Partie 36 - Chapitre 7 : La coupure (2/7)


LA PATERNITÉ

L'année 2027 


Je voyageai à travers le continent africain avant de finalement m'installer au Sénégal. Ce fut là où je rencontrai Fatou. Elle était une enfant du milieu elle aussi : un père Syrien et une mère Sénégalaise. Elle s'était installée à Dakar quelques années avant moi pour ouvrir son salon de couture. Très vite, son entreprise avait rencontré du succès auprès de la population bourgeoise de la capitale. Fatou avait la peau d'un brun rouge comme Feliz et bien que sa chevelure fût moins fournie, elle était aussi sombre que la nuit. Elle aimait danser, cuisiner coloré avec des saveurs riches, et plus que tout, elle aimait travailler. Son salon représentait sa passion, sa raison d'être et ce fut probablement là la vraie raison qui m'attira vers elle ; elle n'avait à peine besoin de moi dans sa vie pour être comblée et heureuse. Avec elle, je pourrais faire semblant sans avoir à faire trop d'effort trop souvent. 'Faire semblant' paraît beaucoup plus facile que d''être soi-même', surtout dans un monde tel que le nôtre.

« Qu'est-ce que tu es venu chercher au Sénégal ? » interrogea Fatou en français, m'offrant son meilleur profil et son plus joli sourire.

« Toi ! Qui d'autre ? » répondis-je en la regardant intensément.

« Vraiment ?! Quel beau parleur ! » rétorqua-t-elle en éclatant de rire. Un rire réservé, presqu'étouffé. Je savais que la flatterie l'avait touchée par la manière dont elle bâtit ses longs cils noirs.

« Tu as l'habitude des beaux parleurs à ce que je vois, » dis-je simplement.

« Peut-être, » commença-t-elle en battant à nouveau des cils avant d'ajouter : « Mais pour être plus populaire à Dakar, il te faudra changer ta garde-robe. »

« Je ne cherche pas la popularité, puisque je t'ai trouvé, » insistai-je en approchant doucement mes mains des siennes sans les toucher. Je n'étais pas encore tout à fait accoutumé aux mœurs du pays et je ne voulais pas risquer d'offenser mon interlocutrice, ni de passer pour l'un de ces occidentaux qui se prenaient pour irrésistibles juste parce que leur monnaie valait plus que la monnaie locale.

Fatou sourit à la flatterie en me regardant tendrement. Puis, elle poursuit plus sérieusement :

« Pour le business aussi ça va t'aider ici. »

« Pourquoi ? Les Sénégalais sont aussi vaniteux que les Polonais ? » demandai-je en approchant davantage mes mains des siennes discrètement.

« Ah ! Est-ce que les Polonais sont vaniteux ? Je n'avais jamais entendu ça, » fit-elle intéressée.

« C'est certain qu'ils ont du goût et qu'ils aiment sortir bien coiffés et habillés, » répondis-je en souriant en la fixant des yeux.

« Visiblement tu n'es pas un Polonais comme les autres alors, » s'exclama-t-elle en éclatant de rire. Son rire semblait refléter mon propre malaise, mais à ma surprise, elle ajouta immédiatement en tapotant furtivement ma main. « Je plaisante ! »

Je ne bougeai pas et continuai de la regarder fixement en souriant. Je ne ressentais rien. J'étais aussi vide qu'à mon départ de la Pologne. La magie Africaine ne m'avait toujours pas encore guéri de mes maux, mais une femme aussi charmante que Fatou y arriverait peut-être avec plus de temps.

« J'aime être à mon aise lorsqu'il fait chaud, mais je sais m'habiller aussi quand l'occasion se présente, » rétorquai-je avec assurance.

« Ah ! Il faudra me montrer ça alors ! » dit Fatou en prenant une gorgée de sa boisson les paupières battantes. 


En quelques mois à peine, j'avais demandé la main très occupée de Fatou. Elle avait accepté, sachant parfaitement qu'elle en aurait besoin pour son salon. 'Paraître' semble facile lorsqu'on vit dans un monde moderne où 'faire' représente plus de valeur que d''être'. La relation entre Fatou et moi était sincèrement amicale et respectueuse. On subvenait aux besoins de l'autre sous réserve de nos propres occupations. Elle aspirait au statut d'épouse et de mère pour mieux passer à ce qui comptait vraiment dans sa vie (son salon) alors que j'aspirais au statut d'époux et de père pour me trouver.

On entend souvent dire que mettre un enfant au monde consiste à l'une des plus belles expériences qu'il est donné à un couple. Celui ou celle qui a dit ça devait soit être arrogant soit être un parent d'âge très mûr. Mon expérience de la paternité réveilla en moi toutes mes insécurités, mes peines et mes craintes, en plus de rappeler à la charge tous les fantômes de ma propre enfance. Les petits yeux verts perçants et curieux d'Ousmane semblaient constamment me questionner :

« T'es qui toi ? C'est quoi un papa ? Et moi, j'suis quoi ? »

Ses yeux ne me lâchaient pas, poursuivant leurs interrogatoires sans répit. Malheureusement pour nous deux, les réponses je ne les avais pas. Alors, pour m'épargner la torture, je trouvais des raisons pour prendre mes distances avec lui évitant l'inconfort de ma propre ignorance et de ma confusion. Le travail, la fatigue, plus de temps pour moi, pour ma vie de couple inexistante ; tout était bon pour ne pas passer du temps avec mon fils et sa curiosité originelle.

Mon attitude envers Ousmane me rendait peu fier. Il n'avait pas demandé à venir au monde entre Fatou et moi, mais je me sentais incapable de faire autrement. Je n'avais aucune idée de qui j'étais, ni du père que je voulais devenir pour ce petit bébé à la peau brune dont je partageais désormais l'entière responsabilité avec une femme que j'aimais comme une collègue de travail. Nous vivions dans un pays à majorité musulmane, Fatou et tous les membres de sa famille pratiquaient cette religion. Avec mes absences, mon fils deviendrait naturellement musulman aussi. Dans quelle langue devrais-je lui parler et pourquoi ? Serait-il intéressé un jour de découvrir mes origines ? Pour en faire quoi ? 

Le Sénégal faisait déjà partie des pays d'Afrique de l'ouest les plus prospères. La majorité musulmane vivait paisiblement parmi les autres minorités religieuses. Malgré la richesse de sa culture, le pays restait marqué par la cicatrice du commerce triangulaire. C'est d'ailleurs, peut-être ce qui m'avait attiré vers ce pays : son histoire. Bizarrement, les traumatismes et les paysages de la terre sénégalaise m'apportaient une certaine familiarité : Sa terre aussi rouge que sur le terrain d'Alegria et les plages de sable blanc... Elles me rappelaient qu'à des milliers de kilomètres par-delà les vagues qui n'avaient de cesse de rouler entre les deux continents géants, mes ancêtres avaient traversé jusqu'à l'autre bout de leur propre commerce triangulaire diabolique. Échoué de ce côté du commerce inhumain, je n'arrêtais pas de me questionner : 

Comment l'Homme et toute son intelligence avaient-ils pu en arriver là ? 

La réponse me perturbait étrangement. Le trouble dans mon âme grandissait tel un mauvais souvenir. Debout au milieu entre le passé de mes ancêtres et le présent de l'enfant abandonné qui résidait encore en moi, je ne savais plus quelle direction prendre. En tant qu'homme libre, j'avais les choix que ni mes ancêtres ni le petit garçon abandonné n'avaient eu. Pourtant, les chaînes du chagrin me tiraient contre elles à m'étouffer, m'empêchant de rejoindre l'homme courageux et compassionné que je devais devenir.

J'avais débarqué sur la terre africaine dans le but de me libérer de mes peurs ainsi que celles de la société polonaise pour finalement me retrouver pris au piège par les mêmes chaînes. Je n'avais toujours pas encore pris conscience de l'origine de ma relation passionnelle avec la servitude. Cette dernière me malmenait tout en me rassurant par sa familiarité. Puisque je n'osais être moi-même nulle part, acceptant la supercherie d'une minorité autoritaire, je devais rester sous l'emprise de cette dernière. Sa supériorité incontestée n'avait beau être qu'une illusion, je ne me connaissais pas encore assez pour admettre le leurre et me libérer. La vie, qui comprenait mon petit jeu, continuait de me rappeler à l'ordre de la seule manière qu'elle n'a jamais su : Très bien ! On reprend la leçon depuis le début, mais autrement cette fois-ci. 

Afin de pouvoir épouser Fatou, j'avais signé un papier qui faisait de moi un enfant de la religion musulmane alors que je n'avais jamais eu l'intention de mettre les pieds dans une mosquée ni lire les sagesses du Coran. Je passais allégrement d'enfant ingrat de la religion catholique à enfant ingrat de la religion musulmane sans poser de question ni à Dieu ni aux hommes. Ça n'avait pas d'importance puisque de toute façon j'étais un mort-vivant, pris au piège entre l'enfer et le paradis sur Terre en compagnie d'une femme ravissante qui me laissait tranquille. Très vite, je me renfermai sur moi-même, n'interagissant avec Fatou et notre bébé que lorsque les circonstances m'y obligeaient. Depuis la naissance de notre fils, je n'avais plus rien à dire à la femme charmante qui m'avait dit oui. Il n'y a jamais grand-chose à dire lorsque tous les sous-entendus sont clairs. Pour une raison que j'ignore encore aujourd'hui, Fatou ne voyait aucun inconvénient à ce que son bel époux étranger fasse le mur à longueur de journée. Elle ne se plaignait jamais de mon comportement, ni de mes absences. Nous nous disputions à peine. Nous ne nous touchions qu'à de rares occasions. Elle semblait avoir beaucoup mieux à faire de sa vie que de tenter de comprendre ce bel homme travailleur et réservé qui savait répondre aux besoins d'une famille sans rien demander en retour. 

J'imagine que pour certaines femmes aussi, les exigences de la société les enchaînent à une routine qui ne les inspire pas forcément.  Bien que je ne puisse parler pour elle, il m'arrive parfois de penser que peut-être Fatou n'a jamais voulu d'une vie de couple. Incontestablement, elle adorait notre fils qu'elle entourait de toute l'attention et l'affection maternelle qu'elle possédait. Pourtant, et contrairement aux attentes de la société sénégalaise, elle n'avait jamais eu l'intention de tout sacrifier pour notre fils, encore moins pour son mari. Elle savait parfaitement ce qu'elle voulait de ce monde, et mourir vivante ne se trouvait pas sur sa liste. Comme beaucoup d'hommes, je croyais avoir choisi une femme alors qu'en fait, c'était bien elle qui m'avait choisi. Calculatrice, observatrice, intuitive, et patiente, Fatou avait pu constater ma confusion dès notre première rencontre. Discret et troublé, je souhaitais juste me fondre dans une masse, peu importe laquelle, peu importe le prix. Du moment où je pouvais disparaître; 'faire', 'avoir', mais surtout ne pas 'être', j'existerais. L'intuition féminine de Fatou lui avait dit que je cachais dans mon cœur un secret qu'elle était prête à ignorer en échange d'une vie maritale simple et sans drame.

Après tout, combien de nous allions d'une relation amoureuse à une autre, le cœur regorgeant de terribles révélations occultes ? 

J'avais rempli les conditions du contrat que la société attendait de moi. Il ne me restait plus qu'à respecter mes engagements auprès de mon épouse et notre fils jusqu'au bout en attendant sagement la fin ; la mort. Alegria m'avait averti : choisir sous la menace ou la peur et selon les goûts et les instructions des autres nous transforme en mort-vivant. Pour Fatou, gérer un mari fantôme lui paraissait beaucoup plus respectable et pratique que de gérer un mari dédié et présent. De tout façon, prendre soin d'un bébé ne constituait pas au rôle d'un homme dans sa culture et les femmes de sa famille maternelle ainsi que le voisinage l'entouraient. De plus, ses deux parents vivaient encore et ils habitaient très près de notre maison. Du moment où je respectais leurs mœurs, subvenais aux besoins financiers du foyer et me rendais utile autour de la maison, je pouvais m'écarter pour remettre mes esprits en ordre sans trop d'inconvénients pour elle, ni la société locale.  



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