, l'homme à la frêle constitution enchaîna immédiatement sur un sujet qui l'intéressait.
— L'air gouailleur que vous avez pris à notre arrivée est tout à votre honneur. Je comprend qu'un homme tel que vous ne souhaite pas être une source de tracas pour ses alliés, surtout en pareilles circonstances. Néanmoins, vous ne vous êtes pas enfoncé suffisamment loin dans cette épouvantable noirceur pour masquer votre contrariété et je ne suis pas insensible aux tourments de ceux de mon pays.
— Votre sollicitude me touche, déclara Noriker incrédule, mais je n'imagine pâs que deux hommes de votre rang aient fait un détour à la simple vue de mon visâge. Si tel était le câs, permettez-moi néanmoins de vous féliciter pour l'excellente quâlité de votre vision nocturne.
— Nous sommes partis à la guerre pour le compte de Caribéris, intervint énergiquement Odoacre, et nous ne nous sommes adonnés qu'à une boucherie sur des personnes sans défense.
— Allons, allons, tempéra Herbert, cela doit sembler bien peu de chose pour la bête de l'Othe, j'ai connu une époque où vous ne versiez pas dans ce genre d'état d'âme.
— Nous vieillissons, sire Herbert, le rectifia Noriker, nous vieillissons. Donner la mort était plus grisant dans nos jeunes ânnées. Aujourd'hui, cela éveille moins d'embarras lorsque la sauvegârde de sa propre vie le justifie. Ce n'est pâs ce que j'ai vécu ces derniers jours, je le confirme.
— Je dois admettre que ce n'était pas tellement l'idée que je me faisais d'une guerre moi non plus, admit le sire de Turone, mais ces sauvages s'enfoncent dans les terres en laissant femmes et enfants à l'arrière. Les ordres sont clairs, tous doivent être considérés comme des ennemis.
— Les ordres de Caribéris, s'opposa le seigneur du Véhen. Cela ne serait jamais arrivé si les Klausdraken régnaient encore. L'Ugreterre aurait combattu Sargonne, pas ses ennemis !
Noriker souffla entre ses dents. Le milite était en proie à une impatience qu'il tentait de contenir.
— Je sais, Odoâcre, je sais. Les Klausdraken auraient fait front, les Madâlgrief, eux, ont suivi. La situation n'est pas idéâle, mais c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons !
Les deux hommes échangèrent un regard entêté. Le seigneur du Véhen ne comptait pas lâcher prise.
— Nous ne devons pas aider Sargonne à gagner ses guerres, c'est comme forger pour eux la chaîne avec laquelle ils nous entraveront.
— Nous obéissons aux ordres de notre roi, notre avis n'â aucune importance.
— Noriker, avec tout le respect que j'ai pour toi, il n'est pas mon roi !
— Le fait est, intervint Herbert, que le prince Exinien semble penser comme le sire du Véhen. Peut-être pourriez-vous discuter avec lui pour que cette expédition ne serve les intérêts de notre ennemi ?
***
— Non, je ne suis pas de votre avis, protesta Louis de Mazac songeur, c'est terriblement dangereux, je vous demande humblement d'éviter tout combat.
Installés sur des coffres, Bernard Gildwin et le vieux comte conversaient une bière à la main. Peut-être à cause de la lumière inhabituelle répandue par les feux ? Ou alors était-ce l'atmosphère particulière du monde qui les entouraient ? Mais le prince déchu avait vu, dans les yeux du seigneur de Mont-et-Mer, une lueur d'inquiétude voiler son habituel enjouement. La chose était suffisamment rare pour qu'il n'en tire une source d'amusement. Il pouffa et s'exclama comme une évidence :
— Allons ! allons ! beau-père, comment voulez-vous que je puisse devenir un roi digne de ce nom si je n'ai pas connu la guerre ?
Le comte de Mazac caressa sa petite moustache blanche et un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres. D'une voix chevrotante, il expliqua :
— Cette belle blondeur qu'ont vos cheveux est un legs de votre défunte mère. Votre frère, au contraire, a les cheveux noirs comme votre père et c'est parce qu'il lui ressemblait un petit peu plus que le roi a tourné vers lui sa préférence. Tout ceci est bien naturel, tout parent que nous sommes, nous avons nos faiblesses d'homme et celle d'aimer un fils moins qu'un autre en fait partie. Cela n'empêche pas d'aimer l'autre de manière quasi identique, mais chez votre père cette préférence n'a jamais cessé de croître, probablement à cause de vos prises de position.
Le visage de Louis s'assombrit brusquement, les yeux dans le vague il ajouta comme une parenthèse faite à lui-même :
— Et puis... Et puis il y a eu les hommes-dieux... Et puis il y a eu le synarchéin. Votre mère tuée par Sylla, l'abdication de votre père et le constat amer de ne pouvoir absolument rien faire. Et puis... Il y a eu votre mariage. J'aime ma fille, mais je sais bien que, là encore, vous n'avez fait que subir votre union. Peut-être est-ce pour cela que vous n'arrivez pas à donner un héritier au trône ? Et j'imagine que vous devez avoir l'impression que c'était bien la seule chose que l'on attendait de vous ! C'est compréhensible, après tout, dès que se forgèrent vos convictions sur la stratégie à mener pour votre royaume, vous en fûtes déshérité
Il remua pensivement la tête avant de conclure :
— Tout ça pour vous dire que je crains que, derrière ce bel esprit combattant, ne se cache en réalité une manière de trouver grâce aux yeux de votre père.
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