2 - Un jour comme un autre [corrigé]

La semaine se passa ensuite avec une lenteur abominable. Les cours la journée, le travail en fin d'après-midi, les devoirs à la maison le soir. Et rebelote le jour d'après. Une routine que tant de gens apprécient peut-être mais que j'ai en horreur.
Le samedi matin, je retrouve John au Rescapé comme chaque semaine. Il est assis à table, une cigarette encore à la bouche. Sa serveuse préférée est penchée vers lui et rit, dévoilant un décolleté plongeant. Je me glisse sur le fauteuil en face en enlevant ma veste et lui adresse un léger sourire.

« Tu sais, John, dis-je l'air de rien, je viens d'aller voir le médecin. Il m'affirme que ton herpès n'est pas bien grave. Enfin, c'est vrai que les champignons à cet endroit-là ne doivent pas être agréables. Mais d'ici quelques mois, ça devrait passer.

Le blond en face me lance un regard outré en recrachant sa cigarette, les yeux écarquillés de stupeur. La serveur se fige.

— Anie ! Qu'est-ce que tu...

— Eh bien quoi, ce n'est pas une honte. Tu aurais pu avoir le sida. Mais des champignons sur ton appareil reproductif, ça se soigne.

Imperceptiblement, la serveuse se redresse en remontant son décolleté et je lui décroche mon plus beau sourire.

— Un café caramel pour moi.

La belle blonde ne se fait pas prier. Adressant un dernier regard dégoûté à John, elle court presque derrière le comptoir. Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire devant la mine déconfite de mon ami et lève innocemment les yeux :

— Quoi, j'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?

— Mais je n'ai jamais eu de... berk, c'est dégoûtant Anie ! T'as tout fait foiré !

— Vraiment ? je rétorque avec un grand sourire. Navrée, ce n'était pas volontaire »

La serveuse revient avec mon café, le dépose devant moi puis disparait tout aussi rapidement. John pousse un long sifflement ennuyé en basculant dans son fauteuil, visiblement agacé de mon sens de l'humour plutôt douteux et entreprend d'éteindre sa cigarette. Quand c'est fait, il relève la tête vers moi, sourcils froncés.

« Et ta visite chez ton père, alors ?

— Comme d'hab', rétorqué-je avant de citer d'une voix lasse « je suis vraiment désolé », « je vais arrêter de boire » et ma préférée « je ne me rappelle rien ». Enfin bon, au moins il était sobre cette fois.

— C'est déjà ça, soupire-t-il. Tu vas voir ta mère aujourd'hui ? »

Je hoche brièvement la tête en buvant une gorgée de café, laissant le goût sucré du caramel couler dans ma gorge comme du bonheur à l'état liquide. Pourtant, il n'efface pas ce pli sur mon front que creuse ce sujet chaque fois qu'on l'évoque. Un samedi par mois, j'ai rendez-vous avec celle qui m'a mise au monde il y a dix-neuf ans. Dix-neuf années de pur plaisir et de liens familiaux resserrés de jour en jour. J'espère que vous notez l'ironie. Non, ces rendez-vous avec ma folle de mère ne sont jamais agréables. En fait, je les redoute presque autant que mon prochain contrôle sur les spécialités pharmaceutiques et ça, c'est peu dire.

« Tu voudras bien passer voir mon père ? je reprends à voix basse. Juste histoire de m'assurer que...

— Qu'il aille bien, complète John en acquiesçant. Oui, bien sûr. Comme tous les samedis où tu ne vas pas voir ta mère. Tu sais, j'ai beau ne pas être toi, j'ai tout de même un peu de mémoire.

— T'appelles ça de la mémoire, toi ? »

John souris et sers ma main au-dessus de la table. Depuis toutes ces années, il n'est plus dupe de mes vaines tentatives d'humour pour faire croire que tout va bien. Il est vraiment un ami en or. Il ne refuse jamais de m'aider, de me rendre service et d'aller prendre soin de mon père quand je ne le pouvais pas. Mais même pour lui, ce n'est pas facile de le voir s'autodétruire ainsi. Enfants, mon père s'occupait beaucoup de lui, étant donné que nous vivions quasiment ensemble. John l'avait toujours adoré et respecté, avant qu'il ne sombre dans cette terrible maladie qu'est l'alcoolisme.
Alors que je rumine ces pensées, une télévision allumée au-dessus du bar attire mon regard. L'écran est coloré de rouge, dévoilant le portrait d'un homme d'une vingtaine d'années aux yeux cernés et aux cheveux châtains désordonnés. Une journaliste commente d'une voix forte qui fait taire tout le monde dans le bar :

« Avis à tous nos auditeurs, un dangereux criminel a été aperçu aux abords de la ville. Recherché pour meurtre, vol et braquage, il se ferait appeler Tyron. Les forces de l'ordre sont actuellement sur sa piste. Si vous reconnaissez cette personne ; appelez immédiatement le 412. Ne faites surtout pas de gestes insensés, cet homme est dangereux et armé ! »

Des chuchotements inquiets retentissent dans la salle, chacun allant de son pronostic sur qui est ce garçon et ce qu'il veut. Arrêtant d'écouter une vielle femme qui dit à qui veut l'entendre que ce criminel vient en ville pour mettre fin au capitalisme et à la domination des banques, je me mords la lèvre en détournant le regard. Ce type doit avoir quoi, vingt ans ? Un an de plus que moi, peut-être deux. Qu'a-t-il bien pu faire pour en arriver là ? Je croise les yeux de John, qui hausse les épaules en réponse à ma question muette.

« Je ne suis que stagiaire à la police, je ne suis pas au courant de ce genre d'affaires. Moi, je suis aux premières lignes si jamais... la photocopieuse essaie de s'enfuir. »

Il m'adresse un regard amusé et je m'esclaffe. Bientôt, nous nous séparons. Je suis épuisée et j'ai besoin de repos avant d'affronter mon après-midi chargée. Je prends le chemin de mon appartement, pas très loin à pieds du bistrot. Arrivée en bas de mon immeuble, j'insère le code dans le boîtier électronique d'un geste machinal. Je pousse la porte, grimpe les trois étages à la force de mes jambes — l'ascenseur restant inconnu dans cette partie de l'univers qu'est mon immeuble — et arrive finalement devant ma porte que j'ouvre rapidement.

Mon appartement est un cocon à l'abri du monde extérieur, où rien ne peut m'atteindre. La décoration est agréable bien que minimaliste, les pièces remplies que du strict minimum. Il m'est de toute manière presque impossible de vivre dans un endroit rempli cadres photos et de babioles acquises au fil du temps. Dès que mes yeux seraient tombés sur le moindre souvenir, des scènes entières se seraient jouées dans mon esprit, et ce à longueur de journée. Tu parles de repos !

Un miaulement aigu parvint jusqu'à mes oreilles et, automatiquement, je m'accroupis à terre. Une boule de poils orange bondit du canapé et se précipite sur moi, se frottant contre mes jambes dans un ronronnement qui rendrait jaloux le moteur bi-cylindrique de la Harley Davidson de ma tante. Un sourire étire mes lèvres.

« Coucou Salem. »

Oui, Salem. C'est une longue histoire. À l'époque, j'étais au collège et tout le monde me traitait de sorcière. D'un côté, j'étais rousse. De l'autre, j'étais capable de leur réciter quelle bêtise ils avaient dite en classe six mois avant, quand l'un de leurs camarades était tombé malade pendant que le prof d'histoire déblatérait sur le sacre de Charlemagne. Quand j'étais jeune, je ne savais pas vraiment mettre des filtres à ce que je disais et, pour tout avouer, ça n'avait pas vraiment changé. C'est à cette époque que mon père a recueilli ce chat, aussi roux et presque aussi bizarre que moi. D'où le nom.

Estimant que j'ai bien une heure devant moi, je me rends dans ma chambre, balance mes chaussures et ma veste dans un coin puis m'étale à travers de mon lit. Bien vite, un ronronnement brise le silence et un poids atterrit lourdement sur ma poitrine. Salem se roule en boule sur moi et son ronronnement me fait sombrer dans un sommeil bienfaiteur.

                                                                             

                                                                                 ***


Un miaulement aigu me tire du sommeil un peu plus tard et je me redresse en sursaut. Je cligne plusieurs fois des paupières, désorientée, avant que mes yeux ne se posent sur l'horloge. Un juron m'échappe et je saute sur mes pieds. Je vais louper les heures de visite !

Dire qu'en plus, je dois impérativement ramener quelques courses à ma mère, encourant le risque que sans ça, elle ne me crève les yeux, gardiens ou pas. J'attache rapidement mes cheveux roux dans une queue de cheval et enfile à nouveau ma veste ainsi qu'une paire de bottes. Je prends une seconde pour analyser dans le miroir mon allure très rock- jean, bottes, veste en cuir et tee-shirt des Stones. Un look qui déplaira forcément à ma mère et qui, par le même coup, me fait l'adorer. J'attrape un sac, prends mes clés et ferme la porte avant de dévaler les marches de l'immeuble.

En sortant, je suis frappée par le froid glacial et frissonne malgré moi. Heureusement, le fait de courir pour rattraper mon retard me permet de ne bientôt plus sentir le froid. À quelques rues de mon immeuble se trouve une petite supérette. Cinq rayons enfermés dans trente mètres carrés, ce qui est peu mais bien suffisant pour les urgences comme celle-ci. Je m'engouffre dedans sans attendre, le souffle court. Je laisse la liste de courses de ma mère au fond de mon sac et avance dans le magasin.

Des fois, je me fais la remarque que mon cerveau est vraiment étrange.En soi, je n'ai pas une super mémoire générale ou un QI ultradéveloppé. Suite à des tests, on m'a appris que j'ai un niveau intellectuel situé juste à la moyenne. Et je ne retiens absolument pas tout mais seulement les choses qui me concernent de près ou de loin. L'hypermnésie, c'est assez égocentrique. Par exemple, je suis incapable d'apprendre une poésie par-cœur même en essayant de toute mes forces. Mais il suffit que cette chose soit liée à un sentiment important ou directement à ma petite personne pour que cela s'ancre à jamais dans mon crâne. Ainsi, je suis capable de réciter par cœur les sept volumes d'Harry Potter au mot près, simplement parce que John est un fan absolu de ces livres et que moi, j'adore John. Ouais, c'est assez étrange. Tout ça pour en venir au fait que je me rappelle parfaitement chacune des listes de courses de ma mère, que je le veuille ou non, depuis maintenant dix ans.

J'attrape un panier sous le regard amorphe de la caissière, occupée à détailler ses ongles d'un rose fluorescent. Le magasin absolument vide, elle semble morte d'ennui. Je fais le tour des rayons au pas de course, attrapant par ci un magazine, par là un paquet de gâteaux ou encore du savon. Je m'active, espérant ne pas louper l'heure limite. Alors que je me hisse sur la pointe des pieds pour attraper le dernier produit de la liste, une tablette de chocolat noir disposée sur une étagère en hauteur, un courant d'air s'abat sur moi, signe que quelqu'un vient d'entrer.
Un grognement s'échappe de ma bouche tandis que je frôle du bout des doigts l'objet de mes désirs. Allez, on y est presque, juste quelques centimètres de plus... mes doigts se referment enfin sur le chocolat.

Simultanément, une détonation sourde éclate derrière moi, suivit d'un cri perçant. Sous la stupeur, je laisse tomber la tablette de chocolat avant de me jeter par terre, les yeux écarquillés. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine tandis que mon cerveau cherche une explication. Peut-être un feu d'artifice, ou un pétard ou un...

« Les mains en l'air ! me détrompe une voix grave. Allez, bien en évidence, et pas de gestes brusques ! »

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