ix. cul de sac

Jamais Rory n'avait autant regretté une chasse.

     Cinq jours. Cinq jours venaient de s'écouler, et aucune piste ne se dessinait pour les trois chasseurs. Ils tournaient en rond, se heurtant à d'innombrables obstacles. Les habitants refusaient de répondre à la moindre de leur question, et la méfiance avec laquelle ils les traitaient se transformait lentement en doute. Ils comprenaient peu à peu que ces trois jeunes étudiants n'étaient pas que venus passer un peu de temps en dehors de la grande ville pour se reposer.

     Leur couverture tombait en lambeaux. En un sens, cela n'étonnait pas Rory. Tout se dégradait, ces derniers jours. De leurs relations à la qualité de leur travail, il semblait que rien n'allait. Cependant, elle ne l'avouerait jamais. Elle voyait bien comment Damien l'observait du coin de l'œil à chaque fois qu'elle rentrait bredouille, comme il avait dissimulé un air satisfait lorsque Ashley était revenue les mains vides d'un nouveau tour dans le système informatique du commissariat ou de l'hôpital.

     Ils avaient adopté une nouvelle politique : laisser couler. Rory ignorait le comportement de Damien, ce dernier tenait sa langue, et Ashley se contentait de maintenir une discussion minimum pour ne pas craquer et péter les plombs.

     En fin de compte, dire non à Annie n'aurait pas été une mauvaise idée. Tous les trois le savaient. Et Damien finit par le faire remarquer près d'une semaine plus tard, alors que la frustration et la fatigue commençaient à s'accumuler et que leur budget pour cette chasse tombait dans le négatif.

     - C'est une perte de temps, gronda-t-il en jetant le dossier qu'il examinait sur la table. Ils se sont évaporés.

     - Les êtres humains ne s'évaporent pas, répondit Ashley en levant les yeux de son ordinateur. Ils sont bien quelque part. Il faut que l'on trouve où.

     Damien émit un reniflement, à moitié nerveux et à moitié agacé.

     - Je propose un fossé boueux. Non, j'ai mieux : une fosse publique.

     - Et moi je propose que tu ailles te faire foutre, cingla Rory.

     Elle était assise sur son lit, serrant dans son poing une feuille froissée. Des dizaines d'autres s'étalaient autour d'elle, certaines roulées en boulettes, d'autres recouvertes de ses pattes de mouche. Il s'agissait de ses hypothèses. Autant dire qu'elles ne valaient rien puisqu'elles ne menaient nulle part. La jeune chasseuse avait l'air épuisé, mais ça ne l'empêchait pas d'afficher une expression de colère et d'indignation qui rivalisait avec la froide indifférence de Damien.

     La digue avait cédé, après une semaine d'un long combat perdu d'avance.

     Les deux chasseurs se toisaient. Rory avait le menton levé en une attitude de défiance, poussant Damien à réagir à son insulte. Le jeune homme grinçait des dents, serrant et desserrant ses poings, hésitant visiblement à sauter sur Rory pour lui faire ravaler ses mots.

     Il préféra se lever sans un mot. Rory l'observa faire en plissant les yeux, tandis qu'Ashley repoussait son ordinateur, affolée.

     - Ne fais pas ça, le prévint-elle en tendant les mains vers lui. Je t'en supplie, ne le fais pas.

     Il concentra son attention sur Ashley. Elle faillit défaillir : ses yeux bruns étaient pleins d'un tourbillon d'émotions aussi violentes que désespérées.

     - C'est ce qu'il y a de mieux à faire, répondit-il. On court dans le mur.

     - Nous sommes déjà rentrés dedans, fit Rory. On s'acharne juste dessus.

     Ashley ouvrit la bouche. Elle voulait intervenir ; elle voulait tellement rattraper la situation, arranger les choses. Mais elle ne connaissait aucune recette magique qui pourrait l'aider. Elle était condamnée à regarder tout ce qu'elle connaissait s'effondrer et lui filer entre les doigts, sans pouvoir rien faire pour l'empêcher ni s'enfuir.

     Elle referma la bouche.

     Damien partit rapidement. Il saisit son sac, sa veste, et sortit de la chambre tel un courant d'air, ne laissant aucune trace de son passage à l'exception d'un long silence.

     Rory serrait toujours sa feuille entre les doigts lorsque la Chevrolet démarra. Elle se força à bouger les doigts et à lâcher le morceau de papier. Il voltigea un peu et atterrit en douceur au sol.

     - Tu peux aussi y aller, dit-elle lentement à Ashley. Ça ne sert plus à rien.

     Elle le pensait. Vraiment. Elle avait voulu aider ces personnes disparues. Elle avait voulu servir à quelque chose. Et elle voyait bien ce à quoi tout cela les avait menés.

     - Je ne partirai pas, déclara Ashley en secouant la tête. On doit continuer. Des vies sont en jeu.

     - Et si c'était inutile ? demanda Rory en repoussant ses notes pour étendre ses jambes.

     - Donc tu admets que Damien avait raison ?

     C'était comme retirer un biberon à un bébé et attendre qu'il pleure.

     - Non, trancha Rory. Il n'a pas raison. C'est... c'est lâche. Des gens ont disparu, et d'autres vont les suivre si on ne fait rien.

     Elle n'ajouta rien d'autre. Elle ne mentionna pas le fait que toute la ville semblait se liguer contre eux. Elle n'exprima pas son inquiétude devant les disparitions bien trop mystérieuses.

     Elle ne voulait pas renoncer.


***


Rory était douée pour se voiler la face.

     Deux jours après le départ de Damien, elle parvenait toujours à affirmer que ces personnes pouvaient être retrouvées. Le mur de leur chambre de motel était recouvert des portraits de ces disparus et Rory les regardait souvent, gravant dans sa mémoire les traits de chacun. Elle connaissait tout d'eux. Elle avait appris par cœur leurs habitudes et les circonstances de leur disparition, savait qui les aimaient et qui les détestaient.

     Et toujours rien. Pas une piste, pas une trace. Et aucune nouvelle disparition.

     Ashley, malgré toute sa bonne volonté et son soutien à Rory, n'en pouvait plus de rester ainsi enfermée dans cette chambre. Lorsqu'elle en fit la remarque à Rory, la jeune chasseuse répondit simplement :

     - Les habitants commencent à douter de nous. Il faut qu'on fasse profil bas.

     - Rester ici va me rendre folle, se plaignit Ashley. J'ai besoin d'air.

     Rory ouvrit la bouche pour répondre, et Ashley s'empressa d'ajouter :

     - Et aller nous chercher à manger ne compte pas.

     Elle soupira et s'approcha de Rory. La jeune fille n'avait pas bonne mine. Ses traits étaient tirés et ses yeux étaient cernés. La fatigue l'abattait autant que l'échec.

     - On peut refaire le trajet d'un des disparus, soupira-t-elle en repoussant une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux. Histoire de prendre de l'air.

     Elle jeta un coup d'œil vers la fenêtre. Le ciel s'assombrissait à une vitesse presque alarmante.

     - Peut-être que la nuit nous apportera une nouvelle perspective, fit-elle.

     - La nuit porte conseil, non ?

     Rory émit un grognement évasif. Visiblement, ces deux dernières nuits ne lui avaient pas apporté plus de conseils que de sommeil.


***


Le parking du Target d'Old Crest, lieu de la disparition d'Amanda Parks, n'inspirait pas Rory et Ashley.

     C'était un parking comme les autres. L'enseigne du supermarché brillait au loin, et des lampadaires placés à distance régulière dessinaient des halos pâles sur le goudron. Quelques voitures étaient garées mais personne ne circulait. L'endroit avait fermé ses portes pour la nuit il y a moins d'une heure et les derniers employés devaient encore s'affairer à l'intérieur.

     Sans la Chevrolet de Damien, les deux filles avaient dû marcher du motel jusqu'au parking. La nuit était douce mais humide, et si on prêtait attention au ciel, on pouvait voir les nuages se rassembler et recouvrir les étoiles.

     Désormais, Rory balayait le parking du regard. Ashley se trouvait derrière elle, marchant lentement.

     - Amanda a disparu ici, déclara Rory en indiquant du bras la vaste étendue. On a retrouvé sa voiture plusieurs jours plus tard. Tu penses que la chose qui a fait ça a oublié de cacher le véhicule ? C'était peut-être sa première erreur.

     Rory y pensait souvent. Si aucune disparition n'avait laissé de trace, celle d'Amanda avait laissé derrière elle une preuve de taille : le dernier modèle Toyota, tout neuf et abandonné.

     Quand Ashley ne lui répondit pas, elle fronça les sourcils.

     - Franchement, quand on y pense, c'est peut-être notre coup de chance...

     Elle fit volte-face pour voir la réaction d'Ashley. C'était un maigre espoir, mais c'était le seul qu'elles avaient.

     Il n'y avait personne derrière elle.

     Aussitôt, sa main vola jusqu'à la poche de son blouson où elle avait glissé sa lame. Elle tentait de rester calme, vraiment ; mais son cœur battant à tout rompre et son cerveau lui hurlant de s'enfuir ne l'aidaient pas à raisonner. Tout ce qu'elle pouvait faire était paniquer et s'inquiéter pour Ashley.

     En brandissant sa lame devant elle, elle fit un tour sur elle-même. Elle se sentait opressée par l'obscurité et le silence. Elle avait l'impression d'être de retour à Rockwest dans la vieille scierie, entourée par un fantôme meurtrier et désarmée. Sauf que cette fois, elle était bel et bien armée mais ignorait tout de son adversaire.

     C'était une question qui revenait souvent, avant que Damien ne parte. Qu'affrontaient-ils ? Un fantôme ? Peu probable, car les zones de disparitions étaient bien trop diverses et éloignées les unes des autres. Une autre possibilité avait été envisagée, à voix basse comme pour ne pas lui accorder de réalité. On parlait de démon en chuchotant, et on se taisait rapidement.

     Là, Rory regrettait de ne pas en avoir parlé avant.

     Un souffle lui effleura la nuque. Elle se retourna brusquement, décrivant un arc de cercle avec sa lame dans l'espoir d'atteindre quiconque se trouvait derrière elle. Il n'y avait personne.

     Perplexe, elle s'immobilisa. Grossière erreur.

     Deux mains la saisirent et la firent pivoter sur ses talons. Tout ce que Rory vit avant qu'un voile noir s'abatte sur son esprit fut deux yeux, aussi noirs que l'obsidienne et vides comme ceux d'un mort.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top