Chapitre 9.
Le cheval avance au pas, tranquillement, entre les grands arbres et la forêt de Coulombiers. Le temps est bon et l'air doux. Balancée par les bas de l'étalon, Raymondin fermement assis derrière moi, tenant les rennes de sa monture, je me laisse guider, intriguée.
« Ne voulez-vous donc toujours pas me dire où nous allons ? J'ai horreur des surprises, Raymondin.
— Parfois, je me demande pourquoi je vous ai épousée... se contente-t-il de grommeler, son menton posé sur mon épaule.
Ma posture en amazone, m'oblige à garder la tête tournée pour voir devant moi. Je brûle de pouvoir enfin sauter à terre. Je hais réellement les animaux terrestres, leurs poils et leurs... manières. Ce cheval m'agace à renâcler sans cesse.
Pourtant, il faut avouer que le voyage est beaucoup moins désagréable quand je sens la présence de mon époux tout contre moi. Ses bras entourent ma taille fermement, bien décidé à ne pas me laisser glisser. Et je ne m'en plaindrais guère.
— Pour le pouvoir, la sécurité et la luxure, mon cher.
Son rire fait vibrer sa poitrine contre mon dos, à travers le cuir de son veston et le velours de ma robe. Alors qu'il dépose un léger baiser contre mon crâne, je l'entends marmonner :
— Des trois, je préfère la dernière.
Bien qu'il ne puisse le voir, je me surprends à sourire avec douceur.
— Vous m'enlevez sur votre cheval comme les romains enlevèrent les Sabines. J'ai le droit de savoir la raison de tout ceci.
Pendant un moment, je crains que le seul moyen de le faire parler soit de l'envoûter ou de pénétrer son esprit. Heureusement pour ce dernier, mon protecteur s'esclaffe avant de lâcher, tout simplement :
— Voilà longtemps que nous ne nous sommes pas retrouvés que tout deux.
— La nuit dernière à vraie dire...
— De jour, Melusine, de jour. Et ailleurs que dans cette chambre.
Je me mords la lèvre inférieure avant de m'enquérir, narquoise :
— Vous en êtes-vous lassé ? Nous pouvons la faire re-décorer. Je vois bien du bleu. Absolument partout... Les draps, les tapis, les tapisseries, les tentures...
— Pour vous rappeler la mer ?
Je me fige imperceptiblement avant de pencher la tête sur le côté et de ricaner :
— Perspicace !
Je devine son sourire plus que je ne le vois, tandis que son étreinte autour de ma taille s'accentue. Sa voix basse et douce s'élève à mes oreilles.
— Je sais que l'océan vous manque parfois... Malgré votre liberté, vous n'y êtes jamais retournée...
— C'est parce que j'ai peur de ne point vouloir revenir si je cédais à cette tentation, je l'interromps, moqueuse.
Un rictus tord ses traits alors qu'il tente de faire abstraction de mes mots.
— Vous êtes une sirène. Une créature des eaux... C'est dans un bassin que je vous ai vu pour la première fois.
— Je m'en rappelle. Vos mains étaient rouges d'un sang qui était le vôtre et votre dos était courbé sous le poids de la culpabilité.
— Vous m'en avez libéré, ma mie.
— Qu'auriez-vous fait sans moi ! je m'esclaffe.
Le chevalier secoue la tête, feignant d'être las de mon orgueil. Tirant sur les rennes, il arrête son cheval alors que nous sommes désormais perdus quelque part en pleine forêt. Raymondin glisse de la selle, atterrissant agilement sur ses deux pieds. Il m'invite à descendre du cheval, ses larges mains saisissant ma taille si fine pour me poser au sol. Les feuilles crissent sous mes chaussures.
Je ne saisis toujours pas pourquoi il m'a emmenée ici. Comprenant à mon expression que j'attends plus d'explication, mon protecteur interroge, d'un ton badin :
— Vous rappelez-vous d'une certaine source ?
— La source des fées, celle qui m'a valu la réputation d'en être une ?
Il acquiesce. Sans comprendre où il désire en venir, je hoche affirmativement de la tête, suspicieuse. D'un geste de la main, il écarte une mèche qui s'était libérée du cercle métallique qui maintient mon voile.
— Retournez-vous, Melusine.
Curieuse, j'obtempère. Mes yeux s'écarquillent subitement alors que mon cœur rate un battement.
Là, face à moi, sous un toit de végétation danse, s'étend un bassin à l'eau si clair, si cristalline, alimenté par un ruisseau s'étendant d'une colline de roches. Les quelques rayons de soleil qui parviennent à traverser la voute forestière, font scintiller l'eau de la source comme du cristal. Cette vision, l'appel de l'eau, m'obnubile toute entière et j'en oublie la présence de mon protecteur à mes côtés.
Je m'arrache cependant à ma fascination pour me tourner vers mon époux qui me dévisage, en attente d'une réaction.
— Est-ce là votre surprise ?
— Ma Dame est-elle satisfaite ?
Je pince les lèvres, feignant de réfléchir quelques instants sous son regard insistant avant de me fendre dans un grand sourire taquin et de m'exclamer :
— Oh que oui, mon seigneur !
M'empressant de me débarrasser de ma robe, je la déchire presque avant de la laisser tomber sur le sol forestier sans plus aucune considération. Puis c'est le tour de la chemise du dessous et enfin, celui de mon grand-voile qui tombe à terre, libérant ma chevelure.
Je n'ai aucune crainte quant au fait de me retrouver nue à présent. Je m'approche du bassin avant d'y glisser un pied. L'eau est fraîche, mais cela ne m'a jamais effrayée. Mon second pied pénètre dans l'ondée cristalline tandis que je savoure cette sensation qui m'avait tant manquée. Certes, j'ai pris des bains au château de Lusignan, mais rien ne vaut la sensation d'une source naturelle.
M'immergeant complètement, je disparais quelques instants sous la surface de l'eau, les yeux grands ouverts sans retenir ma respiration. J'y vois aussi clairement que sur terre. Provoquant quelques remous dans l'eau de mes doigts, je laisse enfin ma nature de sirène reprendre le dessus. Ma peau se couvre d'écailles, aussi sombre que le charbon, alors que ma longue queue de serpent prendre la place de mes jambes. Lorsque je remonte à la surface, sous le regard de mon protecteur, Lusignan ne semble nullement effrayé par ma transformation mystique. Et pourtant, à cet instant, ma beauté est loin d'être divine... Elle en est tout le contraire ! Rien que le reflet troublé de la source peut me le garantir. J'ai maigris considérablement. Mes cheveux se sont mis à flotter autour de mon crâne et mes yeux... Diable ! Ils sont d'un blanc si pur, semblable à la nacre des coquillages...
— Je ne croyais pas revoir cela un jour... murmure mon époux, délassant ses chausses, assis sur le bord.
Immergée au-dessus de la taille, je prends appui sur mes avants bras, ne ressentant rien des branches et de la terre qui rendre dans ma peau. Tout ce qui compte, c'est ce beau seigneur qui s'accroupi face à moi. Mes lèvres s'étirent en un sourire mutin alors je souffle, séductrice :
— La dernière fois, vous n'étiez encore qu'un jeune homme...
Et bien qu'en apparence, il n'ait guère réellement vieillit, Raymondin a mûrit en son esprit. Approchant son visage du mien, il rit, son souffle se perdant dans ma chevelure :
— ... Et vous, une sirène solitaire et sans attaches.
— Nous venions juste de nous rencontrer.
Mon pouls s'accélère alors qu'il retire sa chemise. Je découvre les dents, en un sourire presque carnassier, et ma longue queue de serpent fouette l'eau avec violence. L'impatience me gagne. Je tente de l'embrasser mais au dernier moment il recule la tête. Un rire grave s'échappe de ma gorge alors qu'il se contente de m'admirer du regard, une lueur espiègle dansant dans ses prunelles si troublantes. La voix rendue rauque par le désir, je susurre :
— Regrettez-vous ce choix, aujourd'hui ?
À nouveau je me hisse jusqu'au niveau de son visage. Sa main glisse le long de ma gorge. Nos lèvres sont proches. Très proches. Reculera-t-il à nouveau ?
Alors que je tente de l'embrasser, il esquisse un geste de recul. Mais trop tard. Emprisonnant sa lèvre inférieure entre mes dents, je jette mes bras autour de sa nuque, l'emprisonnant. À genoux au bord de l'eau, je le sens sourire. Relâchant sa lèvre, je le laisse m'embrasser alors que ses mains s'agrippent à mes cheveux. La passion de ce baiser aurait pu faire rougir les « filles » du bordel de la ville. Alors que je me presse contre le torse du blond, sans me soucier de ma peau déjà mouillée, ses doigts glissent le long de ma nuque, suivant la courbe de mon dos jusqu'à mes reins, là où les écailles remplacent la peau, glissantes, solides comme du métal. Un instant, nous nous interrompons, le temps pour mon époux de reprendre son souffle, lui qui en a besoin. Malgré sa respiration ahanée, il parvient à répondre, à mots hachés :
— Non... Non, pas aujourd'hui. Pas maintenant. Pas après toutes ces années...
Un rire satisfait m'échappe, de ces rires qui ressemblent à un simple souffle. Pas après toutes ces années... Des années de richesses, de puissance, de victoire... Entre la construction du château enfin terminée, Raymondin ayant obtenu une descendance dont je m'assurerai une place dans ce monde, le prestige de la maison de Lusignan qui ne cesse d'augmenter... Je devine mal ce qui pourrait se dresser en travers de ma route.
Je ne crains pas pour mes mensonges et mes crimes. Jamais rien n'a pu mener la piste des voyageurs disparus et des ivrognes morts jusqu'à moi.
Souriant sincèrement à mon mari, je caresse ses boucles blondes avant de murmurer :
— Rejoignez-moi...
Il secoue la tête amusé avant de poser ses mains sur mes poignets comme s'il désirait se libérer de l'étreinte de mes bras.
— Je ne suis pas sûr que...
Je penche la tête sur le côté, une moue mutine aux lèvres avant de rétorquer :
— Ce n'était pas une question, Raymondin, mais un ordre. Rejoignez-moi !
Ses yeux s'arrondissent de surprise et avant qu'il ne réagisse je l'embrasse à nouveau avant de l'attirer dans l'eau. Il ne peut pas grand-chose contre ma force. Le bruit de son corps massif entrant en contact avec la surface cristalline résonne dans l'air alors que je ne peux me retenir, étouffant mon rire contre ses lèvres. Je nous maintiens à la surface – autant éviter la noyade de mon époux – enroulant ma queue de serpent contre ses jambes.
— Ceci, ma chère, était déloyal !
— Autant que cela ?
Et pour illustrer mes paroles, je plonge dans sa gorge que je parsème de baisers. Sa poigne autour de mes bras s'intensifie alors qu'il lâche un grognement. Lâchant mes poignets, il m'oblige à relever la tête, plongeant son regard dans le mien. Ses lèvres effleurent mon menton alors qu'il gronde :
— Fourbe et rusée serpente !
Basculant la tête en arrière, je rétorque :
— Mon beau et loyal protecteur... »
*
Ce n'est qu'au petit soir que nous rentrons enfin au château. Le cheval entre dans la cour principale, à grand bruit : celui de ses sabots contre les pavés. Descendant de la monture, je souris à Raymondin qui secoue la tête. Ses cheveux blonds ont presque séchés depuis notre départ de la source. Quant à moi, je le suis déjà, une autre conséquence de ma nature de sirène. Mes cheveux détachés ondulent légèrement autour de mes épaules alors que j'ai oublié mon voile là-bas.
Confiant l'étalon à un palefrenier, il m'offre son bras pour que nous puissions entrer en notre demeure.
« Ne me remerciez-vous pas pour votre surprise ?
— Il me semble l'avoir déjà fait, je réponds, d'un ton plein de sous-entendu.
Son regard s'illumine et ses doigts se referment autour de ma main, emprisonnant les miens au creux de sa paume avec tendresse. Mais cet instant de béatitude est aussitôt rompu par un serviteur qui accourt, se confondant dans moult courbette. Je le reconnais ! Je l'ai envoûté pour m'assurer de son indéfectible loyauté...
— Monseigneur, c'est urgent, il faut que je vous parle !
À l'entente de l'empressement dans la voix de cet humain, la mine de mon protecteur se referme aussitôt et il grogne, sur ses gardes :
— Que se passe-t-il ?
— L'agitation court les rues...
— L'agitation ?
— Oui... Il se murmure des choses... La violence gonfle dans le cœur des citoyens de Lusignan...
— Que veux-tu dire par là ? je l'apostrophe sèchement.
L'homme se confond en une révérence inutile face à moi avant de lâcher :
— Une révolte se prépare, ma Dame !
Un rire léger m'échappe, mesquin. Raymondin ne semble pas partager mon sarcasme et se contente de froncer plus encore les sourcils, lui conférant cet air austère qui ne lui sied guère. Railleuse, je m'enquiers :
— Une révolte ? Et contre quoi ?
Le regard du serviteur plonge dans le mien alors qu'il semble hésiter à parler. Mon air froid finit par le convaincre et c'est avec gravité qu'il lâche, baissant à nouveau le regard pour fixer ses hideuses chausses :
— Contre vous, ma Dame. »
---
Joyeux Noël et heureux quoique ce soit que vous fêtiez en cette belle période 🖤🎄
Prenez soin de vous,
Aerdna.
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