Partie 46 - Chapitre 9 : La survie (1/7)


LA VIE


Ma thérapeute m'expliqua lors de notre première session que le traumatisme ne comprenait pas seulement ce qui était arrivé de mal, mais qu'il pouvait également conisister à l'absence de bonnes choses qui auraient dû ou pu arriver. Cette définition du mot traumatisme me fit réfléchir longuement sur mon existence de la plus tendre enfance à l'âge adulte. Quelles avaient été les bonnes choses manquantes dans ma vie de petit garçon, d'adolescent, de jeune homme et d'homme d'âge mûr ?

Je contemplai la question un long moment. Je restai le nez levé au plafond, la bouche grande ouverte, abasourdi par l'obscurité omniprésente (je ne tolérais plus la lumière du jour qui donnait vie) et par la fatigue de plusieurs mois du fait de rester allongé sans dormir. Avais-je seulement le droit de répondre sincèrement sans être immédiatement jugé comme étant le plus ingrat ? Ou plus, trop exigeant ? Après tout, n'y avait-il pas pire que moi dans le monde ? Et puis, moi au moins j'avais survécu, n'est-ce pas ? Et les autres, alors ? Tais-toi, Borys !

Ma thérapeute m'expliqua aussi que pour les personnes comme moi qui parlaient deux ou plusieurs langues, il arrivait souvent que chaque langue fût associée à une expérience bien particulière, un traumatisme bien précis. Elle m'encouragea à rester attentif à ce qu'elle aimait appeler « la langue d'une émotion ».

Si des pensées me venaient à l'esprit, dans quelle langue s'exprimaient-elles ?

Lorsque je me souvenais de ceux qui m'avaient aimé, dans quelle langue se manifestait ma mémoire ?

Et qu'advenaient-ils des mauvais souvenirs ?

Et les cauchemars ?



« Pourquoi vous êtes-vous enrôlé dans les Forces militaires ? » la voix de ma thérapeute sortit de l'obscurité de la pièce comme dans un rêve, m'interrogeant d'un ton curieux.

« C'était une idée de mon père, » répondis-je avec dédain comme s'il n'y aurait jamais pu avoir une toute autre explication.

« Et votre carrière dans les Forces, vous plaisait-elle ? » continua-t-elle avec le même intérêt.

« Être impliqué de près ou de loin dans la souffrance de millions de gens innocents ça vous plairait à vous ? » me contentai-je de répondre sarcastiquement en tournant un visage sombre vers la voix de ma thérapeute.

« Vous n'aimez pas parler de votre expérience dans les Forces à ce que j'entends, » fit-elle calmement. Le ton de sa voix n'insinuait pas le reproche, mais plutôt un simple constat. La lumière artificielle de la technologie apparut soudain alors que ma thérapeute se mit à tapoter sur sa tablette, sa silhouette surgissant de l'obscurité tel un fantôme. Je me tournai à nouveau vers elle pour acquiescer sèchement :

« Effectivement, non. »

« Vous m'avez dit que votre grand-père paternel avait connu les camps de concentration, vous en a-t-il jamais parlé ? » poursuivit-elle après quelques minutes de silence. Elle posa sa tablette sur la table basse à nos côtés.

« Un peu, » fis-je en soupirant avant de me dresser sur un coude pour me retourner dans la direction de sa voix et lui demander d'un ton irrité et réprobateur :

« Est-ce que c'est pour remuer tous les moments douloureux de ma vie et de celle de ma famille que je vous paie ? »

La curiosité malsaine des Hommes quant aux malheurs des autres m'avait toujours profondément dégouté. Cette femme voulait-elle vraiment que je lui raconte tout ce que j'avais fait ou vu pendant trente ans de carrières dans les Forces ? À dire vrai, pas grand-chose. C'est qu'on ne peut pas regarder nos victimes dans les yeux lorsqu'on tire à plusieurs mètres dans les aires confortablement assis dans le cockpit d'un avion de guerre aussi solide qu'un coffre-fort et aussi rapide que l'éclair. Quant à mon grand-père survivant d'Auschwitz, il était mort bien avant ma naissance, donc je ne l'avais pas connu. Qu'est-ce que son histoire avait à voir avec la mienne plus d'un siècle plus tard ? Dans les camps de l'intelligence artificielle en revanche, j'y avais vu l'histoire de l'humanité se répéter. Dans le regard de ces hommes, ces femmes et ces enfants mutilés, j'avais reconnu mes propres démons : la peur, la cupidité, la honte et l'orgueil.

Au même moment, mes nombreuses conversations existentielles avec Alegria sur le balcon de la demeure familiale me revinrent comme des gifles en pleine face. C'était comme si toutes ces belles leçons de vie que j'avais négligemment jetées dans un coin perdu de ma mémoire devaient être reprises depuis le début. Leçon 1 : se reconnecter à la terre et la nature. Leçon 2 : écouter les douleurs de nos ancêtres. Leçon 3 : les pardonner et effectuer de meilleurs choix. J'avais beau ne pas aimer ça, il me fallait bien aller remuer les draps sales de mes parents et grands-parents pour y retrouver l'origine du mal-être qui me tuait.

Soudain, mes yeux s'emplirent de larmes. Je m'assis sur le divan pour me laisser sangloter comme un bébé tandis que ma thérapeute saisit sa tablette une fraction de seconde avant de prendre le paquet de mouchoirs posé sur la table basse. Elle me le tendit sans rien dire.

« J'ai laissé tomber tous ceux que j'aime, même Alegria, » fis-je entre deux sanglots le regard perdu dans la noiceur tout autour de moi.

« Qui est Alegria ? » demanda ma thérapeute tranquillement.

« Ma grand-mère maternelle, » commençai-je en m'essuyant le nez. « J'ai vécu avec elle à Cuba toute mon enfance et mon adolescence. »

« Cuba, » reprit-elle avec grand intérêt avant de continuer intriguée : « Pourquoi vous et votre famille êtes retournés vivre là-bas ? »

« Il n'y a que moi qui suis allé vivre chez Alegria, » m'exclamai-je en baissant la tête, accablé par le souvenir de la nuit de la séparation.

« Pourquoi ça ? » interrogea-t-elle calmement.

« J'avais embrassé un autre garçon dans la cour d'école devant tous mes camarades, » fis-je avec dégoût, le souvenir de la scène m'apportait une amertume sèche dans la gorge. Je tournai mon regard vers ma thérapeute pour imager dans l'obscurité sa réaction face à cette révélation. Étrangement, je visualisai un visage serein qui me fixait avec compassion et curiosité, mais aucun jugement. 

« Vous aviez quel âge lorsque vos parents vous ont envoyé vivre à Cuba ? » interrogea d'un ton paisible ma thérapeute. Je l'entendis se redresser sur son siège.

Je me rallongeai sur mon divan pour plonger mon regard dans la mélancolie qu'inspirait le sujet de notre conversation. J'inspirai profondément avant de répondre à voix basse, comme si l'information devait rester secrète :

« Cinq ou six ans. »

« Voudriez-vous y retourner ? » continua-t-elle. L'assurance et la douceur de sa voix m'apaisait, mais sa question m'interpella. Je fronçai les sourcils et me retournai vers elle pour demander :

« Où ça ? À Cuba ? »

« Non, » reprit-elle immédiatement. Je devinai un mince sourire sur son visage. « Dans votre enfance ? Au moment exact de la séparation, » fit-elle en tendant le bras pour saisir sa tablette.

« Vous savez remonter dans le temps ? » demandai-je sans conviction.

« Le temps n'existe qu'à l'intérieur de nous, Borys. À l'extérieur de nous, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais que l'instant présent. Paradoxalement, c'est à celui-ci qu'on doit se fier pour trouver la paix intérieure. » commença-t-elle. Puis, elle s'arrêta une fraction de seconde comme pour m'accorder le moment de réfléchir à cette évidence que j'avais toujours su sans jamais vouloir l'accepter.

« J'aimerais parler au garçon de cinq ans si vous le voulez bien. Quelles langues parliez-vous à l'époque ? » enchaîna-t-elle aussitôt.

« Le polonais et le français. Je ne parlais pas l'espagnol, mais je le comprenais parfaitement. »

« Si vous le compreniez parfaitement, vous étiez tout-à-fait capable de le parler aussi, » dit-elle avant de poursuivre : « Les enfants issus de couples comme celui de vos parents apprennent dès leur plus jeune âge à catégoriser leurs langues maternelles en langue dominante, langue dominée. La langue du pays où grandit l'enfant devient le plus souvent la langue dominante, mais dans certain cas, la langue dominante représente la domination d'une culture sur une autre, dans l'histoire par exemple. »

« Combien de langues parlez-vous ? » lui demandai-je curieux.

« Mon père était Sud-africain d'origines grecque et hollandaise et ma mère venait d'Allemagne. Ayant vécu les douze premières années de ma vie en Afrique du Sud, j'ai grandi en parlant couramment l'anglais, l'afrikaans et l'allemand. Lorsque mes parents ont déménagé au Royaume-Uni à la fin de l'Apartheid, j'ai appris le français et l'espagnol à l'école. J'ai vécu et travaillé plusieurs années en Amérique latine et en Suisse, donc je parle couramment ces deux langues. Ça fait donc cinq. »

Je restai allongé longuement sans rien dire essayant d'imaginer l'enfance de ma thérapeute et les propres traumatismes de domination de l'histoire de ses parents qu'elle portait forcément en elle. Je compris pourquoi Fatou avait insisté pour que je choisisse cette thérapeute parmi tous ceux de la ville.

« Par quel moyen comptez-vous parler au Borys âgé de cinq ans ? » demandai-je en coupant le silence.

« L'hypnotisme, connaissez-vous ? » fit-elle simplement.

« J'en ai entendu parler, mais je ne connais pas trop la façon dont ça marche. »

« Seriez-vous prêt à essayer ? »

« Pourquoi pas, si vous croyez que ça peut m'aider. »

« Je pense que oui, mais il faudra rester attentif à vos émotions pendant l'hypnose. »

« Comment je peux rester attentif à mes émotions si je suis sous hypnose ? »

« L'hypnose vous met dans un état de transe profond, mais vous restez conscient et maître de tous vos sens, » expliqua-t-elle tranquillement en reposant sa tablette sur la table basse. « Soyez attentif à comment votre corps réagit et interagit au son de ma voix. »

Je fronçai les sourcils, troublé par les instructions de ma thérapeute. Combien d'entre-nous apprenons à être attentif à notre corps ? Nous traversons le passage de la vie de la naissance à la mort sans jamais comprendre les signaux que nous transmet continuellement notre combinaison terrestre biologique : la colère dans le dos, la peur dans le ventre, la tristesse dans la poitrine, la honte coincée dans la gorge, la confusion dans la tête. Aussi surprenant que cela puisse sembler mes sessions de thérapie me reconnectèrent à mon corps plus qu'à mon esprit. Session après session, j'appris à ressentir et écouter l'énergie qui donnait vie au pantin téléguidé intelligent et parlant que j'avais été conditionné à devenir.

« Très bien, » fit-elle d'un ton sec avant de reprendre de la même intonation douce et paisible : « Fermez les yeux ... Respirez profondément et détendez les muscles de votre corps : votre visage, votre cou, vos épaules, vos bras, vos doigts, votre ventre, vos jambes, vos pieds, vos orteils. Inspirez profondément. Expirez... Inspirez... Expirez... Concentrez-vous sur le rythme régulier de votre souffle qui passe dans vos narines ; suivez le mouvement de votre ventre à chaque respiration. Inspirez... Expirez... Inspirez... Expirez... Inspirez... Expirez... Visualisez-vous monter dans un avion. Vous êtes seul. Vous n'avez que cinq ans ... »

« Où sont mes parents ? Pourquoi Ania et Iwona ne partent pas avec moi ? » demandai-je d'une petite voix d'enfant frêle et tremblante. Tous les muscles de mon ventre se contractèrent instantanément.

« Je ne parle pas le polonais, Borys, » interrompit une femme en espagnol. « Parles-tu l'espagnol ? » continua-t-elle doucement.

Je ne répondis pas alors que la douleur dans mon ventre s'amplifia.

« Maman a peur du monstre. Moi aussi, j'ai peur du monstre, » répondis-je finalement avec peine en espagnol.

« Quel monstre ? » demanda-t-elle.

« Le monstre qui a enlevé le papa de maman, » affirmai-je alors que des larmes chaudes roulèrent sur mes joues.

« C'est ta maman qui t'a dit ça ? » interrogea-t-elle doucement.

« Non, » commençai-je avec certitude. « Maman croit que sa voix a attiré le monstre dans sa maison et il a enlevé son papa, » ajoutai-je instinctivement.

« Et comment sais-tu ça, Borys ? »

Je ne répondis pas. La certitude du traumatisme de ma mère était aussi palpable que l'air autour de moi : invisible, léger, inodore, mais aussi réel et indéniable que la vie qui animait tout mon corps. Je n'avais aucune idée comment je savais ça, moi, un petit garçon de cinq ans. Je ne l'aurais probablement pas compris si ma mère me l'avait dit avec ses propres mots. Les adultes aiment raconter des histoires aux enfants avec de jolies phrases et des dessins colorés, mais ce sont les histoires sans parole ni images qu'ils nous transmettent au quotidien qui nous marquent le plus. Leurs empreintes indélébiles nous imprègnent tel de l'encre.

« Tout le monde a peur du monstre sur l'île, » repris-je en soupirant profondément comme pour libérer l'atmosphère de terreur autour de moi qui m'étouffait. « Le monstre est partout. Il regarde et écoute tous les gens même pendant la journée. Ce n'est pas un monstre de nuit comme dans la plupart des histoires. Il vit librement en plein jour. Il prend tout ce qu'il veut et nous laisse rien. Personne ne peut se défendre contre lui lorsqu'il attaque. Il faut juste faire attention à tout ce qu'on dit ; c'est le seul moyen d'échapper au monstre. »

« Et ton papa, avait-il peur du monstre lui aussi ? » demanda la voix féminine en français après une longue minute de silence.

« Papa ? » repris-je d'un ton anxieux. « Il est où ? Il va bientôt venir me chercher pour me ramener à la maison et je pourrai manger tout ce que je veux. »

« Pourquoi dis-tu ça, Borys ? Peux-tu m'expliquer ? »

La douleur dans mon ventre s'intensifia au même moment comme si je n'avais pas mangé pendant des jours durant. Je n'avais aucun souvenir d'une douleur pareil : lancinante, envahissante, perpétuelle.

« As-tu mal au ventre ? Est-ce que c'est pourquoi tu dis ça ?» reprit-elle aussitôt en français.

« J'ai faim, » répondis-je avec assurance. « Alegria et Pedro aussi. On mange quand il y a de la nourriture, mais il n'y en a pas toujours, et pas autant que chez papa. »

« Pourquoi Ania et Iwona ne partent pas avec moi ? » demandai-je timidement en français, coupant le silence.

« Elles n'ont pas embrassé le petit garçon dans la cour d'école, » répondit-elle d'un ton qui ne laissait paraître ni reproche ni jugement, mais un simple fait.

« Est-ce que c'est mal d'embrasser les garçons si on est un garçon ? » l'interrogeai-je alors que mon cœur se mit d'un coup à palpiter à vive allure.

« Non, Borys. Ça n'a rien de mal, » répondit-elle calmement avant de reprendre : « Pourquoi ce serait mal à ton avis ? »

« Je sais pas, mais papa me punit que lorsque je fais de mauvaises choses. Donc ... »

Je m'arrêtai net, troublé par le doute dans mon esprit quant à ce que je venais d'affirmer.

Le nœud dans mon ventre semblait m'indiquer à la fois mon malaise et la révélation que mon doute avait soudain dévoilée. L'autorité de mon père n'avait rien à voir avec le bien ou le mal de mes actions, mais elle provenait plutôt de l'expression de son autorité de fait sur moi et les autres. Petit garçon, on lui avait dit que lorsqu'il deviendrait grand, il aurait lui aussi une voix toute puissante sur certains, mais pas tous. Il avait attendu longtemps le droit de pouvoir exercer cette autorité incontestée sur les autres pour enfin rendre la pareille à ceux qui l'avait tant méprisé : les adultes. Petit garçon, son opinion ne comptait pour rien. Cependant, une fois devenu homme adulte, son opinion deviendrait aussi imposante que celles des hommes de son enfance. Encore une fois, aucun mot ne m'avait raconté la folie des grandeurs de mon père ni son propre malaise face à ses ambitions manquées. Pourtant, là aussi, la certitude de son traumatisme était aussi palpable que l'énergie qui animait tout mon corps.

De quelle manière décrire ce qui compte, ce qui s'impose quand tout n'est qu'un tas de mots sans signification ni valeur ?

Aurais-je vécu la moitié de ma vie dans un coin bien délimité de ma mémoire, pris au piège entre les peurs de ma mère et les illusions vengeresses de mon père ? 

La réponse à cette question m'emplit d'effroi. Je réouvris les yeux et me redressai en sursaut pris par un élan de panique. Je saisis la tablette posée sur la table basse pour éclairer la pièce tandis que je me tournai vers ma thérapeute. Elle m'observa silencieusement, le visage concentré, mais paisible. Quels autres secrets m'aiderait-elle à dévoiler si seulement j'en avais le courage ?

'La vie n'est pas facile' m'avait affirmé Alegria dans mon adolescence. Elle avait encore raison, mais ce qu'elle avait omis de me dire c'était que la vie pour les survivants était non seulement difficile, mais aussi très longue. Le survivant voit tous les autres mourir autour de lui impuissant. Tandis qu'une force surnaturelle semble frapper tous les autres les détruisant en un éclair, le survivant, quant à lui, reste debout là, épargné par cette même force surnaturelle.

Pourquoi ?



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