Chapitre 3 - John
Avant mon accident, j'avais juste à traverser quelques rues pour rentrer à mon appartement. Désormais, c'est un peu plus loin. J'entre dans la voiture de John, garée miraculeusement juste devant le bistrot, tandis qu'il s'occupe d'enlever la neige accumulée sur le pare-brise. Puis il se glisse derrière le volant, allume le moteur, la radio et se faufile dans le trafic.
Une musique passe à la radio. Tout ce que je déteste. Un type crâneur, des paroles baragouinées et un fond musical qui n'a rien de plaisant. Pourtant, quand John tends la main pour changer de chaîne, je l'intercepte. Les sourcils froncés, j'essaye de me rappeler pourquoi cette chanson réveille tant de choses en moi. De la tristesse et de la joie. Ce qui est un peu contradictoire en y repensant.
- « Bailando », relève John d'une voix critique. Morgane, tu déteste cette chanson.
Il me jette un rapide coup d'œil, un sourcil arqué puis se reconcentre sur la route. Je cligne plusieurs fois des yeux, souffle un coup puis libère la main de mon ami. Je m'enfonce dans mon siège.
- C'est vrai.
Il esquisse un petit sourire et change finalement de radio. Mon regard se perds à l'extérieur et j'appuie ma tête contre la vitre. Qu'est-ce que ma vie est devenue bizarre !
Au bout d'une dizaine de minutes de route, John gare la voiture en bas de notre immeuble. J'attrape mon sac et sors dans la cour, puis me précipite jusque sous le porche. John me rejoins avec flegme et, après avoir tapé le code sur le boitier, nous pénétrons à l'intérieur. Je vais appuyer sur le bouton de l'ascenseur et m'adosse contre le mur à côté. Je fixe John et réattaque :
- Cette grippe... Tu es sûre que c'en était une ? Je suis allé voir quel médecin ?
- C'est ce que tu m'as dit, confirma-t-il avec aplomb. Et tu n'es pas allée voir de médecin, tu te soignais toute seule. Ça a duré plusieurs semaines. Ensuite, tu es allée mieux et tu es retournée en cours. Quelques jours plus tard tu as eu ton accident.
J'acquiesce. C'est la première fois que John évoque cette grippe. Et pourtant, pour avoir duré aussi longtemps elle devait être sacrément importante. Il s'engouffre dans l'ascenseur dès que les portes s'ouvrent et je lui emboite le pas. Quinze étages plus haut, nous descendons. Il avance jusqu'à une porte un peu plus loin, entre sa clé dedans puis ouvre le battant. J'entre, enlève ma veste et mes chaussures que je laisse dans le couloir puis me dirige vers le salon.
Cet appartement est énorme. Enfin, ce n'est pas non plus une villa mais on peut y mettre deux à trois fois mon ancien appartement. Le salon est une grande pièce élégamment décorée, avec des baies vitrées, deux canapés, une grande télé, une bibliothèques et même une cheminée -le luxe d'être au dernier étage. La cuisine se trouve juste à côté, séparée par un simple petit muret entouré de chaises, où nous prenions parfois notre repas.
La chaine hi-fi est allumée et une musique résonne dans toute la pièce en en faisant vibrer les murs. Un type se dandine en rythme devant les plaques de cuisson. Dos à nous, nous avons une parfaite vue sur son caleçon, seul vêtement enfilé sous son tablier. Il chante à tue-tête en secouant une tignasse d'un brun penchant vers le roux et ne semble pas avoir entendu notre arrivée. Pas étonnant, vu le volume sonore de sa musique. Je vais vers la chaine hi-fi et baisse considérablement le son.
- Bon dieu James, dis-je d'une voix amusée, ça t'arrive de cuisiner avec tes vêtements ?
L'intéressé se retourne, un grand sourire aux lèvres. Sur son tablier se trouve en gros les mots « KISS THE COOK » ainsi qu'une énorme trace de lèvres rouges suivie de l'inscription « (Not here) ». Il tient une cuillère en bois à la main et la pointe vers moi.
- Hé, la rouquine. Tu vois ça ? C'est un bon plat pour l'ingrate que tu es, alors je n'accepte aucune critique.
Je lève les yeux au ciel en souriant. John le rejoins et passe ses bras autour de son cou.
- Salut, toi.
Et ils échangent un long baiser langoureux. Les mains de James descendent jusque sur les fesses de mon meilleur ami et je détourne brusquement le regard.
- Les mecs, vous avez une chambre pour faire ça !
- Et toi, sourit James en lâchant une seconde la bouche de son amant, tu as une chambre pour pas nous voir faire ça.
Et il retourne à son baiser. Je pousse un soupir entre l'exaspération et l'amusement, hésitant à leur faire remarquer qu'ils ne se sont quittés que depuis le matin. Quelques secondes plus tard, les deux hommes se séparent. James retourne à sa cuisine et à sa danse tandis que John me rejoins, un sourire niais sur les lèvres. Ça fait six mois que je les vois ensemble tous les jours, et presque un an qu'il sont en couple. Et pourtant, ils ne cessent jamais de s'embrasser et de se comporter comme si c'est la première fois. C'est fort. Et un peu épuisant quand on vis avec eux en permanence, il faut l'avouer.
Je leur adresse un signe de la main et pars en direction de ma chambre. Les deux garçons ont acheté cet appartement alors que j'étais encore dans le coma. Il se trouve que James, le petit ami de John, est relativement blindé. Il a une tonne de pognon qu'il a utilisé pour acheter cet appart et tous ces meubles. Dès l'achat, les deux garçons ont prévus une chambre en plus. Sans savoir si je me réveillerais dans dix jours, dans dix mois ou dans dix ans, ils m'ont gardé une chambre. Ils se sont occupés eux-mêmes de déménager mes affaires de mon appart pour les amener ici. Dès mon réveil, j'ai emménagé avec eux.
Et bien que leurs délires romantico-gays peuvent parfois être agaçants, ils sont des supers colocataires. John, je n'avais pas de doutes sur le sujet. Depuis que je le connais, il ne m'a jamais trahi, ne m'a jamais mentis, n'a jamais fait autre chose que de penser à mon bien. Depuis des années, nous envisagions un jour d'emménager ensemble et c'est désormais chose faîte. Avec un certain bagage en plus, un truc de 70 kg avec un humour a tout épreuve et souvent en panne de vêtements.
Tout ça pour dire que, malgré les inconvénients de vivre avec un couple, j'étais heureuse d'être là.
Je me réfugie dans ma chambre. Désormais, c'est le seul cocon protecteur qu'il me reste. Pour certains, une telle absence de déco aurait été agaçante. Pour moi, elle est apaisante. Dans la pièce se trouve un grand lit double aux draps blancs, un bureau couverts de papiers et de livres, une armoire et une fenêtre donnant sur l'extérieur. Les murs sont d'un violet pâle uniforme.
Je balance mon sac sur mon bureau et m'assieds à la chaise devant. Je sors mon ordinateur et quelques livres et me lance dans mes révisions. Chose assez marrante, j'ai demain un test qui occupera une place importante dans le bulletin, sur le sujet des médicaments. Je l'ai passé l'année dernière à la même période et, bien que je n'en aie aucun souvenir, je me rappelle parfaitement toutes les réponses. Néanmoins, je suis plutôt du genre à réviser jusqu'au dernier moment pour être sûre de ne rien oublier.
Une petite heure plus tard, je suis interrompue par des coups à ma porte. Je relève la tête.
- Oui ?
- Tu viens manger ?
Abandonnant là mon travail, je sors de la pièce. La table est déjà mise, le plat est dessus et mes deux colocataires sont assis l'un à côté de l'autre. Le bras de James repose négligemment sur les épaules de John et, à mon approche, ils m'adressent tous les deux un grand sourire. Je remarque James a pris le bon soin d'enfiler un pantalon et je le remercie d'un clin d'œil amusé. Je m'assieds en face d'eux et, tandis que John commence le service, James nous regarde tour à tour.
- Bon les enfants, ça vous dit qu'on sorte samedi ?
- Impossible, dis-je immédiatement. Je dois aller voir mon père.
James délaissa l'épaule de mon meilleur ami et se pencha vers moi, les coudes sur la table.
- Hé, t'en as pas marre de planifier ta vie des mois à l'avance ? Absolument tous les samedis à exactement la même heure, tu vas voir ton père ou ta mère. T'en as pas ras-le bol ?
Je hausse les épaules en nous servant de l'eau.
- J'aime plutôt bien mon emploi du temps organisé. Ça évite les mauvaises surprise. Et puis, je dois bien m'occuper un peu de mes parents.
- Bon sang, t'es au courant que tu vas avoir vingt ans dans deux mois et que tu as la vie d'une ménagère de cinquante ans ?
Je grimace et John lui donne un coup de coude pour le faire taire. Mais nous savons tous deux que, quand James a une idée en tête, rien ne peut lui faire l'y renoncer. C'est de famille, dit-il. J'arque un sourcil et il continue sur sa lancée :
- C'est vrai ! Tu sors jamais, tu vas pas en boîte, tu vas pas t'amuser avec tes potes, tu passes ton temps à travailler ou à t'occuper de ta famille... t'as pas envie de t'éclater un peu ? Bon, voilà ce que je te propose et je ne tolérerais aucun refus. Tu vas voir ton père demain soir après les cours. Ensuite tu rentres et samedi, je m'occupe de tout. Ça va être l'éclate !
J'échange une grimace avec John. J'ai vite appris que, quand James dit que ça va être l'éclate, c'est qu'il va nous fourrer dans des plans inimaginables qui vont mal finir. Mais il faut avouer que, à la fin, on finit bien par en rire. Ça me coute de le dire, mais il n'a pas tout à fait tort. Je me tourne vers John :
- Tu es d'accord avec lui ? Tu crois que je suis vieille fille ?
John se gratte la tête, l'air embêté en cherchant un bonne réponse. A priori, il espérait rester en dehors de la question. Quand il comprends que son silence est pire que toute réponse, il s'éclaircit la gorge.
- Non, non bien sûr que non. Tu es juste... on sait que c'est compliqué de profiter de la vie avec ton hypermnésie. Personne ne t'en veux pour ça. Ça veut pas dire non plus que...
- Ça va, le coupé-je. J'ai compris.
John est donc d'accord. Et peut-être qu'ils ont raison. Je n'ai jamais été comme les autres. Avoir une existence normale, ça m'est presque impossible. C'est pourquoi j'adresse un sourire à James.
- Ok. Fais de moi une jeune adolescente digne de ce nom, alors.
Il me fait comprendre par un grand sourire que c'est tout ce qu'il attendait. Je ne peux m'empêcher de grimacer. Dans quoi viens-je encore de m'embarquer ?
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