Rory passa la nuit sur le sofa inconfortable, enfouie sous un plaid rongé par les mites, refusant le lit que lui proposait Ashley. Damien ne les avait pas attendu pour s'effondrer sur le second lit et commencer à ronfler.

     Elle ne rêva pas, et se réveilla le lendemain reposée et fraîche pour la journée - et la soirée - à venir. Ils avaient oublié de tirer les rideaux la veille et une lueur grise et monotone envahissait la chambre. La pluie ne tombait plus, ce qui était un soulagement en soi.

     Rory ignora tous les signaux que lui envoyait Ashley au fur et à mesure que la journée passait. Elle fit semblant de ne pas voir ses coups d'œil inquiets, même si elle sentait constamment peser sur elle l'attention de son amie. Elle ne voulait pas parler.

     La nuit tomba rapidement sur Rockwest, qui semblait complètement ignorer que l'été s'était abattu sur le reste des États-Unis et se complaisait dans sa petite bulle glaciale et humide.

     Peu avant leur départ, chacun s'équipa et Rory annonça le plan qu'elle avait conçu. Non pas qu'il était particulièrement développé ; c'était le même qu'ils utilisaient à chaque fois, mais rappeler les règles ne faisait jamais de mal.

     - On ne se sépare pas, déclara-t-elle. Il va falloir traverser toute la scierie pour atteindre Mike, et on ne sait pas trop de quoi il est capable.

     - C'est un écho, il va faire que gémir et taper contre les murs, rétorqua Damien en croisant les bras.

     - On pense qu'il ne s'agit que d'un écho, corrigea Ashley en distribuant les lampes torches. Mieux vaut prévenir que guérir. Donc on entre, on élimine le fantôme, et on rentre au motel. On ne perd pas de temps. Gardez votre lame au poing, et le sel à disposition.

     Il n'y avait pas quinze mille façon de se débarasser d'un fantôme. Le sel l'éloignait, et le fer le blessait ; mais seule une lame sainte, bénite par un prêtre, et enfoncée dans le cœur, envoyait un esprit dans l'au-delà.

     Les trois chasseurs enfilèrent leur veste, s'assurèrent d'être bien prêt, et s'apprêtèrent à quitter la chambre. Alors que Rory emboitait le pas à Damien, une main chaude sur son épaule l'arrêta net.

     - Tu ne pourras pas fuir tout le temps. Il va falloir qu'on en parle.

     - Il n'y a rien qui mérite d'en parler, siffla Rory en se dégageant.

     Ashley ne put rien faire pour l'empêcher de s'éloigner, la colère serrant ses poings et faisant monter des larmes à ses yeux.

***

De nuit, la scierie de Rockwest était encore plus impressionnante.

     L'imposante carcasse du bâtiment se dressait devant eux, et Rory frissonna ; elle se sentait exposée, comme épiée par l'une des nombreuses fenêtres sans vitres qui perçaient la façade. L'endroit semblait tout autant abandonné que la veille, mais elle savait que ce n'était qu'une illusion. Mike était là, quelque part dans cette scierie.

     Les trois amis échangèrent un regard, un seul, avant de se mettre en marche. Ils avançaient de façon silencieuse, brandissant une lampe torche d'une main et une lame sainte de l'autre. Les rayons projetés par les lampes balayaient les pièces vides, les bris de verre et l'humidité suintant des murs. Elle s'imprégnait dans les os des jeunes chasseurs, se faufilant sous les pulls épais qu'ils portaient, glaçant leurs doigts exposés. Leur respiration projetait des nuages de buée glaciale.

     Tous les signes étaient là : l'histoire tragique, le lieu abandonné, le froid inexplicable (le mois de juillet dans le Maine n'était pas connu pour ses pics de chaleur, mais il y avait des limites).

     Et pourtant, alors qu'ils progressaient, aucun fantôme ne surgit de l'ombre, aucun râle ne résonna dans les couloirs dévastés. L'air semblait se figer. Et Rory n'aimait pas ça.

     Elle menait la marche, tenant fermement sa lame sainte. La poignée recouverte de cuir s'enfonçait dans la chair de sa paume, la rassurant. Bientôt, la bouche béante de la partie principale de la scierie apparut devant eux, avalant les maigres faisceaux qu'ils projetaient.

     Ils entendirent le fantôme avant de le voir.

     Une voix, faible et éraillée, secouée de sanglot mais définitivement masculine, gémissait. Ce qu'elle disait était incompréhensible. Une prière, peut-être ?

     Brandissant sa lampe devant elle et plissant des yeux, Rory dirigea la lumière vers le fond de la pièce, là où elle et Damien avaient trouvé la scène du meurtre. Recroquevillée devant la scie, agrippant sa tête entre ses mains, se trouvait le fantôme de Mike Harmwell.

     Bill n'avait fourni qu'un nom, et une biographie bien trop courte. Homme célibataire, fils unique, parents morts, mais ouvrier prodige. Pas de photographie non plus. Mais il n'y avait pas de doute à avoir quant à l'identité de l'esprit devant eux.

     C'était définitivement un homme. Il portait un vieil uniforme, semblable à ceux qui gisaient dans les vestiaires abandonnés, et il avait son nom cousu sur la poitrine. Le tissu était trempé, et Rory était prête à mettre sa main au feu que ce n'était pas de l'eau.

     Mike semblait se tasser sur lui-même à l'approche des chasseurs. Il poussa un gémissement pitoyable quand la grosse botte de Damien écrasa du verre, et il s'empressa de lever les mains pour protéger son visage contre la lumière agressive.

     - Mike Harmwell ? fit Ashley d'une voix douce et rassurante. Nous sommes là pour vous aider, n'ayez pas peur. Tout va bien se passer.

     À ces mots, Mike se figea, ses muscles se tendirent. Rory plissa des yeux, agrippa plus fermement sa lame, et la dirigea de telle sorte que si le fantôme décidait de l'attaquer, il s'empalerait sur son arme avant de ne serait-ce que la toucher.

     Mais Mike n'attaqua pas. À vrai dire, il ne bougea pas du tout. Il se contenta de secouer la tête, un peu à la manière d'un enfant qui ne voulait pas entendre ce que ses parents avaient à dire.

     Cela plongea les chasseurs dans la confusion. Depuis quand un fantôme restait aussi... apathique ? Généralement, ils devenaient agressifs, attaquaient, ou se contentaient de disparaître et d'éviter les chasseurs. Jamais ils ne restaient ainsi.

     Rory leva sa lampe torche. Elle examina le mur, la scie, le dos de Mike, n'importe quoi pour tenter de résoudre ce problème. Elle ne trouva rien.

     - Pourquoi vous ne nous croyez pas ? demanda Rory avec autant de tact possible. Pourquoi voulez-vous rester ici ? Il n'y a plus rien pour vous, Mike. Ils sont tous partis, et vous êtes seul désormais.

     - Non.

     La réponse, brève mais nette, coupa brusquement Rory. Mike se tourna vers eux, les contours de son corps ondulant légèrement, ses yeux bien trop vides pour être vivants.

     - Je ne suis pas seul. Il est là.

     Un brusque coup de tonnerre retentit à l'extérieur, et Rory ne put rien faire : elle se sentit violemment décoller du sol et être projetée contre le mur avec assez de force pour l'assommer immédiatement.

     Elle glissa au sol, inconsciente, et ne vit pas la forme sombre qui émergeait de l'ombre dans le dos d'Ashley et de Damien.