Partie 58 - Chapitre 10 : Le gène de Babel (6/6)
ADIEU LES RELIGIONS
L'année 2073
Un autre événement qui marqua les années fin soixante et début soixante-dix ce fut le Traité mondial sur la laïcité qui interdisit la pratique de toute religion dans le monde entier.
Comment ça s'est passé ?
Un peu comme une gifle qu'on n'a pas vraiment vue venir. Après tout, on ne faisait pas grand-chose de mal, non ? Visiblement oui ; à moins que la véritable raison se cachait sous le corps des femmes comme trop souvent dans l'histoire des sociétés patriarcales riches.
Après les Grandes Catastrophes, la colonisation, puis la libération des pays riches, la place des femmes dans leurs sociétés était devenue influente et proéminente ce qui rendait très mal à l'aise certains hommes plus traditionalistes au pouvoir. Ces derniers voyaient d'un très mauvais œil la féminité et sa vision des choses qui n'avaient plus honte de porter des bébés de couleurs pour elles ou pour les autres. Les femmes avaient été les premières à témoigner de la chute des nations riches sans se renfrogner ; elles s'étaient contentées de panser les blessures laissées par leur orgueil avant de se relever pour mieux s'affairer à contribuer au monde qui se transformait à toute allure malgré elles. Leur force réparatrice et leur créativité ne passaient pas simplement par la procréation de nouveau-nés, mais aussi par leur implication dans les institutions importantes de la société, notamment les religions. Elles étaient devenues les guides, leaders et muses d'un monde fatigué. Alors que Dame nature continuait de plaquer la tête des hommes puissants face contre terre, elle encourageait les femmes à se revêtir, jeter les produits antirides à la poubelle et refaçonner le monde à une image plus juste, plus réelle, équilibrée. Leur approche, plus inclusive, plus douce, plus en harmonie avec le nouveau monde en formation autour d'elle ne plaisait pas aux hommes puissants en mal de retour à leur propre glorification.
Ah ! Comme l'époque du 20ème et du début du 21ème siècle leur manquait. Ils étaient grands et au-dessus de tous.
Pour moi qui n'avais pratiqué la religion que par simple habitude et obligation familiale, je pris la nouvelle assez bien, peut-être mieux encore que l'exil sur Mars des grandes multinationales. Depuis plusieurs siècles déjà, dieu n'apportait plus grand-chose à ses croyants dans un monde où l'argent de ceux qui en possédaient beaucoup leur donnait facilement accès au paradis sur Terre. En revanche, pour Charlene et Ousmane qui pratiquaient chacun leur religion avec ferveur, la nouvelle loi leur ôta leur connexion directe avec leur communauté : pour l'un, la communauté chrétienne, pour l'autre la communauté musulmane, ainsi que tout ce en quoi chacune croyait. Ils seraient désormais voués à pratiquer seuls, isolés, pris entre les quatre murs de leur chambre, dans la peur et la honte la plus totale, leurs questions existentielles restant en suspens entre ciel et terre, incapable d'atteindre le secrétariat de dieu. Organiser des rassemblements religieux ou spirituels était désormais passible d'amendes ou d'emprisonnement.
Même si la déconnexion que vivait Charlene et Ousmane ne m'affectait pas personnellement, elle me fit constater à quel point mon enfance auprès d'Alegria avait imprégné à jamais mon expérience de ce à quoi consistait la vie humaine : une expression de la vie parmi tant d'autres. Alegria m'avait connecté à la nature autour de moi de la façon qu'on branchait un appareil à une prise électrique comme si c'était la nature, et non l'union de ma mère et mon père qui m'avait donné naissance ; sauf que je n'étais pas l'appareil ; j'étais seulement l'énergie qui le traversait par cette connexion.
J'avais retrouvé une union originelle similaire entre moi et un plus vaste Tout en Afrique. Nous n'étions pas plus importants sur Terre parce que nous étions hommes, mais plutôt parce que nous avions conscience de ce que nous étions : vivants, mortels et impuissants face au Tout. Malgré notre savoir et notre sagesse accumulés nous ne restions qu'un élément parmi tous les autres, eux aussi vivants dans le Tout. Notre alliance avec tous les autres éléments de ce Tout ne dépendait que de nous. J'image que c'est probablement aussi pourquoi les peuples noirs d'Afrique et de la Diaspora ressentent la musique, tous les types de musiques, au plus profond d'eux-mêmes. La vibration des sons, des rythmes, des voix, nous lie à ce qu'il y a de plus spirituel en nous les êtres humains : une simple et unique manifestation de la vie parmi tant d'autres dans un vaste Tout, de simples instruments dans la grande performance orchestral du Tout.
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