Partie 57 - Chapitre 10 : Le gène de Babel (5/6)


L'ASSEMBLÉE MONDIALE


Depuis mon arrivée aux États-Unis avec Ousmane, j'avais commencé à m'impliquer dans la politique. D'abord en tant que bénévole, puis en tant que candidat. Mon parcours d'enfant du milieu et mon mariage avec Charlene me rendait très populaire auprès des communautés noires et minoritaires ainsi que des communautés blanches. Chaque côté me regardait du seul côté qu'ils aimaient mieux voir, celui qu'ils favorisaient parce qu'il leur ressemblait.

Pour les noirs américains, j'étais avant tout noir à cause de ma mère et ma grand-mère ; pour les immigrants, j'avais moi aussi immigré dans ce pays ; pour les communautés blanches, mon père était Européen et la couleur de mes yeux et mes traits ressemblaient aux leurs ; pour la communauté hispanique, je parlais couramment l'espagnol et ma mère était Cubaine ; pour les croyants, mon fils était un musulman pratiquant ; pour les minorités visibles, j'étais marié à une femme transsexuelle.

Charlene, quant à elle, détestait la politique et ses politiciens. Ces derniers avaient pris pour habitude depuis le début du siècle d'utiliser ses deux communautés, la communauté noire et la communauté LGBQT, pour renflouer leurs votes et diviser l'opinion publique. Ça marchait bien pour eux, pourquoi allaient-ils s'arrêter ? Tout ce qu'il leur suffisait c'était de prétendre vouloir plus de diversité et d'inclusion en semant la discorde à la place.

Pour moi, je n'avais ni côté, ni tendance, ni penchant autre que de répondre à la frustration des jeunes et moins jeunes qu'on avait si longtemps négligés tout ça, comme me l'avait craché Ousmane en pleine face, pour ne penser qu'à nos fesses. Tout le reste et tous les autres n'ayant jamais eu d'importance.

Même en 2082, j'entends encore les gens dire que ce sont les jeunes qui changeront le monde.

Ah bon ! Et comment ?

Avons-nous décidé de jeter l'éponge en poussant nos propres enfants dans les pattes du lion enragé et affamé pour mieux s'enfuir, c'est ça ?

Depuis quand ce sont les enfants qui doivent sauver leurs parents ? Et eux ? Qui leur montrera ce qu'est le courage d'aimer ?

Ce sont nous les hommes et les femmes d'âge mûr qui bâtissons la société, pas les jeunes. Les jeunes sont seulement là pour nous rappeler à l'ordre de leurs puissants cris perçants, car la force et les moyens de construire le monde dont ils rêvent ils ne l'ont pas encore. Alors, il faudrait arrêter d'inverser les rôles et travailler plus sérieusement, plus ardemment pour ces enfants, qu'ils soient les nôtres ou pas, qu'on en ait mis au monde ou pas.

En tout cas, ça a toujours été là mes seules ambitions et motivations de politicien avant de passer de vie à trépas.


***

« Attendez ! » M'exclamai-je en me baissant pour ramasser la petite clé USB à mes pieds.

Je montai à toute allure les marches de l'escalier du grand édifice devant moi et la femme d'âge mûr qui s'était retournée pour me dévisager, perplexe. Elle était de très petite taille, le regard sombre et curieux sur un visage afro-américain au teint pâle, d'épaisses dreadlocks retombaient sur ses épaules menues ; le corps de cette femme portait indéniablement les marques des camps de l'intelligence artificielle. Les griffes de la famine qui régnait constamment à l'intérieur des camps avaient à jamais laissé leurs traces sur les corps des enfants résidants au Petit paradis. Du fait de la malnutrition permanente, leurs membres ne se développeraient qu'à moitié à la puberté. Incapable de leur donner un âge précis, leur petit corps resteraient pour toujours celui des enfants survivants du Petit paradis.

« Vous avez fait tomber ça, » dis-je simplement en lui tendant la clé USB.

« Ah ! Merci, » commença-t-elle le ton enthousiaste avec un large sourire franc. « On ne veut surtout pas le perdre, » ajouta-t-elle en mettant immédiatement la clé à l'intérieur de la trousse posée au-dessus de l'ordinateur portable et la pile de livres qu'elle tenait à deux mains. Elle s'arrêta net pour scruter longuement les traits de mon visage comme si elle essayait d'y déceler mes origines.

« Vous lisez encore des livres en format papier ! » M'exclamai-je en rigolant pour la distraire. « Je croyais être le seul dinosaure à trouver plaisir dans cette activité. »

Elle me lança un sourire complice avant de répondre :

« Mon mari et mes enfants adorent lire sur des pages papiers eux-aussi. Nous sommes donc au moins cinq survivants dinosaures. »

Elle posa son portable et sa pile de livres sur son avant-bras droit pour me présenter chaleureusement sa main : « Sénatrice Nina Xi-Huang. »

Je saisis la main miniature de la femme pour la serrer avec précaution tandis qu'elle serra fermement la mienne en me regardant droit dans les yeux. Je souris à l'idée qu'elle puisse être elle aussi une enfant du milieu.

« Ministre Borys Leszczyński. »

« Ah oui, vous êtes le nouvel arrivant ! » s'exclama-t-elle alors que ses yeux se mirent à étinceler. J'avais ravivé sa curiosité naturelle. « Alors Monsieur le ministre Leshzyski, que pensez-vous accomplir à l'assemblée mondiale ? » enchaîna-t-elle immédiatement.

« Servir le monde aussi impossible que la tâche puisse sembler, » répondis-je le ton assuré, la posture fière.

« Ah ! Vous êtes au bon endroit, mais pas entouré des mauvaises personnes ! Ici, les membres ne songent qu'à leur pomme et ceux de leurs progénitures. » rétorqua-t-elle dans un éclat de rire. « Résultat ! » fit-elle en pointant le plafond de verre au-dessus de nos têtes. Nous étions effectivement à l'intérieur d'une serre artificielle qui nous protégeait des rayons du soleil en nous divertissant d'un paysage de verdure qui n'existait plus depuis plusieurs années. Elle me fixa tristement quelques secondes avant de continuer :

« Il vous faudra être téméraire et courageux Monsieur... » Elle s'arrêta net pour me demander gênée : « Puis-je vous appeler Borys ? »

J'éclatai de rire en tapotant doucement l'épaule de Nina qui paraissait désormais aussi forte et impressionnante que les montagnes cubaines du paysage de mon enfance.


J'ai parlé plus tôt des hommes étant des étoiles, partageant le même espace se croisant à plusieurs moments dans le temps. Eh bien, ce fut mon impression lorsque je croisai Nina Xi Huang aux pieds du parlement, ainsi que plusieurs années plus tard le président actuel du Togo, Kofi Lare*. Ma carrière politique me permit de faire connaissance avec ces deux personnalités exceptionnelles sans savoir que nous nous étions déjà rencontrés plusieurs années plus tôt dans des circonstances et des positions totalement différentes. J'avais sauvé Nina de l'emprise de l'intelligence artificielle alors qu'elle n'était qu'une jeune femme à la fleur de l'âge et j'avais piloté un jeune soldat de vingt-cinq ans jusqu'au grand traumatisme de sa vie. Tels des étoiles nos destins se croisèrent et se recroisèrent aux caprices d'un espace vivant dont nous ignorions tous les plans et les secrets.


*Vous rencontrez ce personnage dans le roman de la même saga Au crépuscule du monde.


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