𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝐈𝐈𝐈 : 𝐮𝐧 é𝐯𝐞𝐢𝐥
CHAPITRE III : un éveil
Le ciel grisâtre grondait en timbres amers, et les nuages s'y noyaient d'un battement continu, et quelques feuilles mortes dans l'allée, tournoyaient sans force. Le chemin de terre battue brumait d'une poussière que le vent soulevait ; des ramilles sèches, emportées, venaient frapper le palier de grosse pierre de la ferme, et s'enfuyaient selon une courbe sinueuse, pour aller se perdre dans la forêt au loin, ou l'espace orageux. L'œil s'accrochait à une tige jaunie de coudrier, qui s'attarda trois secondes dans l'ombre du seuil, luttant contre le vent. Au loin les derniers rayons rougeâtres enflammaient l'atmosphère, ténus à la ciselure des arbres. Étrangement l'un d'entre eux venait frissonner contre la poussière de l'allée ; et serpentait contre les graviers, enfin venait heurter ce même palier, celui de la ferme des Poppycurl.
Sur ce palier, il y avait une runtcyrsbroque.
Pepper Poppycurl s'était appuyée contre le chambranle de la porte d'entrée, un bol de thé de vieille céramique à la main, entre ses doigts, qui exhalait comme un long serpent de buée, et moutonnait haut dans le ciel d'automne. — Le ciel, tout là-haut, était encore gris, et comme pommelé d'éclaboussure, de remous blancs et de traces de nuit. Pepper soupira et leva les yeux vers les étoiles.
À trente-trois ans, Pepper tenait vaille que vaille la petite ferme des Poppycurl, chaque matin, avec son thé et ses yeux dans le ciel, et nouait son fichu, et empoignait le tabouret, et songeait à autre chose. Elle songeait à tout ce qu'elle aurait voulu faire de cette vie. Elle songeait à la pluie et aux astres et à la Terre qui tournait sous sa bêche.
Pepper Poppycurl songeait à ses trois enfants, surtout. Arcture, l'aîné, Cernunna, la benjamine — et au milieu, Griffin, qui dormait toujours. Alors elle passait plus vite de tâche en tâche, parfois même elle souriait. Pepper Poppycurl était mélancolique.
Leur maison à eux se trouvait assez bas dans la falaise, de sorte qu'ils pouvaient sortir par la porte principale sans même emprunter certains des passages escarpés que les runtcyrsbrocs taillaient dans la roche crayeuse pour pouvoir rejoindre le sol depuis leur palier. On connaissait chez cette espèce une agilité de chevrette ; voilà pourquoi ils en élevaient souvent. Du reste, s'ils savaient peu l'agriculture et le bétail, ils répugnaient à la chasse, et le lait de leurs quelques bêtes leur était agréable. C'était ce que Pepper s'ingéniait à exercer tout le long de ses journées ; car son mari s'occupait à toute autre chose ; mais nous verrons cela bien assez tôt.
Ce matin, donc, — Pepper Poppycurl finit son thé (de feuilles de verte-d'argent), posa le bol de céramique sur l'appui de sa fenêtre, et enfin fit quelques pas dans la cour. Il commençait à faire beau, et jour ; ses trois chevrettes gambadaient gaiement et vinrent la saluer. Elles s'appelaient Flancrouge, Patte-bleue et Ventraterre. Pepper les trouvait jolies, mais tant qu'elles faisaient un assez bon lait, ça lui apparaissait comme un détail. On verra par la suite que Pepper Poppycurl était une runtcyrsbroque de nature pragmatique.
La favorite de la famille — bien que personne ne le reconnût à haute voix — était sûrement Ventraterre. C'était une petite chevrette de taille plutôt basse, aux membres vifs et aux gros yeux lourds. Elle était toute grise, — presque blanche, avec une adorable petite tête noire et un nez très clair. Et un sale caractère ! Elle sautait par-dessus les barrières, fuyait dans tout le village, trottait chez les gens, sautait dans les arbres...on avait parfois l'impression qu'elle chantonnait, dans sa grosse barbe grise. Et pourtant, on la croyait dotée d'une piquante intelligence. Il y avait parfois comme une lueur dans ses yeux jaunes. Pepper prenait toujours bien soin de lui parler en la grondant.
« Ventraterre ! » appela Pepper, avec son seau, dans les premières lueurs du jour. « Allons, Ventraterre ! »
La runtcyrsbroque avait pris l'habitude, de toutes ses chevrettes, de la traire en premier. Ainsi elle n'allait pas faire la noce dans tout Levenn en attendant. La drôle de bête accourut, secouant sa tête comme pour rigoler. Pepper sourit, la laissa lui courir autour, et lui faire la fête.
« Calme, Ventraterre » rit-elle.
« Calme, Ventraterre » fit quelqu'un d'autre, comme en écho. Pepper releva la tête ; elle connaissait cette voix.
Un runtcyrsbroc — masculin, cette fois-ci — s'était approché sans trop de bruit. Il avait l'air fatigué et tenait dans sa main un petit objet sculpté dans le bois ; c'était, je crois, un genre de petit oiseau. Ventraterre lui fit la fête, à lui aussi. Pepper ne dit rien, planta simplement ses poings sur ses hanches.
« Myrtle Poppycurl, » accusa-t-elle d'une voix lourde, alors que l'autre souriait un peu en caressant la tête de la chevrette, « vous n'avez pas dormi cette nuit.
— Si. Un peu, » fit doucement l'autre. « Mais très mal ; j'avais des cauchemars.
— Tu es allé marcher au bord de la rivière » blâma Pepper, et pourtant elle posa un petit baiser sec sur sa bouche, comme par reproche.
« J'ai marché » admit Myrtle. « J'ai marché longuement en longeant les ruisseaux dans les feuilles mortes.
— C'est fini, Myrtle.
— Je sais.
— Des années sont passées.
— Je sais.
— Tu as des enfants, maintenant.
— Je le sais bien » soupira Myrtle, un peu mélancolique. « Et je les aime profondément. » Il regarda l'oiseau de bois dans sa main, comme pour le soupeser. « J'essayerai de dormir, la prochaine fois. Je te le promets.
— Il vaudrait mieux » acquiesça Pepper. « Allons ; dis-moi ce qui te tracasse.
— Rien, je te dis » fit gentiment Myrtle. « C'est jour chômé, au château, aujourd'hui. Les souris se débrouilleront bien toutes seules ; je viens t'aider.
— Jour chômé ?
— Oui, une date anniversaire, quoique je ne sais plus bien laquelle. Ce jour où Torsequeue III a libéré le château d'un runtcyrsbroc fou, qui était en réalité un mage métamorphosé, je crois ; mais je ne me souviens plus de son nom.
— L'anniversaire d'un conte, en somme, » nota Pepper, dubitative. Myrtle haussa les épaules.
« Tant que ça chôme » lâcha-t-il philosophiquement. Pepper dut bien approuver. « J'ai vu que Cernunna dormait toujours.
— Il faudra bien la réveiller. Elle peut parfois être si paresseuse. Enfin, c'est l'âge.
— Elle va sur ses neuf ans ; c'est un âge presque rond. Ils dorment tous, à neuf ans. » Myrtle eut un petit sourire. « Et ses cornes vont percer, c'est assez épuisant. Enfin, elle passe ses jours à courir au grand air — ce n'est pas tellement de la paresse.
— En attendant, elle dort toujours » répliqua Pepper. « Va donc réveiller ta fille, Myrtle Poppycurl. Et Arcture aussi — à moins qu'il ne soit parti tôt, pour aider la vieille Dagda. Dis-leur donc qu'un Mormæl viendra les croquer, s'ils ne font pas mine de se remuer. On verra s'ils compteront dormir, après ça. »
Myrtle eut un petit rire. « Cessons de leur faire peur, ils sont grands.
— Et ils se lèvent après le soleil » répliqua Pepper en agitant son tabouret d'un air presque menaçant. « Allons, Myrtle, si tu ne te dépêches pas, j'irai moi-même ! » son mari rit — puis, sans se faire prier, passa le palier de la petite maison, creusée dans la roche. Il s'éloigna : on ne le vit plus trop, dans l'obscurité du boyau principal. Pepper secoua la tête, sans colère pourtant. C'était presque affectueux. « Hé oui, ils sont grands » soupira-t-elle. « Enfin, Ventraterre. C'est la vie. »
Sur ces paroles mélancoliques, elle s'assit, et entama la traite de la petite chevrette.
⁂
« Cernunna, Arcture ! Debout ! »
Myrtle poussa la porte de gros bois de la chambre des enfants. Les maisons troglodytes des runtcyrsbrocs étaient assez merveilleuses, et la roche de cette partie de la Petite-Celtie, suffisamment crayeuse pour aider à son travail, permettait l'élaboration de sas spacieux, agréables, — souvent percés de jours qui donnaient sur l'extérieur. Le tout était par endroit soutenu de poutres, comme on en trouve parfois dans des greniers anciens ; et on y guidait la lumière avec science pour ne jamais être dans le noir, du moins dans le courant de la journée. Dans la chambre des trois enfants Poppycurl, on avait directement creusé une percée à même le plafond, — qui faisait tomber de lourds rayons jaunes sur toute la pierre de la petite pièce. À gauche, une simple couchette, vide ; à droite, deux autres ; agencées en hauteur, comme des nids. Les runtcyrsbrocs dormaient dans des genres de litières garnies de plantes odorantes et de duvet, qui leur étaient éminemment agréables. (Certains tendaient aussi des hamacs, mais c'était plus rare.)
Arcture et Cernunna remuèrent, depuis les deux lits « superposés » — l'aîné en haut, la benjamine en bas. Ce fut cette dernière qui râla d'office.
« On dort » protesta-t-elle.
« J'accorde une confiance totale en cette crise spontanée de somnambulisme » commenta Myrtle placidement. « Arcture ? Quelque chose à dire pour ta défense ? »
Un jeune runtcyrsbroc d'une d'une dix-huitaine d'années, le cheveux marron et l'air épuisé, leva la tête de son lit et gémit quelque chose.
« Je n'ai rien compris » fit aimablement Myrtle. « Votre mère me fait dire qu'un Mormæl viendra vous dévorer si vous ne faites pas mine de remuer.
— Dagda dit que les Mormæls sont inoffensifs » gargouilla Arcture depuis sa couchette en l'air.
« Dagda mange des poissons crus par pure flemme, et autant je ne remets pas ses compétences en question, — autant je me permettrai d'élever quelques doute quant à son appréciation du niveau de dangerosité d'une bestiole de plus de cinq fois sa taille dotée de bois et capable de l'écraser d'un coup de poing, » nota Myrtle. « Allons. Éveillez-vous, c'est déjà le jour. »
Arcture capitula. Ou du moins en donna-t-il l'impression ; il remua, et, résigné, sauta à bas de sa couchette.
Le jeune runtcyrsbroc était grand pour son âge, et pour son espèce ; presque dégingandé, dirait-on. Ses cheveux tressés le long de son crâne — et pris dans des bagues métalliques — retombaient, abrupts, le long de son dos, chatouillaient presque le nœud de ses mollets, comme les dernières vapeurs d'une chute d'eau. Ça laissait voir deux cornes de bouc qui s'enroulaient déjà, à-demi développées. (C'était une toilette étonnante pour un runtcyrsbroc, mais il y avait de bonnes raisons.) Arcture avait des yeux presque d'eau et un visage un peu fermé. C'était l'apprenti de la vieille Dagda ; il faisait le pont entre la terre et le ciel.
Cernunna, quant à elle, ne tint pas plus longtemps, et s'extirpa de son sommeil pour faire quelques pas mécontents dans la pièce un peu froide. C'était une petite runtcyrsbroque de huit ans, plutôt menue, — et dotée d'une crinière de boucles couleur châtaigne, — avec un visage en cœur et un petit nez pointu, où couraient des taches de rousseur ; elle avait de grands yeux bruns fort intelligents, qui brillaient comme des étincelles rousses. Pas encore de cornes, du reste. Elle était trop jeune.
Myrtle leva le nez. « Dites-moi, où est Griffin ?
— Il est parti tôt, mais je ne sais pas où » lâcha Arcture. Cernunna hocha la tête.
Le père acquiesça, l'air inquiet. « Préparez-vous, puis filez ; je pars à sa recherche. »
Il fila sans un mot. Où diable était le cadet ?
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