Chapitre 2 - Morgane Freeman

SOIXANTE-DIX HEURES, QUARANTE-SIX MINUTES ET TREIZE SECONDES PLUS TÔT

- Raconte-moi ce que tu vois.

- Il y a... de la neige. Tout est très blanc et j'ai froid. Je... je crois que j'ai peur. Et puis... je vois une voiture. Quelqu'un crie mon nom... un garçon. Je crois que c'est John. Après... j'ai mal... j'ai très mal.

Je me tait et ouvre les yeux. J'observe le plafond au-dessus moi tandis que, à ma gauche, j'entends le stylo de ma psy courir à toute allure sur son carnet. Je gigote sur le canapé, mal à l'aise comme à chaque fois que j'essaye de me rappeler de mon accident. Si on m'avait dit que c'est si désagréable d'oublier ! Ma psy relève la tête.

- C'est tout ?

- Je... je crois oui.

- C'est très bien Morgane. Tes souvenirs semblent déjà un peu plus vifs qu'il y a quelques mois. Et concernant les semaines qui ont précédées cet accident ?

Je ferme à nouveau les yeux dans un effort de concentration. J'essaye de plonger dans ma mémoire, cherchant les souvenirs datant d'avant mon réveil douloureux dans une chambre d'hôpital.

- Toujours la même chose. Je me rappelle d'être allée un jour à l'université. John m'accompagnait et puis... Je crois que c'est la dernière chose dont je me rappelle.

- Dis-moi tout. Ce que tu vois et ce que tu ressens.

- Je... Je me souviens que de brides sans aucun sens. Du chocolat... Une paire de ciseaux. Du sang... j'ai dû faire un exercice en cours. Mais j'ai... j'ai si mal... j'ai l'impression que ma tête va exploser. Les souvenirs vont et viennent, et je suis là à tendre la main, à sauter en l'air sans réussir à les saisir. Et j'ai beau y mettre toute mon énergie, je n'arrive à en voir que quelques images rapides sans aucun liens. J'ai si mal...

Je ferme les yeux un peu plus fort, fouillant, fouillant toujours plus loin dans ma mémoire, le souffle court et la tête douloureuse. Ma psy finit par poser une main sur mon bras.

- Morgane, c'est bon. Ouvre les yeux. Arrête-toi.

J'obéis aussitôt, le cœur battant. Je tourne le visage vers la femme qui me regarde d'un air inquiet.

- Écoute-moi bien. Il est possible que ton cerveau ai volontairement supprimé ces souvenirs. Ils étaient sans doute très douloureux et c'est peut-être mieux comme ça. Je vais te demander de ne plus essayer de les ramener à la surface. S'ils reviennent d'eux-mêmes, fais-m'en part tout de suite. Mais ne cherche plus à forcer ta mémoire, c'est compris ?

J'acquiesce. Vais-je vraiment rester hantée toute ma vie par ces mois d'absence, par ce blanc dans ma mémoire ? C'est horrible. Déjà, pour une personne dont le cerveau ressemble un tant soit peu à la normale, ça doit être difficile. Maintenant, essayez d'imaginer quelqu'un dans ma position. Je suis capable de me rappeler de presque chaque seconde de mon existence. Je me rappelle les semaines suivants ma venue au monde. Je suis capable de dire quelles tenues a porté mon meilleur ami chaque jour durant les dix dernières années. Et pourtant, je suis incapable de me souvenir de la moindre chose concrète avant mon accident. Je frémis et acquiesce.

- Je... ok. Je crois que je peux faire ça.

- Je sais que tu vis un moment difficile, Morgane. Appuie-toi sur tes proches pour t'aider à avancer. Sur John, sur ton père...

Je me redresse en position assise. Je sais que, quand nous commençons à parler de comment avancer et survivre, la fin de séance approche. Et, bien que ma psy soit une personne très gentille, j'ai toujours hâte de sortir de là. Je saute du divan et me penche pour relacer mes baskets.

- Je dois y aller, John va m'attendre.

- Bien sûr, vas-y. Je te demande donc de ne pas essayer de creuser dans ta mémoire. Si tu ne te sens pas bien ou que des éléments te reviennent d'eux-mêmes, n'hésitez pas à m'appeler à n'importe qu'elle heure. C'est d'accord ?

J'acquiesce, tout en sachant pertinemment que je ne le ferais pas. J'ai beau avoir une psy depuis treize ans maintenant, je n'aime pas ça pour autant. Quand j'ai un problème, je le confie à John. Il n'y en a encore qui soit resté insoluble face à nous deux. Je me redresse et vais enfiler ma veste en cuir. Je fais passer mes cheveux en dehors puis vais vers la porte.

- C'est d'accord. Envoyez-moi la facture de ce mois chez mon père, si possible. Bonne journée.

Je lui adresse un signe de la main puis quitte la pièce. Je dévale les escaliers et sors à l'extérieur. Je suis accueillie par une tempête de neige qui me fouette le visage et finit de me geler sur place. J'enfile rapidement ma capuche et mes gants, puis baisse la tête et avance un peu à l'aveugle dans les rues. De toute manière, je connais le chemin par cœur. Le seul problème est les gens que je croise et dont je rentre la plupart du temps dedans. Au bout de quelques minutes de marche laborieuse entre les talus de neige sur le bord du trottoir, les passants que je ne vois qu'à la dernière seconde et la bouillie informe, mélange d'eau, de neige et de saleté sur le sol, j'atteins le Rescapé. Jamais notre petit bistrot ne m'a semblé aussi bien porter son nom.

Je pousse la porte et m'empresse de secouer mes cheveux pour en enlever les flocons persistants. J'émet un léger soupir en laissant la chaleur des lieux m'envahir et me réchauffer jusqu'aux entrailles. Je salue le propriétaire d'un geste de la main et me dirigea vers notre table habituelle. John est assis là, le regard perdu dans le vague en tripotant nerveusement une cigarette qu'il n'a pas allumée. J'approche et il tourne la tête. En me voyant, il se lève d'un bond et me rejoins en trois pas.

- Annie ! s'exclame-t-il. T'es enfin là ! Je te voyais pas arriver j'ai cru... qu'il t'étais arrivé quelque chose.

- Hé, sourié-je. Depuis que je suis en âge de me déplacer seule, j'arrive en retard. Évite de paniquer pour un rien.

Ça a beau faire six mois que je me suis réveillée, ma vie n'est toujours pas revenue réellement à la normale et je doute qu'elle le fasse un jour. Beaucoup de choses ont changées. John, par exemple. Il se met à paniquer pour un rien et se pli en quatre pour m'aider dès que j'en ai besoin. Il ne me laisse plus me déplacer seule, où que j'aille et semble encore plus bizarre que d'habitude. Et puis, bien qu'il ne sorte jamais sans un paquet de cigarette avec lui, il ne fume plus. La dernière fois que je l'ai vu...

« - Faut que t'arrête ces conneries...

John est debout devant une fenêtre, adossé au mur. Il est habillé d'un jean et d'une chemise blanche et, même de là où je suis, je peux voir les cernes énormes sous ses yeux. Il fume en regardant à travers la vitre, l'air songeur. Quand il entends ma voix, il sursaute te se tourne subitement vers moi. J'ai à peine le temps de le voir laisser tomber sa cigarette par terre qu'il est déjà sur moi.

- Morgane ! Oh bon sang, Morgane !

J'aimerais bien le serrer dans mes bras mes je suis reliée à un tas d'appareils par des fils plantés sous ma peau. Et puis même si j'étais libre de mes mouvements, je suis incapable de bouger la moindre parcelle de mon corps excepté mon visage. J'essaie de comprendre ce que je fais là, mais je suis incapable de me rappeler quoi que ce soit. Excepté John. Mon meilleur ami me regarde des larmes dans les yeux, comme s'il doute que je ne sois réellement là. Puis il saute sur ses pieds.

- Je vais prévenir le médecin, ne bouge pas !

J'aurais voulu lui signaler que je suis parfaitement incapable de bouger mais je n'en ai pas la force. John quitte la pièce en courant. »

Mon ami m'adresse un sourire désolé et m'aide à enlever ma veste, avant de retourner s'asseoir. Je me pose en face de lui en repensant, comme souvent, à mon réveil après mon coma. Mon meilleur ami était là, près de moi comme toujours. Il savait que mon réveil était pour bientôt. Car, la vraie vie n'étant pas un film hollywoodien, personne ne se réveille de six mois de coma d'un coup et peut partir en courant à l'autre bout du monde la minute d'après. Cela faisait plusieurs jours que j'avais commencé à réagir aux stimuli extérieurs, que j'avais parfois pû ouvrir les yeux, bouger les doigts, ce genre de choses. Ce jour-là, c'est la première fois où je me retrouvais vraiment consciente et où je pouvais parler.

- Et puis, je reprends, c'est pas parce qu'il m'est arrivé une fois de me faire percuter par une voiture que ça se reproduiras, hein. Je suis prudente.

Il esquisse un petit sourire hésitant. Quand je dis qu'il a changé... D'ordinaire, il ne fait pas dans les sourires hésitant. Il appelle la serveuse et lui commande deux cafés au caramel. La femme ne reste qu'une seconde puis se précipite derrière le comptoir une fois notre commande prise. J'échange un regard avec John.

- Est-ce que tu vas enfin m'expliquer pourquoi elle me regarde toujours aussi bizarrement ? Elle était pas comme ça avant, elle était plus du genre... collante.

John hausse les épaules puis, devant mon air agacé, finit par avouer :

- Un peu avant ton accident, tu lui as fait une blague stupide comme quoi j'avais des... des champignons sur mon appareil reproductif. Il faut croire qu'elle n'a pas oublié.

J'esquisse un sourire fier et John ne manque pas d'y répondre par un regard noir. On nous dépose nos deux cafés et, entre chaque gorgée, je raconte ma visite chez la psy à mon ami. Je conclus en m'enfonçant au fond de mon fauteuil :

- Bref, elle veut plus que je cherche à me rappeler. Malgré le nombre d'années que j'ai passées à lui raconter ma vie, elle comprends vraiment rien. J'ai besoin de savoir. C'est si incompréhensible ?

- Non, ça se comprends, proteste John, mais je crois que tu devrais l'écouter. Tu passes déjà tout ton temps à vivre dans ton passé alors si tu n'arrêtes pas de buter sur ces quelques mois, ça ne vas pas t'aider.

Je pousse un long soupir en lui lançant un regard noir.

- Si un jour on m'avait dit que tu serais plus d'accord avec ma psy qu'avec moi !

- C'est pas la question, tu sais bien.

Il finit son café et je fais de même. Nous restons quelques secondes en silence, nous fixant du regard. Puis je finis par faire un geste agacé de la main.

- J'en parlerais à Salem. Lui, au moins, il me comprends.

- Forcément, vu tout ce que tu lui donnes à bouffer à ce chat, il serait d'accord sur n'importe quoi.

Je lui adresse un regard noir et lui lance ma serviette au visage. Il glousse en la récupérant et je pouffe de rire. Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans lui. Une pensée me revient en tête et je me penche puis fouille dans mon sac pour en sortir quelques feuilles. Je les tends à John.

- Tiens, ce sont mes bulletins de notes de l'année dernière. Je les ai reçus ce matin. Je me demandais... Regarde. Ça, c'est quand j'ai eu mon accident, je n'ai plus de notes après, évidemment. Mais là, pendant trois ou quatre semaines avant, je n'ai rien non plus. C'est marqué « absente ». Pourquoi, j'étais où ?

John fixe un instant les feuilles sans rien dire puis me lance un petit regard. Il pince les lèvres.

- Tu étais malade. Tu as attrapé la grippe.

- Une grippe qui me met K.O pendant quatre semaines, vraiment ?

- Une grosse grippe.

J'arque un sourcil en le fixant et il hausse les épaules, l'air de dire qu'il n'y peut rien. Je souffle. Décidément, j'en ai bien bavé cette année. Pas étonnant que je doive redoubler mon semestre vu tout ce que j'ai loupé. Je range les feuilles dans mon sac et me lève.

- Bon, on rentre ? Je dois bosser.

- Ouais, allons-y.

Je remets mon manteau et m'approche du comptoir pour aller payer. Je suis devancée, comme d'habitude, par John qui donne un billet au patron. Puis mon ami met son bras autour de mes épaules et me guide dehors en souriant.

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