Partie 50 - Chapitre 9 : La survie (5/7)


LA PRÉDATRICE

L'année 2048


Depuis la thérapie, ma relation avec Ousmane s'était quelque peu améliorée. Cela me prit du temps, mais nous pûmes tous les deux observer une véritable amélioration dans nos interactions père-fils. J'allais le voir plus souvent, je lui parlais davantage, je l'écoutais mieux et je pouvais le regarder dans les yeux lorsqu'il me posait des questions sur lui, sur moi, ou sur ma famille qui était bien évidemment, la sienne aussi. Il avait dix-sept ans.

J'avais recommencé à travailler, mais dans le commerce. Mon travail m'amenait souvent à voyager sur de courtes périodes de l'année. Mon employeur ayant de gros contrats aux États-Unis, je m'y rendais souvent en voyage d'affaires. L'homme ayant enfin trouvé l'inspiration de développer des moyens de transport écologique, voyager ne causait plus aucun mal aux maux de la planète temps que le voyage était vraiment nécessaire. C'est à peu près à cette époque-là que les hommes ne voyagèrent plus pour aucune autre raison que le travail. Tourisme ? Pour aller voir quoi ? La même terre laide et brûlée qu'il y avait déjà chez soi ?

C'est aussi à cette époque que les fenêtres cessèrent de montrer le reflet du monde extérieur. Ce dernier, celui que nous avions refaçonné à notre image, personne ne voulait le voir. Alors, on se mit à le camoufler d'abord, avec des rideaux, puis avec des vidéos et images holographiques sophistiquées qui nous rappelaient le monde extérieur d'avant notre création.

Ce fut lors d'un de mes voyages d'affaires aux États-Unis que je rencontrai Charlene, ou plutôt que Charlene me trouva.


***

Assis seul à la table d'un restaurant où j'aimais aller manger régulièrement, absorbé par le menu que je lisais attentivement, je n'avais pas remarqué qu'une prédatrice m'observait de loin. Elle se tenait assise sur une chaise au bar. Elle m'avait déjà vu quelques jours plus tôt. Mon allure et mes manières l'intriguaient. Assurément, je n'étais pas d'ici.

« Attendez-vous quelqu'un ? » entendis-je une voix grave féminine demander.

Je sortis la tête de mon menu et levé les yeux vers la femme postée en face de moi.

Elle était grande de taille, le visage long, les pommettes saillantes, les lèvres généreuses et de grands yeux sombres et mystérieux. Sa chevelure, d'un brun intense, tombait lourde et envahissante sur ses épaules nues. Elle avait la peau d'un brun vif et rouge que la terre sur le terrain d'Alegria. Elle avait la posture assurée et décontractée des femmes qui savent qu'elles sont attirantes. Je laissai échapper un soupir avant de répondre bêtement :

« Pas vraiment. »

La femme rigola. Un rire franc qui fit vibrer sa poitrine.

Je ne pouvais pas vraiment lui donner d'âge. J'aurais dit un peu plus jeune que moi, mais je soupçonnais les nombreuses expériences de sa vie camouflées sous son beau maquillage.

« Est-ce que ça veut dire que je peux m'asseoir avec vous ? » demanda-t-elle en prenant immédiatement place sur le siège vacant à l'autre bout de ma table. 

Une fois confortablement assise, elle resta un long moment. Elle me regarda souriante, me dévorant de ses yeux mystérieux qui parlaient pour elle du feu de son désir et semblaient vouloir pénétrer tout mon être. Je me sentis totalement consumé tandis qu'en un instant tout mon corps reprit vie.

« Je vous ai vu assis tout seul et tout triste à cette table et je me suis dit, et pourquoi pas aller lui faire la conversation, » dit-t-elle en coupant le silence.

« Moi, c'est Charlene et vous ? » poursuivit-elle en sortant du dessous de la table une main délicate, mais ferme.

Elle avait dit vrai. J'étais bien tout seul et tout triste à ma table comme dans la vie d'ailleurs, mais ce ne serait plus le cas dorénavant. Charlene me donnait une seconde chance. Malgré la féminité de ses formes et de ses traits, je savais. Elle portait en elle les secrets du yin et du yang. L'agressivité et la simplicité masculine combinée avec la force réparatrice et la créativité féminine.


D'une certaine manière, Charlene me permit de compléter les dernières étapes de ma longue thérapie : la honte et le tabou autour de ma sexualité. À l'instar d'Alegria, avec elle, je ne sentais ni jugement ni condescendance, je pouvais être tout simplement. Son authenticité reflétait mon image tel un miroir où je pouvais m'y contempler sans crainte. Comme elle me l'avait dit au début de notre relation : On pourra toujours prétendre ce qu'on veut ; on devra toujours retourner à l'essentiel un jour où l'autre. Nos besoins naturels et ce que nous en faisons n'est pas seulement notre affaire, c'est l'affaire de la survie de notre espèce. Contrairement aux activistes du mouvement qui a bouleversé les normes des sociétés occidentales au milieu des années 2020, Charlene n'a jamais voulu se battre contre les femmes pour un droit d'entrée dans les toilettes et compétitions sportives des dames. Elle n'avait pas non plus aspiré au statut de femme. Son combat à elle était tout autre. Depuis son plus jeune âge, elle se battait contre elle-même, ses pensées, son propre corps.

Charlene était née dans sa vingtaine à un âge où Charlie avait déjà murement réfléchi à la trajectoire qu'il voulait pour le restant de sa vie. Malheureusement, l'intelligence artificielle en décida autrement. Dix ans après la naissance de Charlene, le corps que Charlie avait tant haït, la sauvait ainsi que des centaines de femmes et d'enfants prisonniers des camps. Son histoire de survivante me donna un aperçu très troublant des horreurs de ce qu'avaient pu subir mes sœurs et leur famille. Les cauchemars de Charlene me hantèrent des jours entiers à l'idée qu'Iwona et Ania aient pu vivre ça, chacune de leur côté, payant de leur propre chair la vulnérabilité de leur sexe. Charlene en sauva des femmes pendant la colonisation des hommes avancés par leur intelligence artificielle parce que malgré elle, la force de Charlie devenait la sienne : une force brutale et agressive que seul Charlie pouvait développer, mais pas Charlene. 


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