Partie 33 - Chapitre 6 : Les menaces (5/6)


LA PAIX


Une fois la paix revenue dans les pays riches et que le cours normal de la bourse avait repris, le monde oublia complètement la véritable raison du conflit à l'origine : défendre la démocratie. Dans un monde où l'argent avait bien plus de valeur que la vie ou la dignité humaine, l'homme avait appris toutes les fourberies pour atteindre son but : devenir plus riche et défendre son butin.

Pour moi qui avais grandi connecté à la terre comme à un parent proche, je ne m'étais jamais totalement perdu dans le monde virtuel à l'instar de la plupart des jeunes hommes de mon âge. Je ne trouvais mon identité nulle part, ni dans les médias sociaux ni dans les films du monde avancé et moderne. J'abordais la quarantaine, riche d'expériences plus réelles et vives les unes que les autres ; le monde virtuel me paraissait fade et ennuyeux en comparaison. J'étais toujours aussi vide et aussi mort à l'intérieur. Malgré ça, je sentais encore en moi la même flamme qui mourait de temps à temps et que seule Alegria savait raviver.

Il m'arrivait souvent de lui téléphoner rien que pour entendre sa voix et son rire, mais ce n'était pas pareil sans mes orteils dans la terre rouge de ma grand-mère. Avec la paix, après trois années de guerre, je tentais d'apporter à ma vie un sens nouveau grâce à ma carrière pour y trouver les consolations que seule une relation sincère et profonde avec moi-même pouvait m'offrir. Je n'étais toujours pas encore devenu assez courageux. La culpabilité et la honte m'accablaient.

La paix dans le monde des hommes ne vient jamais seule, elle s'accompagne toujours de la paix intérieure. Alegria disait souvent que seuls les gens qui ressentaient leur mal-être rendaient volontairement les autres malheureux. Les gens heureux quant à eux, étaient trop occupés à profiter de leurs courts instants de bonheur. Ils savent ces derniers très éphémères dans le monde des hommes. Les leçons de sagesse apprises auprès d'Alegria et certaines paraboles de mes leçons de catéchisme me revenaient souvent dans mes moments les plus sombres. Elles me rappelaient que je n'étais ni le premier ni le seul à passer par ces couloirs ténébreux. D'autres avant moi les avaient aussi empruntés et ils en étaient sortis vivants pour en parler.

Parfois, j'en voulais encore à mon père de ne pas m'avoir gardé auprès de lui avec ma mère et mes sœurs. Je me sentais à jamais incomplet, amputé de membres essentiels à mon développement d'homme. Peut-être étais-je ainsi justement à cause de cette rupture ? Je voulais mes deux parents dans une seule et même personne à la fois. Bien sûr, ça n'avait aucun sens, mais pour l'âme en peine, ce n'est jamais le sens qu'elle recherche dans la réflexion, mais toujours et encore plus de peine.

Dans ces moments-là, j'aurais tant aimé faire comme beaucoup à l'époque : traverser ma peine en compagnie de l'alcool, de la nourriture, de la technologie ou de la luxure pour l'endormir ne serait-ce qu'un instant. Malheureusement, ou bien heureusement, mon enfance douloureuse et mon existence d'exils et de discipline m'avaient formé à la prendre telle quelle sous sa forme brute et naturelle. Je l'avais tellement fréquentée qu'on se tutoyait comme des amis de longue date. Je n'avais plus peur d'elle, car je savais qu'après toutes ces années si son but avait vraiment été de m'achever, j'aurais déjà été mort il y a bien longtemps. Non, elle voulait m'avoir vivant pour me dire quelque chose d'important, sauf que je n'y comprenais rien. Elle me chuchotait régulièrement son secret d'un simple ronronnement ou me le hurlait parfois aux oreilles avec un cri perçant. Pourtant, je n'entendais toujours rien.

Je songeai parfois à confronter mon père. 

Qui ? L'homme autoritaire de l'ombre qui sait jouer au mur ? 

Oublie ça, Borys!

Je devais me résigner à chercher mes solutions ailleurs, chez d'autres, dans d'autres activités. Bouger, encore et toujours pour secouer la vie dans ce corps tant qu'il était vivant. C'est qu'on la prend bien trop souvent pour acquise l'énergie dans nos veines, le souffle de vie qui nous réveille chaque matin. À côtoyer la mort aussi souvent pendant mes missions, j'en étais presque arrivé à oublier notre existence si précieuse et fragile dans nos corps, dans celui de mon père.


« Borys, tu dois venir à l'hôpital, » souffla faiblement la voix de ma mère au bout du téléphone ce soir-là. « C'est ton père, » fit-elle en raccrochant immédiatement.



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