Chapitre 1- Tyron

- Détenu 7342, contre le mur, bras dans le dos.

- Godric, ça fait près d'un an qu'on se connait. Tu pourrais au moins m'appeler par mon prénom.

- Contre le mur, bras dans le dos.

Avec un léger soupir, j'obéis. Je saute de mon lit, vais me mettre face à la paroi et croise les bras dans mon dos. Le gardien déverrouille la grille métallique, avance jusqu'à moi et serre mes poignets dans une paire de menottes. Puis il m'attrape par l'épaule et me fait me retourner. Je lui adresse un maigre sourire.

- Au moins Tyron ? Je comprends, Thomas, ça doit être un peu trop officiel, mais mon surnom, ça irait non ? Parce que franchement, juste des chiffres je trouve ça terriblement...

- La ferme.

- Compris.

Il me tire à l'extérieur de ma cellule. J'adresse un signe de tête à mon voisin qui, allongé en bas du lit superposé, regarde le spectacle avec un petit sourire sarcastique. Alors que le gardien referme la porte à clé, il se lève avec flegme et me lance un regard à travers les barreaux.

- Fais gaffe, j'ai entendu que les douches sont douloureuses ce matin. L'eau est trop chaude.

Je grimace légèrement et hausse les épaules.

- Je suis devenue assez résistant à la douleur.

Il hoche lentement la tête et retourne s'allonger. Le gardien me saisit l'épaule et me fait avancer dans le couloir. J'obéis docilement, croisant le regard des autres prisonniers enfermés derrière leurs barreaux, échangeant parfois des regards sympathiques ou baissant les yeux quand il fallait le faire. C'était quelque chose qui avait été très dur au début. Apprendre devant qui baisser les yeux et ne pas faire le malin. À la prison, c'est la loi du plus fort. Et je ne suis clairement pas en haut de la chaîne alimentaire.

En quelques minutes, j'arrive devant les douches communes. Le gardien détache mes menottes et me pousse à l'intérieur.

- Fais-toi beau, tu passes bientôt devant le juge.

La porte se referme derrière moi. Les douches communes sont un endroit bien particulier. Lugubres, sombres et sales, elles sont bien la dernier place où l'on pourrait avoir envie d'obtenir un peu d'hygiène. Et pires que ça, elles sont loin du regards des gardiens. C'est l'endroit où tout s'échange. Les cigarettes, l'argent, la bouffe et, plus que tout, les coups.

- Hé bel'gueule !

Un soupir m'échappe et je relève la tête. Bel'gueule, c'est moi. Dans un tout autre endroit, j'aurai été flatté du surnom. Ici, c'est l'inverse. Ça signifie juste qu'en cas de bagarre, on épargne mon visage. Et aussi que je suis le coursier idéal auprès des gardiens. Devant moi se trouve la bande à Quat'zyeux. Lui, c'est typiquement le type à éviter. Il a la moitié des détenus dans sa poche et les trois quarts des gardiens dans l'autre. Il est immense, une montagne de muscles et de tatouages et ses chiens de garde sont du même gabarit.

Ils sont une dizaine, dont certains déjà sous la douche. Dans le lot, je n'en vois que deux qui ne sont pas à la botte de ce type. Mais ils ne vont ne m'être d'aucun secours. Ici, c'est chacun pour soi.

- J'adore tes baskets, gamins !

- Celles de la semaine dernière ne te plaisent déjà plus ?

Le type ne me lâche pas du regard et ne réponds rien. Je sais ce que ça signifie. Chaque détenu connait ce regard. C'est celui du chef de meute. Il n'attends que deux réponses : soit tu baisses les yeux et tu t'en sors indemne, sois tu les gardes levés et tu en payes les conséquences. J'ai vite appris qu'il vaut mieux les baisser, mais parfois, j'ai encore du mal à me plier devant de tels imbéciles qui ont tout dans les bras et rien dans la tête. Surtout quand j'ai acheté de nouvelles chaussures seulement la veille.

Aussi, je le regarde droit dans les yeux avant de détourner le regard et de continuer mon chemin en direction d'une douche libre. J'entends quelques ricanements derrière moi qui signifient, je le sais, pas mal d'ennuis pour moi. L'eau va être très chaude. Je peux à peine faire trois pas que les coups commencent à tomber.

Je ne ressors de la douche qu'une demi-heure plus tard, à peine lavé et le corps meurtrit. Et pieds nus, bien sûr. Mes vêtements cachent toutes les parties de mon corps blessées. Je sors une dizaine de minute après la bande et je suis récupéré par Godric, qui détaille mes pieds nus d'un œil critique.

- Tout va bien ?

C'est l'enfer.

- Très bien, répondé-je d'un ton neutre.

Il me fait signe de repartir vers ma cellule et j'obéis sans rechigner et sans montrer le moindre signe de douleur. Les gardiens savent parfaitement ce qu'il se passe. Ils sont témoins et souvent complices. Je ne peux attendre aucune aide de ce côté-là. En fait, peu importe où je me tourne, je ne peux pas espérer la moindre aide. La prison est censée changer les hommes en mieux. Elle est censée les faire se repentir de leur faute et devenir meilleur. De bons et modèles citoyens. Avant d'y être, je croyais en son côté positif. Je croyais mériter ma place ici. Je croyais même vouloir être là.

Un an plus tard, je vois les choses telles qu'elles sont réellement. La prison ne transforme pas les hommes en saints, elle les transforme en monstre. Si tu n'es pas le plus fort ici, tu ne survis pas. Si tu ne te bas pas, tu péris. Il faut lutter constamment, devenir plus fort, plus riche, plus inquiétant, plus populaire, il faut frapper les petits nouveaux, tenir tête aux gardiens, lancer des bagarres lors des promenades, racketter ceux qui possèdent plus.

Je n'étais pas du genre à m'attaquer aux plus faibles. Je n'étais pas de ceux qui font du mal volontairement. Avant. Car ici, tout a changé. Plus de place pour les valeurs personnelles ou les grandes idées sur la vie et la liberté. Je dois faire ce qu'il faut pour survivre. Je ne peux pas me laisser mourir ici. Car au fond de moi reste une part — infime et refoulée — de celui que j'étais avant. Une part qui rêve de liberté, qui veut aider les gens, qui veut changer le monde. Une part qui attend inlassablement le retour d'une belle rousse qui ne viendra sans doute jamais.

À cause de ça, je me refuse à me laisser mourir ici. À cause de ça, je me suis imposé dans cette jungle de l'horreur. J'avais quelques connaissances grâce à l'enflure qui me servait de père, et je me suis fait quelques amis. Nous formons désormais notre propre troupeau. Certes, il y a cette histoire de chaussure et une petite bagarre tous les trois ou quatre mois. Mais par rapport à d'autre, ce n'est pas cher payé. Ici, nos nuits sont perturbées par des détenus hurlant de tous leur poumon, luttant contre une attaque, un vol ou un viol, essayant une quelconque forme de suicide ou s'injuriant à travers les barreaux de leurs cellules en permanence.

Je doute qu'on puisse sortir réellement de prison un jour. Même une fois libres, nous resterons tous en quelque sorte coincés ici. Plus que de nous détruire physiquement, la prison nous détruit mentalement. Elle me détruit.

De retour dans ma cellule, le gardien me jette à l'intérieur et s'en va. Las, je vais m'effondrer sur mon matelas. Au-dessus de moi, j'ai droit à un petit regard de Lucas.

- Douloureuse les douches ces temps-ci, hum ?

- Rien ne vaut le plaisir d'être propre.

- Rien ne vaut celui de se faire tabasser.

J'ai un léger ricanement et nous échangeons un regard amusé. Lucas est cool. Si l'on omet le fait qu'il a pris quinze ans fermes pour viol, bien sûr. Il ne semble pas être un mauvais type pourtant. Je ne lui ai jamais demandé plus de détails sur son crime et il ne l'a jamais fait sur le mien. Ce qui me va aussi bien. Au départ, j'ai passé trois mois dans une cellule avec deux autres types, des bourrins sans cervelle. Après plusieurs bagarres, dont une où je les ai mis tous deux K.O. à l'aide d'une latte de mon lit, les gardiens ont finalement pris le soin de me changer de cellule. C'est ainsi que je me suis retrouvé coincé dans un neuf mètres carré en compagnie d'un ex-violeur qui a à peine la vingtaine. Et c'est aussi ainsi quat'zyeux m'a déclaré la guerre. Apparemment, se faire battre par un gamin avec un morceau de bois n'a pas dû lui plaire.

- Ton procès, c'est demain ?

- Ouaip, dis-je. Ça va être l'éclate.

- C'est juste un mauvais moment à passer.

Je soupire. Un mauvais moment à passer ? Ça va être bien pire que ça. C'est le jour où on va m'apprendre que je vais rester les trente prochaines années de ma vie enfermé ici. Entre le meurtre de mes parents, les braquages, le kidnapping, le meurtre de cette vendeuse, celui de cet enfoiré de Ryder — qu'on m'a remis sur le dos alors que c'est bien le seul que je regrette de ne pas avoir commis — et les agressions sur Morgane et bien... je serais heureux si je m'en sors tout juste avec trente ans de prison.

- Des conseils ? Demandé-je en levant les yeux.

- Fais ce que te dit ton avocat. Ces cons connaissent bien leur métier. Et surtout... ne fais pas l'erreur de regarder les familles des victimes. Ce sont des regards qui te hantent toute une vie.

Je n'ai aucun mal à l'imaginer. Comme si j'ai besoin de ça ! J'ai déjà de quoi hanter quatre ou cinq vies, inutile d'en rajouter. Lucas se tait et je devine sans mal qu'il ne cesse de penser à ces mêmes regards. Pour ma part, je pense à ceux que j'aurais à affronter et, je dois l'avouer, ça me terrifie. Après plusieurs heures dans ma cellule et alors que je suis en train de griffonner des phrases dans un carnet , une voix aboie derrière moi :

- 7342 ! Debout, contre le mur ! Tu as de la visite !

Un long soupir m'échappe. Est-ce que j'ai vraiment envie de discuter avec James la veille de mon procès ? Je suis bien parti pour subir des tonnes de conseils et de mises en garde alors que je n'ai vraiment pas besoin de ça. Je pose mon bras contre mon visage et ferme les yeux.

- Dites à mon frère que je ne veux pas le voir. Il peut s'en aller.

Le gardien cogne sa matraque contre les barreaux de notre cellule, produisant un bruit atroce qui me fait me redresser.

- Tu te crois à l'hôtel ? Tu lui diras toi-même !

Je me lève lentement et je vais me mettre au mur. Comme si j'ai le choix ! Le gardien me fait sortir, les mains menottées et me pousse dans le couloir.  Je connais ce chemin par coeur. Si je devais m'échapper, je retrouverais la sortie de ce labyrinthe sans soucis. Ce qui était purement théorique bien sûr, étant donné que je n'avais pas la moindre volonté de tenter le coups. Bientôt, nous arrivons devant la porte menant aux parloirs et le garde s'arrête.

- Tu as le droit à vingt minutes, pas une de plus. Estime-toi chanceux.

J'acquiesce. Le gardien me fait passer de l'autre côté, là où se trouvent les parloirs. Des détenus menottés parlent d'un côté de la vitre dans un téléphone à leur proche. Une dizaine de gardiens sont là, surveillant les moindres faits et gestes. On m'indique un tabouret et je m'y rends avec lassitude. De l'autre côté de la vitre se trouve James et, à ses côtés, John. Mon frère, fidèle à lui-même, m'adresse un sourire qui ne présage rien de bon. Cet imbécile de Jonathan a, lui, le visage impassible et le regard dur. Je fixe un instant son œil au beurre noir et l'hématome bleu sur sa joue et songe à lui demander qui lui a fait ça afin de le remercier gracieusement. Frapper John, c'est rendre service à l'humanité.

Je me laisse tomber sur le tabouret en soufflant et tends la main vers le téléphone avec aussi peu de motivation qu'un condamné à mort montant vers la potence. Mais je m'interromps subitement au beau milieu de mon geste, les yeux écarquillés. Derrière les deux amants se trouve une troisième personne que je n'avais pas vu. Une femme, dont je ne vois que le reflet roux de ses cheveux. Devant mon immobilité, James s'écarte d'un pas et la femme avance. Ses yeux verts percutent les miens comme le plus violent des coups et ne les lâchent plus.

Je ne sais dire quelles émotions me parcourent à cet instant précis. De la douleur, assurément. De la tristesse. De la joie. De la culpabilité. De l'admiration. De la colère... De l'amour. Je vacille, n'étant pas préparé à cet ouragan dans mon crâne. Le silence se prolonge, personne ne bouge. Puis, la main tremblante, je termine mon geste et attrape le combiné de téléphone. Sans lâcher les yeux de la belle rousse, je le porte à mon oreille. Comme un reflet, elle fait pareil. Mon souffle se coupe.

- Morgane, je murmure.

- Bonjour, Thomas

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