Partie 53 - Chapitre 10 : Le gène de Babel (1/6)


L'ANNÉE 2063


La vie poursuivit sa course folle sans trop de drame pour une petite famille reconstituée telle que la nôtre. Charlene avait le même grand cœur tendre et l'oreille attentive qu'Alegria ; elle savait donner à Ousmane l'attention yin dont il était habitué tout en lui apportant la compassion yang qui lui avait tant manqué du fait de mon absence. Il se plaisait bien avec nous et adorait son rôle de grand frère. Je pouvais disparaître à tout instant désormais, il ne serait plus le seul survivant des Leszczyński, tout seul au monde. Il aurait une petite sœur comme raison de vivre, un autre être vivant à protéger et défendre. Ça me rassurait de savoir ça, tant pour lui que pour Lynne.

« Pourquoi ton père et toi ne passeriez-vous pas un peu de temps ensemble pendant que Lynne et moi serons chez Maya ? » interrogea Charlene du comptoir de la cuisine. L'intonation de sa voix donnait plus l'impression d'une suggestion que d'une question.

« On passe déjà toute la semaine ensemble, ça me suffit largement. Je dois étudier, » rétorqua nonchalamment Ousmane avec un petit rictus puis il replongea immédiatement son nez dans son livre.

Charlene me lança un regard réprobateur qui semblait m'inviter à dire quelque chose. Alors, pour éviter une dispute, j'exprimai la première idée qui me vint à l'esprit :

« Il a raison, »

« Vous êtes sérieux tous les deux ? » s'exclama Charlene en roulant des yeux avant de poursuivre d'un ton las : « Ce n'est pas possible ou quoi, je cohabite avec deux fantômes. Est-ce que ça vous arrive de réaliser que l'espèce humaine vient tout juste de passer à côté de l'extinction totale ? »

« Parle pour vous, les anciens pays riches, » fit immédiatement Ousmane en pouffant de rire, la tête toujours enfouie dans ses pages. Ensuite, il leva le menton pour balayer quelques secondes son regard sur elle et moi avant de continuer calmement : « Le pire est à venir, la planète n'en a pas encore fini avec nous. » Il replongea ensuite sa tête dans son roman.

« Ton fils est aussi optimiste que moi à ce que je vois, » dit-elle en se tournant vers moi puis elle ajouta : « Il doit tenir ça de sa mère je suppose. »

J'éclatai de rire au sens de l'humour de Charlene tandis qu'Ousmane pouffa à nouveau de rire sans prendre la peine de relever les yeux vers nous. Il avait lui aussi compris la blague sarcastique qu'elle venait de lancer. L'optimisme et elle avaient toujours fait deux, du moins depuis que je la connaissais. Effectivement, Ousmane n'était pas très optimiste lui non plus. Par contre non, il ne tenait pas ça de sa mère, et encore moins de moi. Contrairement à la plupart de la population, je gardais espoir qu'un jour la Terre ainsi que les Hommes reprendraient un cours plus naturel, plus harmonieux. C'était bien le monde mourant hérité des hommes blessés autour de lui qui avaient enseigné le pessimisme à Ousmane. Quant à Charlene, le camp de l'intelligence artificielle lui avait montré la face la plus horrible des Hommes, et elle ne l'avait jamais oubliée.

Ousmane avait grandi à l'extérieur des camps de l'intelligence artificielle dans un pays qui avait connu la pauvreté extrême et l'exclusion avant de se retrouver au sommet d'un monde pourri où des hommes et des femmes défigurés par leurs grandes plaies béantes déambulaient dans les rues tels des zombies. Tout comme moi, il avait vécu les plus jeunes années de sa vie au côté d'un père fantôme qui savait jouer au mur pour finalement voir ce même père disparaître plusieurs années avant qu'il ne resurgisse dans sa vie pour l'emmener vers un autre horizon. Trois générations de suite, un enfant sensible avait subi le traumatisme de l'abandon à l'identique, mais différemment. Pourtant, à l'instar d'Alegria qui avait vu mon destin en rêve, je sentais au plus profond de moi qu'Ousmane verrait le point final de notre traumatisme générationnel. J'avais la conviction qu'avec lui le traumatisme des garçons Leszczyński s'arrêterait là, non pas par l'extinction de l'espèce humaine, mais par un jeu de lumière : la vie. Derrière son sens de l'humour noir et son défaitisme, il cachait une force surnaturelle en formation dont j'ignorais l'origine. Tel un arbre robuste, aux racines encrées des milliers de mètres sous terre, il allait puiser à la source ses réponses existentielles au lieu de les chercher à la surface de notre monde malade. Peut-être avait-il appris ce secret auprès de ses grands-parents, ou des hommes et des femmes autours de lui qui prenaient par intervalle le rôle de guides. À moins que ce fusse l'expérience de sa vie d'enfant mal aimé.

Fatou quant à elle, lui avait enseigné l'esprit entrepreneurial, l'esprit de famille et les valeurs spirituelles qui lui assureraient une existence humaine stable malgré les incontournables aléas de la vie. Contrairement à ce que voulait la tradition de sa culture, sa mère n'avait cédé aucun de ses rêves à personne, pas même à son enfant unique. Elle avait sacrifié son temps, son corps et ses ambitions de manière stratégique sans jamais perdre de vue l'objectif qu'elle s'était fixée. Par cet acte de rébellion, Fatou avait démontré à Ousmane le pouvoir des personnes ordinaires courageuses lorsqu'elles osaient défier l'autorité, le prévisible, le conformisme. Sans arme ni slogan, mais avec grâce et ingéniosité, Fatou avait indiqué à notre fils le chemin qu'avaient emprunté les hommes et les femmes libres depuis la nuit des temps. À travers les choix de sa mère, il avait retenu à vie l'importance de ses choix d'homme par opposition. Il portait en lui l'audace et la créativité exceptionnelle de la possibilité humaine.

Malgré tous mes bons efforts et ma bonne volonté, je ne pouvais pas reprendre là où j'avais abandonné mon fils, et après toutes ces années, je m'y étais résigné. Ousmane aussi avait appris à l'accepter sans me haïr. L'affection qui nous unissait ne venait ni de notre passé déchiré ni de notre futur incertain, mais d'un présent que nous reconnaissions tous les deux comme étant bien plus précieux. Mon fils ne me confierait jamais les troubles et les chagrins de son enfance de petit garçon délaissé, même s'il connaissait les miens. J'aurais beau le comprendre avec toutes ses craquelures et ses fissures que j'exhibais aussi, je n'atteindrais jamais le petit Ousmane qui se cachait derrière ma propre histoire. Je pouvais désormais parler d'égal à égal à mon fils devenu homme et compassionné. Néanmoins, l'enfant qui continuait de résider en chacun de nous se sentirait toujours tout petit et insignifiant. Nous ne deviendrions jamais complices malgré toutes les douleurs qui nous liaient. Je resterais à jamais l'homme effacé et mystérieux de son enfance qu'il appelait 'papa' comme un appel à l'aide auquel je n'avais pas su répondre. Pourtant, après toutes ces années à essayer de nous retrouver, nous ne nous étions jamais sentis aussi proches que nous l'étions à ce moment-là. 


***

Le gène de Babel, en avez-vous entendu parler ?

Assurément.

La nouvelle nous tomba dessus comme une surprise, un miracle que personne n'attendait ni ne voulait d'ailleurs. Survivre on l'avait tellement fait depuis si longtemps qu'on ne se posait même pas la question de savoir pourquoi nous et comment. Oui, on avait bien remarqué que certains mourraient plus vite et plus facilement, mais on n'avait jamais cherché à savoir pourquoi on survivait malgré tout et pas eux. Lorsqu'on est occupé à survivre, on n'a pas vraiment le temps d'aller chercher pourquoi, seule la façon importe. Jusqu'ici on était encore là, Dieu merci ! On verrait bien demain...

La technologie nous aidait à supporter confortablement les nouvelles conditions climatiques de la planète dans nos activités quotidiennes, mais il n'en allait pas de même de notre corps. La peau humaine avait du mal à tolérer ce soleil qui tapait jour et nuit sans pitié ; les yeux humains peinaient à filtrer les couleurs de ses rayons qu'ils ne comprenaient plus ; l'esprit humain avec ses pensées sordides mettait au défi la raison des hommes, les conduisant aux pires actes sur les autres et eux-mêmes; le cœur humain battait plus vite que la musique qui l'avait jusqu'ici tenu en vie ; le système de défense de l'Homme ne le protégeait plus contre les bactéries et autres virus présents naturellement dans son alimentation et son environnement. La médecine avancée n'eut de cesse de tenter d'inventer une potion magique assez puissante qui renverserait le sortilège de Dame nature. Malheureusement pour la science, la nature s'acharnait à vouloir refaçonner notre corps à la manière des hommes riches et influents de la moitié du 21ème siècle. Juste avant leur colonisation par l'intelligence artificielle, ces derniers voulaient nous implanter des puces dans le cerveau et nous remplacer les membres du corps pour nous transformer en hommes machines. En revanche, et contrairement à ces derniers, la nature avait décidé de ne pas mutiler ni violenter nos corps vulnérables de mortel. À l'inverse, elle avait choisi de nous sculpter patiemment et discrètement de ses doigts fermes et agiles, inspirée par sa créativité singulière du moment. Les hommes et les femmes du début des années 2060 changeaient progressivement sous nos yeux sans même que nous n'y prêtâmes attention. Nos corps s'affinaient, notre peau, notre chevelure et nos yeux s'assombrissaient tandis que notre masse musculaire grandissait. Le Borys de soixante-dix ans et quelques de l'année 2063 arborait désormais un teint de chêne sombre et une chevelure épaisse grisonnante qui ne le quitteraient plus. Malgré mon grand âge, je me sentais plus en forme que jamais et je tombais très rarement malade. Il en allait de même pour Charlene, Lynne et Ousmane. Ce dernier retourna vivre au Sénégal au douzième anniversaire de Lynne.

Cependant, la transformation n'allait pas au même rythme pour tout le monde. Il semblait même que pour certains, le choc de la métamorphose détruisait leur corps. L'espèce humaine évoluait, mais pas tous ensemble, et ceci se traduisait par la mort naturelle d'un grand nombre de personnes. Pour ceux qui tombaient raide mort et qui se croyaient pendant trop longtemps invincibles, la chute était bien trop soudaine et violente pour ne pas se poser la question : Pourquoi nous et pas eux ?

C'est un professeur du nom de Babel qui découvrit le gène de Babel en Afrique du Sud. Les gens le renommèrent très vite « le gène du survivant ». La science tenta tout de suite de mieux comprendre le mystérieux gène pour le dompter et en faire l'objet de désir des hommes qui ne l'avaient pas. Au début, ils voulurent nous manipuler tels des poupées, nous ouvrir comme des boîtes et nous observer comme des animaux de foire. Mais l'Afrique n'était plus celle du début du siècle, vulnérable, malléable et docile.

Les mauvais souvenirs des siècles passés avaient profondément blessé le continent et l'idée de redevenir de près ou de loin un autre corps robuste bon qu'au labeur pour le profit d'un autre, un objet de désir exotique, un objet point, inhumain et insignifiant tout simplement, révulsait tous les pays africains. Très vite, le professeur Babel poursuivit ses recherches discrètement en Afrique, en Amérique et dans les Antilles tandis que les autres pays entamèrent leurs propres recherches de leurs côtés avec la population noire qu'ils avaient sur leurs territoires. C'est ainsi que j'eus l'occasion de rencontrer personnellement le professeur qui changea à jamais le cours de l'histoire de l'espèce humaine et la démographie de la planète Terre.



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