Partie 20 - Chapitre 4 : La transition (6/9)


NOËL EN FAMILLE


Alegria avait vu ses quatre filles quitter Cuba l'une après l'autre, soit par la fortune d'un époux étranger, soit en vertu de leur talent et créativité. L'une de mes tantes avait embrassé la carrière de danseuse professionnelle de ballet à Londres. Ma grand-mère parlait rarement de sa famille. Du si peu qu'elle m'avait raconté, je savais qu'elle était devenue orpheline à l'âge de huit ans. Ses parents et ses dix frères et sœurs avaient succombé au labeur et la pauvreté de leur quotidien. Elle avait été recueillie par un couple sans enfant qui avait besoin d'aide à la maison. Leurs générosité et altruisme n'avaient rien de gratuit. Elle parlait souvent de sa relation avec eux plus comme celle d'une esclave avec ses maîtres que d'une enfant avec ses parents adoptifs. Très jeune, Alegria avait développé un grand amour pour la terre et toutes les bêtes qui vivaient dessus. Elles lui donnaient occupation, divertissement et nourriture, et pour cela elle leur devait une extrême reconnaissance. Son rêve d'orpheline affamée avait toujours été de devenir propriétaire de son propre terrain pour chérir la terre et toutes ses bêtes, et surtout pour ne plus dépendre de la fausse générosité d'altruistes opportunistes.

Je n'y songeais pas vraiment lorsque je vivais avec elle, mais avec le recul je peux dire qu'Alegria était une solitaire dans l'âme. Bien qu'elle sût apprécier la compagnie des autres femmes quand les occasions se présentaient, elle ne la cherchait jamais elle-même. Indéniablement, elle préférait la mélodie désordonnée de la nature ou les rythmes entraînants de la salsa aux commérages des femmes bien-pensantes. C'est pourquoi et contrairement aux autres enfants de mon âge sur l'île, y compris Chris, je n'ai pas grandi auprès d'une ribambelle d'oncles, tantes, cousins et neveux constamment sous notre toit. Les visiteurs passaient souvent pour aider au travail en échange de nourriture bien qu'il y en eût toujours peu, y compris pour un tout petit foyer recomposé comme le nôtre. Le concept de famille recomposée n'existe pas vraiment aux Antilles, car la plupart l'ont plus ou moins été dans leur histoire. La lignée s'est rarement constituée exclusivement de ceux qui partagent son nom et son sang comme en Europe. Dans les Caraïbes, la famille est comme la terre. On l'adopte, on la cultive et on en prend grand soin malgré tous les sacrifices simplement parce que notre survie en dépend. L'héritage africain et celui de quatre siècles d'esclavage ont appris aux peuples antillais à prendre soin des enfants qui ne sont pas forcément d'eux et à reconnaître la valeur des ancêtres qui ne sont pas leurs aïeux.  


***

Cette année-là, mon père décida d'enfin tous nous réunir pour Noël. La nouvelle me fût annoncée par ma mère comme l'annonciation de la vierge Marie par l'ange Gabriel, et tout comme la vierge Marie, je pris la nouvelle avec choc et déférence. Quand j'en informai Algeria sans cacher mon émotion, elle fronça les sourcils en sifflant entre ses dents avant de s'en retourner à son jardin. Sa réaction ne me surprit pas. Alegria n'aimait pas la façon dont mon père m'avait ignoré toutes ces années depuis mon arrivée sur l'île et elle en parlait souvent ouvertement. Elle ne s'exprimait jamais vulgairement à son égard et ne parlait jamais en mal de lui en ma présence, mais elle n'hésitait pas non plus à exprimer son mécontentement. Pourtant, il me semblait qu'elle ressentait aussi une douleur plus profonde que mon abandon. Peut-être qu'il lui rappelait quelqu'un qu'elle avait très bien connu.

Je restai longuement immobile à contempler le carrelage à mes pieds, assommé par le gros cadeau que voulait m'offrir mes parents pour Noël. J'étais ému et anxieux à la fois après tant d'années de séparation. J'avais beaucoup grandi et forcément changé, assurément eux aussi. Aimeraient-ils mieux le Borys de Cuba avec ses bonnes manières et son corps d'athlète ?

Mon anniversaire étant en septembre, j'avais seize ans lorsqu' Alegria, Pedro et moi accueillîmes à bras ouverts ma mère, mon père et mes deux sœurs, tous plus blancs les uns que les autres. À cause de leur teint clair et de leurs cheveux raides, mes sœurs passaient toujours pour des blanches. Même ma mère qui arborait un teint légèrement plus clair que le mien. Seuls ses cheveux lourds et ondulés, ses lèvres pulpeuses et son petit nez plat trahissaient ses origines africaines. Mon père quant à lui, arborait ses premiers cheveux grisonnants.

Ania, qui avait à peine trois ans avant mon exil, me sauta au cou pour m'embrasser en pleurant. Enfin, elle pouvait serrer dans ses bras ce grand frère qu'elle ne se rappelait n'avoir vu qu'en photo. Iwona, déjà âgée de vingt ans, montrait plus de réserve bien qu'ayant elle aussi les larmes aux yeux. Elle me serra très fort dans ses bras au-dessus d'Ania.

Pedro serra la main de mon père qui ensuite se tourna vers Alegria pour l'embrasser. Ma mère embrassa cette dernière chaleureusement avant de se retourner vers moi. Elle m'observa fièrement longtemps avant de m'étreindre. 

Une fois que les femmes de la famille eurent fini de me donner toute l'attention, mon père qui restait en arrière-plan me scrutant et m'examinant, s'approcha de moi. Rien que l'idée de savoir qu'il allait s'approcher de moi et m'enlacer me fit chavirer le cœur et frissonner de joie. À seize ans j'avais déjà plus d'une tête de plus que lui. Le grand air et le labeur de la vie sur le terrain d'Alegria avaient développé ma masse musculaire, ainsi que le teint naturellement basané de ma peau.

« Et bien Borys, je vois que tu as beaucoup grandi, » s'exclama-t-il doucement en polonais.

Je n'avais pas entendu sa voix depuis presque dix ans. Des larmes chaudes me vinrent aux yeux. Va-t-il enfin me prendre dans ses bras ?

« Alors, on y va ! » fit-il simplement en espagnol s'adressant à la petite troupe.

Ma mère vint immédiatement passer une main douce et compatissante sur mon dos en tournant son beau visage vers moi pour m'offrir un large sourire ; ses yeux me dirent doucement : ton père n'a pas changé, Borys. Tu dois apprendre à faire avec et tout ira pour le mieux.



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