Chapitre 5 - Courrier

Une dizaine de minutes plus tard, mon père se gare devant chez lui. Nous entrons et il entreprend de me cuisiner un bon plat tandis que, assise sur le plan de travail, je le regarde faire. Entre sa poêle et sa casserole, il m'adresse un petit coup d'œil amusé.

- C'est quelque chose que tu as toujours aimé faire. T'asseoir juste là et me regarder cuisiner.

- Je ne l'ai plus fait depuis dix ans, je rétorque en souriant. Depuis que...

Je m'interromps. Depuis ma mère. Depuis que c'est moi qui cuisine pour lui et non l'inverse. Depuis que notre vie a été bouleversée...

« Je pleure en silence, roulée en boule sur le canapé. J'ai mal aux oreilles à force d'entendre des gens crier des ordres, des radios grésiller, des sirènes de police hurler. Je veux juste que tout s'arrête... Maman... J'oscille entre la tristesse et la joie. Je ne comprends pas. Je n'en peux plus...

- Morgane. Ils s'en vont, c'est bon.

Je relève la tête. Mon père est sur le pas de la porte. Il a les yeux rouges et le nez qui coule. Il semble avoir du mal à tenir debout. Il vient jusqu'au canapé et s'effondre dessus.

- Papa, il se passe quoi ?

- Ta maman... elle a fait des choses très mauvaises. Elle a fait du mal à des gens. Elle va... elle va aller en prison.

Il renifle et je me blottis contre lui. Je vois encore dans ma tête maman dire que tout est de ma faute. Elle me pointe du doigt pendant que des hommes en bleus la mettent dans une voiture. Je pleure.

- Moi aussi elle m'a fait du mal.

- Je sais chérie. Je sais.

Il me caresse doucement les cheveux. Il n'a pas l'air bien. »

- Depuis que j'ai grandi, je reprends.

Il m'adresse un sourire hésitant. Je saute du comptoir.

- Tu es allé chercher le courrier récemment ?

- Pas les cinq derniers jours.

D'aussi loin que je me souvienne, mon père oublie toujours d'aller chercher le courrier. Je lui dépose un baiser sur la joue et quitte la maison. Je traverse le petit jardin et m'arrête devant la boîte aux lettres. J'ai beau avoir quitté cet endroit depuis deux bonnes années, j'ai continué à recevoir mon courrier à la maison de mon père. C'est la seule adresse vraiment fixe que je peux donner.

Je reviens à l'intérieur avec un paquet de lettres et de catalogues. Je dépose le tout sur la table de la cuisine et mets de côté plusieurs courriers.

- Tu as des tas de factures, lancé-je à mon père. N'oublie pas de les payer.

- Je ferais ça ce soir.

Je lui laisse de côté, jette les pubs directement à la poubelle et récupère une de mes factures à moi. En dessous se trouve une enveloppe assez étrange, de couleur ambrée sur laquelle est écrit mon nom avec une écriture élégante, suivi de mon adresse. Je la retourne, mais ne vois aucune adresse de l'expéditeur. Je m'assois sur le coin de la table et ouvre la fameuse lettre. À l'intérieur se trouve une page qui semble avoir était arrachée d'un livre. Du côté où i n'y a pas le passage du livre, il y a quelques lignes, écrites de la même écriture penchée.

Chère Morgane,

Les jours passent, les années défilent et la vie continue. Tu crois t'être séparée de moi il y a un moment, mais certains esprits restent liés à jamais. Les nôtres, par exemple. Je resterais toujours dans ta tête que nous soyons vivants ou morts, séparés ou ensembles. En raison de ce lien, je veux te demander quelque chose :

J'aimerais que tu ailles dans cette petite épicerie au pied de chez toi et que tu voles un paquet de bonbons à la menthe. Tu trouveras un lien ci-dessous. Envoies-y-moi la preuve de ce que tu as fait. Ça ne devrait pas te poser trop de problèmes étant donné ta nouvelle criminalité.

Oh, et j'allais oublier de te menacer. Si tu ne le fais pas, la vidéo que tu trouveras sur ce même lien sera diffusée samedi à quinze heures.

J'espère que tu attends mes prochaines lettres avec impatience,

– R —

En dessous de ces lignes se trouve un lien internet.

Oh. Mon. Dieu. La peau plus pâle que jamais et les doigts tremblants, je retourne fébrilement le papier. Je lis le début de la page :

« Elle me regarda fixement comme si elle prenait soudain conscience du fait incroyable — et bizarrement ennuyeux, confondant et oiseux - que ce quadragénaire distant, élégant, mince, débile, en veste de velours, assis à côté d'elle, avait connu et adoré tous les pores et tous les follicules de son corps pubère. Dans ses yeux d'un gris délavé curieusement habillé de lunettes, notre misérable idylle se refléta un instant, fut méditée et écartée comme une surprise-partie terne, un pique-nique pluvieux auquel seuls étaient venus les raseurs les plus assommants, comme un pensum, comme une légère pellicule de boue séchée recouvrant son enfance. »

J'arrête ma lecture.

Bordel. Bordel de bordel.

Ce n'est pas possible.

Je tremble de tout mon corps. J'ai chaud. J'ai froid. Je crois mourir sur place. Je me rappelle ces lignes, même si j'avais tout fait pour les oublier.

« — Comme un pensum, comme une légère pellicule de boue séchée recouvrant son enfance... Qu'est-ce que tu en penses ?

- Je comprends pas tout, j'avoue d'une petite voix. C'est quoi un pensum ?

J'ai quinze ans. Je suis allongée dans l'herbe, la tête reposant sur les jambes de l'homme que j'aime le plus au monde. Il tient un livre dans une de ses mains et, de l'autre, caresse doucement mes cheveux. Nous sommes dans un parc, sous un soleil tranquille et une atmosphère paisible. Cela fait plus d'une heure qu'il me fait la lecture.

- C'est un genre de travail vraiment ennuyeux, répondit Ryder en me coulant un regard doux. Souvent, c'est un travail fastidieux qui est imposé par une punition.

Je hoche la tête. Au-dessus de moi, sur la couverture du livre, une belle fille aux lunettes rouges en forme de cœur me tire la langue. Mon regard dérive jusque le visage de l'homme, au-dessus.

- Pourquoi tu aimes autant ce livre ?

- Nabokov est un génie de l'écriture. C'est bien plus qu'un écrivain. C'est un poète, un philosophe... il a compris beaucoup de choses. C'est l'histoire d'un amour passionné entre deux personnes que tout devrait opposer. C'est romantique, c'est sensuel, c'est puissant. Et puis, l'héroïne te ressemble beaucoup.

- Mais tout ce qu'il lui fait subir... je proteste à voix basse.

- C'est l'amour, Lolita. L'amour fait faire des choses insensées. »

- Papa... je peux emprunter ton ordi ?

Ma voix est horriblement tremblante, mais il ne semble pas le remarquer et, depuis la cuisine, me donne son accord. Je me précipite à son bureau, mon cœur battant si fort que j'ai l'impression qu'il va exploser. Fébrile, je tape l'adresse internet dans la barre de recherche. J'atterris sur un site étrange où je peux envoyer et recevoir des fichiers. Une vidéo est ouverte. Terrifiée, j'appuie sur le bouton pelé.

Sur la vidéo, c'est moi. C'est moi à seize ans. C'est moi... nue. C'est moi, une expression de plaisir intense sur le visage. Et c'est Ryder, son visage entre mes cuisses. Je m'entends le supplier de continuer.

- Morgane ? Hé, tout va bien ?

J'ai un violent sursaut et appui immédiatement sur la croix. La page internet se ferme et je reste figée devant l'écran, horrifiée. Puis je relève les yeux vers mon père. Ses sourcils se froncent et ses yeux s'embuent d'inquiétude tandis qu'il se précipite vers moi. Je n'ose même pas imaginer dans que état je dois être.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

J'ai un poids énorme sur la poitrine et je ne peux m'empêcher de me demander s'il ne va pas m'écraser. Mes mains tremblent et des sueurs froides parcourent mon dos. Je suis au bord des larmes. J'ai l'impression que je vais mourir dans les secondes qui suivent. Je cligne plusieurs fois des yeux et me relève d'un coup.

- Je... je suis désolée. Je dois aller voir John.

Sous les yeux stupéfaits de mon père, je quitte en courant la pièce et vais enfiler mon manteau. Alors que je dois m'y reprendre à trois fois pour fermer les boutons, je craque et fonds en larme. Pitié, je ne veux pas que ça recommence. Je ne peux pas. Je fourre la lettre dans ma poche en reniflant.

- Morgane ! s'exclame mon père. Tu ne partiras pas d'ici avant de m'avoir expliqué ce qui ne va pas ! C'est quoi, cette lettre ?

Il secoue l'enveloppe qu'il a entre ses doigts. Je lui arrache des mains et la glisse également dans ma poche. Je secoue la tête en le regardant à travers mes larmes.

- Je... je ne peux pas. Désolée, il faut vraiment que j'y aille. C'est... c'est... Pardon.

Je m'embrouille dans mes mots et fuis son regard en tournant les talons. J'ouvre la porte et m'engouffre à l'extérieur.

- Tu ne peux pas partir seule ! essaye de me retenir mon père une dernière fois.

Je lui adresse un dernier coup d'œil navré et sors en claquant la porte. Je me précipite à l'extérieur, traverse le jardin et déboule dans la rue. Il neige, mais je m'en rends à peine compte. Je cours, trébuche, me relève. Un désespoir sans nom tiraille ma poitrine. Je sais ce que ça veut dire. Il est de retour. Et il veut se venger.

Je dérape une nouvelle fois dans la neige et tombe par terre contre un mur. Parcourue de sanglots incontrôlables, je ne trouve pas la force de me relever. J'aurais pu rester ainsi des heures. Des jours, peut-être. Mais une dizaine de minutes plus tard, j'entends quelqu'un crier mon nom. Tremblante, je redresse la tête et aperçois James, un bonnet enfoncé sur la tête, qui fait des grands signes.

- Elle est là !

John déboule à toute vitesse et se précipite sur moi. Il s'agenouille devant moi et me secoue.

- Morgane ! Mais qu'est-ce que tu fous, bordel ?

Son visage est déformé par l'inquiétude. D'ordinaire, la culpabilité me rongerait de le voir dans un état comme ça par ma faute. Mais aujourd'hui, je ne ressens rien. J'essuie les larmes glacées sur mes joues et relève les yeux.

- Il est de retour...

- Quoi ? Qui ça ?

- Il est de retour...

C'est tout ce que j'arrive à prononcer. C'est tout ce que mon cerveau arrive à penser. John et James finissent par me relever et m'installent dans une voiture. Je me laisse aller contre une vitre, parcourue de tremblements dus aussi bien au froid qu'à la peur. Bientôt, la voiture s'arrête. Les deux garçons m'aident à avancer dans notre immeuble, puis dans l'ascenseur et enfin dans notre appartement. En moins de temps qu'il n'en faudrait pour le demander, je me retrouve allongée sur le canapé, entourée d'un plaid en fourrure, une bouillotte sous mes pieds et un thé au caramel entre les mains. Devant moi, quatre yeux me regardent avec un mélange d'incompréhension et d'inquiétude. Face à mon silence, John demande d'une voix douce :

- Qui est de retour, Annie ?

Il devrait le savoir. Il n'existe qu'une personne sur terre étant capable de me mettre dans un tel état en une seule lettre.

- R... Ryder. Il est revenu.

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