Partie 35 - Chapitre 7 : La coupure (1/7)


L'HOMME FORT ET INTELLIGENT


Ma famille et moi vécûmes très mal la mort de mon père. Nous n'avions plus d'homme fort à la maison pour prendre les décisions. Ma mère et mes sœurs semblaient se tourner vers moi pour jouer le rôle du remplaçant, mais je savais, tout comme Feliz, que je n'avais pas encore développé mon profil de leader. Il me fallait continuer d'apprendre mes leçons à l'aide des expériences de la vie. 

Je quittai les Forces au beau milieu d'une belle carrière et partis quelques mois à Cuba chez Alegria. Je ne voulais pas devoir retourner en Pologne. J'avais envie d'apprécier le plus longtemps possible ce temps précieux sur l'île avec ma grand-mère maternelle. La vieillesse lui avait pris sa vivacité tout en la rendant plus forte spirituellement. Son petit visage sombre et ridé rayonnait d'une lumière intense et surréelle. Pendant mon court séjour, je profitai pour me renseigner auprès de la famille de Feliz de ce qu'il était advenu d'elle. Elle était partie vivre dans un autre pays quelques années après mon départ. Elle s'était mariée à un homme là-bas ; visiblement un homme plus intelligent et plus fort que moi. 

« Eh bien tu en auras vu des pays dans ta vie ! » s'exclama Alegria en rigolant avant de me demander sérieusement : « Alors ? Qu'est-ce qu'il y a là-bas qu'on n'a pas ici à Cuba ? »

« La liste est beaucoup trop longue, Alegria ! » fis-je en éclatant de rire.

« Ah oui ! » dit-elle en ouvrant de grands yeux curieux. « Et est-ce que les gens sont beaucoup plus heureux là-bas qu'ici ? » interrogea-t-elle en se balançant doucement sur sa berceuse.

« Juste un peu plus, mais pas vraiment, » répondis-je avec un sourire en me berçant à son rythme.

« Ah ! » fit-t-elle en levant son index. « C'est qu'avoir beaucoup n'est pas tout dans la vie. »

Alegria et moi restâmes un court moment sans rien dire, absorber par nos propres réflexions, le regard perdu dans le paysage vert et ensoleillé qui se riait de notre discussion existentielle.

« Pedro est parti, ton père nous a quitté lui aussi, ça sera bientôt à mon tour de faire ma révérence, » déclara Alegria en se balançant doucement, un mince sourire aux lèvres.

« Ne dis pas ça ! » fis-je en prenant sa main dans la mienne alors que je me retournai pour chercher son regard.

« Pourquoi non ? » rétorqua-t-elle en tournant un visage sévère vers moi. « L'Homme doit apprendre à se réconcilier avec la vie et ça implique également la mort. Tout ici-bas ne fait que passer, comme un défilé de carnaval, » ajouta-t-elle en souriant. « Certains sont plus bruyants, plus brillants et plus nombreux que d'autres, mais tout le monde finit par sortir de la parade. »

« Je ne t'ai jamais posé de question sur le père de maman, » dis-je telle une révélation après un court silence.

« Non, c'est vrai et je me suis toujours demandé pourquoi d'ailleurs. »

À cette question, je m'arrêtai net pour réfléchir un instant en levant les yeux au plafond.

« Peut-être parce qu'il n'y avait aucune photo de lui nulle part à la maison et j'aimais bien Pedro de tout façon. Pour moi, c'était lui mon grand-père, » finis-je par répondre en haussant les épaules.

Alegria éclata de rire en me tapotant doucement la main.

« Il t'aimait beaucoup lui aussi, » dit-elle tendrement en tournant les yeux vers moi.

Après une longue minute de silence entre nous, elle poursuivit tranquillement :

« Le père de ta mère et ton père avaient un caractère très similaire. Je pense qu'il t'aurait causé beaucoup de peine lui aussi. Ton cœur est trop tendre pour des durs comme eux, » ajouta-t-elle le regard perdu dans le vide. Ensuite, elle se retourna vers moi pour me demander sérieusement : « Est-ce qu'il y en a eu d'autres après Feliz ? »

Je tournai immédiatement mon regard vers le paysage devant nous en me berçant nerveusement quelques secondes. 

« En Pologne ce n'est pas évident,» répondis-je simplement.

« Vraiment ?! » fit-elle d'un ton soupçonneux, me dévisageant longuement en fronçant les sourcils, puis elle ajouta sérieusement : « Les hommes ont toujours agi ce qu'ils veulent quand ils veulent où ils veulent avec qui ils veulent. Ils ont la liberté qui coule dans leurs veines. On ne peut rien y faire ; eux-mêmes ne peuvent l'empêcher. »

Je souris à cette idée.

« Peut-être que je suis trop lâche, » avouai-je timidement.

« Il y a probablement un peu de ça, » commença Alegria avant de poursuivre calmement : « Mais, il y a surtout la honte que ta famille t'a encrée dans la tête. Je l'ai vu sur ton petit visage le moment où tu as mis les pieds à la maison. Aucun enfant ne devrait grandir avec la honte. C'est elle qui te ronge et t'empêche de te libérer, parce que la porte est grande ouverte, Borys. Elle l'a toujours été. Au plus profond de toi, tu le sais aussi. Tu n'as qu'à la franchir sans honte, ni peur. »

Je restai silencieux, contemplant les paroles d'Alegria dans la confusion de mes pensées. Nous nous balançâmes lentement sur nos berceuses sans rien dire, le regard perdu dans le paysage vert et ensoleillé qui se riait encore de notre discussion existentielle.

Malgré les mentalités qui évoluaient progressivement dans la plupart des pays occidentaux, je ne possédais pas le courage de dévoiler au monde mon choix amoureux. La crainte d'être jugé par les autres et de décevoir ma famille persistait à me hanter. Avec la mort de mon père, on aurait pu croire que cette crainte se serait estompée, au contraire. Désormais, je devais prendre le relai ; avec sa mort, il m'avait passé le flambeau. Ma mission sur Terre consistait à continuer de faire brûler la flamme du sacrifice de sa vie. Ma mère parlait aussi peu que d'habitude donc, ni elle, ni moi n'avions jamais osé aborder la discussion au sujet de mariage et fonder une famille. Cependant, pour un Polonais la question ne se posait pas ; c'était un devoir social et une attente familiale. Toute personne qui se respectait devait passer ce rite de passage béni de dieu. 

J'allais sur mes quarante ans et la pression sociale montait. Me cacher derrière ma très active et palpitante carrière militaire devenait de plus en plus difficile avec la paix revenue en Europe. Même à cet âge-là, malgré toutes mes expériences d'adulte, je restais enfermé dans le petit corps fragile du jeune garçon européen apeuré qui descendait l'escalator de l'aéroport de la Havane main dans la main avec une parfaite inconnue. Il se demandait ce qui allait advenir de lui loin de sa famille. Ses parents l'avaient envoyé là-bas parce qu'il avait commis un péché. Le choix de ce garçon faisait-il de lui, ainsi que de l'homme qu'il était devenu, une mauvaise personne ?

L'évolution humaine avance-t-elle vraiment toujours dans une seule et même direction ? 

Qui peut prouver que les gens de mon genre, ainsi que tous les millions d'autres, sont les tous premiers de l'espèce à enfreindre la règle des deux sexes. 

N'a-t-on jamais essayé de chercher si nous existions déjà avant la science humaine, préalablement de notre 21ème siècle, pendant la préhistoire par exemple ? 

Vivre avec l'idée d'être une erreur, un dysfonctionnement, un bug de la société est très toxique pour l'âme. Cette pensée lui prend tout ce que l'âme a de plus beau et essentiel pour le remplacer par l'artificiel et le superficiel. L'inconvénient pour l'individu qui nourrit cette idée c'est que l'âme ne sait se nourrir que de l'essentiel ; l'artificiel et le superficiel ne lui apportent ni substance, ni nutriment. Alors, l'âme finit par flétrir telle une fleur manquant d'eau et de soleil tandis que le corps continue de vaquer à ses occupations sans se douter que lui aussi finira tôt au tard par flétrir, non pas de vieillesse, mais plutôt d'addiction ou de maladies.

Même si mon père n'avait jamais voulu me causer du tort, le mal avait été infligé et ce dernier me consumait. Je me sentais dérivé à la manière d'un bateau emporté par le courant ; il me fallait reprendre une trajectoire vers une destination qui me serait plus prospère. Enfant du milieu ne souhaitant choisir ni le pays natal de ma mère ni celui de mon père, je décidai de rester au milieu. Adorant les grands défis, je cherchai une expérience qui m'apporterait les palpitations de grandes aventures romancières et m'apprendrait d'autres langues et cultures. Auprès d'hommes et de femmes étrangers dont le jugement n'aurait peu ou pas d'importance, je développerais, peut-être, le courage de libérer mon âme du traumatisme de mon enfance. L'Europe offrait l'embarras du choix avec sa multitude de langues et de cultures, mais je préférais la compagnie des gens de couleur. J'avais beau ressembler à un homme blanc, je me sentais de couleur dans l'âme. Alors, pour la première fois dans ma vie, je pris ma propre décision sur le cap que je suivrais. L'Afrique serait ma prochaine destination, mon nouveau départ, ma nouvelle histoire.

Alegria fit sa révérence à notre monde peu de temps avant mon départ définitif de la Pologne pour l'Afrique. Ma mère, mes sœurs et moi, ainsi que mes tantes que mes sœurs et moi rencontrâmes pour la première fois de notre vie, étions tous présents aux funérailles. Contrairement aux funérailles de mon père et de ma grand-mère paternelle quelques années plus tôt, les larmes que je versai durant la cérémonie funéraire d'Alegria ne furent pas des larmes de tristesse, mais celles d'une immense gratitude. Alegria m'avait élevé comme le fils qu'elle n'avait jamais eu tout en m'aimant étrangement avec l'amour détaché que porte un maître spirituel à son disciple. Plus qu'une grand-mère de sang, elle avait été un humble guide plein de sagesse et d'expérience de vie. Surtout, elle avait été la personnification même de la sémantique de son prénom : la joie. Elle avait traversé les interminables couloirs du temps et de l'espace tels des tuyaux d'égout, et elle semblait en être ressortie lavées de toute la souffrance humaine. Elle avait vécu les chapitres douloureux de sa vie à la manière des protagonistes de grands romans : à chaque page, c'était bien elle et personne d'autre l'héroïne de sa propre histoire. Pourtant, elle savait aussi que cela ne faisait pas forcément d'elle l'auteur du livre, et encore moins le maître du genre. L'humilité d'Alegria égalait sa simplicité et sa générosité à l'image de la nature qui l'entourait en permanence. Comme elle l'aimait et la respectait, la nature, et cette dernière lui rendait bien aussi dans les limites de l'avarice des hommes au pouvoir. 

J'avais grandi auprès de cet être humain surnaturel ordinaire avec l'étrange sentiment que nous nous rencontrions pour la énième fois afin de partager les leçons assimilées chacun de notre côté dans les multiples tunnels de nos vies. Avec moi, Alegria devrait démontrer l'amour inconditionnelle qu'elle s'était attaché à pratiquer pour enfin m'aimer plus justement tandis qu'avec elle, je devrais découvrir ma force intérieure. Elle avait pu contribuer au miracle de ma naissance en choisissant et suivant la trajectoire de son existence humaine en maîtresse, ignorant volontairement le jugement des autres sur ses choix. Dans les couloirs du temps et de l'espace des Hommes, le hasard n'existe pas, tous nos choix, actions et inactions nous ramenant toujours à un point bien précis, à une opportunité saisie ou manquée, une leçon apprise ou à revoir plus loin. Dans la solitude qu'elle chérissait autant que la compagnie de ceux qui l'aimaient, Alegria avait trouvé un sentiment de contentement et de paix qu'elle partageait généreusement avec tout ceux qui en manquait, moi y compris.

« Ne vous présentez pas à mes funérailles pour dire au monde à quel point vous m'aimez, à quel point vous allez me manquer ! » affirmait-elle souvent de son vivant : « Montrez-moi votre affection, votre soi-disant amour lorsque je suis en vie ici parmi vous maintenant, aujourd'hui, pas demain, ni dans trois jours. Lorsque j'existe encore en chair et en os, c'est le moment de m'aimer. Mais lorsque le moment pour moi de quitter ce monde arrive, laissez-moi partir en paix, heureuse et légère. Mon destin, tout comme le vôtre, n'a jamais été que de passer dans ce monde. »

Comme un défilé de carnaval ... pensai-je en souriant tendrement, les larmes roulant inlassablement sur mes joues froides tandis que le petit choc sourd du cercueil sur la terre se fit entendre.   



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