Chapitre 8.
Dix-sept années plus tard.
« Mère ! Renaud a encore déchiré mes oreillers !
Je lève les yeux au ciel alors même que la voix geignarde d'Eudes s'élève dans les couloirs de l'immense château de Lusignan. Je prévois déjà l'immense tempête qui s'apprête à rompre la tranquillité dans laquelle je me trouvais jusque-là. Je tourne la page du livre que je tiens dans mes mains alors que la porte s'ouvre. Les deux jeunes garçons qui pénètrent dans mon appartement s'inclinent devant moi. Tous deux sont si semblables, se partageant la crinière dorée du seigneur de Lusignan, qu'il est impossible de ne pas les prendre pour frère. Leur seule divergence réside dans leurs malformations respectives.
Croyez-le ou non, Raymondin a eu les enfants qu'il désirait... Ses héritiers !
Convaincre Marianne l'amie d'enfance d'accepter de devenir l'amante de mon époux, de porter des enfants et de les faire passer pour mien n'a en réalité, pas été compliqué.
Il a suffi qu'il affiche une moue peinée et que je fonde en larme face à elle, prétextant une stérilité qui mettrait fin à notre amour. Et comme ils avaient déjà eu une aventure ensemble et que ça n'en dérangeait aucun, la jeune femme a accepté. En échange nous lui avions promis tout l'or qu'elle désirait et elle demanda à être la nourrisse des enfants. Chose que j'acceptai sans rechigner... Je n'allais tout de même pas m'occuper d'eux !
Pour donner le change, chaque fois que Marianne était enceinte, je créais une illusion qui transformait ma taille de guêpe en celle d'une baleine obèse. Regardez donc jusqu'où j'étais prête à aller pour ce stupide humain...
Mais quel humain !
Encore aujourd'hui, après une dizaine d'année de mariage et à vivre à mes côtés en tant que protecteur, rien n'a changé dans notre relation. Ou plutôt, quelque chose a changé : jamais avec un protecteur je n'ai été aussi proche. Je n'ai pas besoin de parler pour qu'il comprenne ce que je pense.
Malgré cela, je crois que Raymondin digère encore un peu mal le sale tour que j'ai joué à « nos » enfants. Tous semblent posséder une tare physique qui n'est en réalité que le résultat d'une illusion. Prenons l'exemple de Renaud, 9 ans, qui ne possède qu'un œil fonctionnel – mais quel œil ! il lui permet de voir à une telle distance qu'aucun autre ne pourrait – ou d'Eudes, 11 ans, dont les oreilles sont légèrement difformes sans que cela ne l'empêche d'être d'une grande beauté. Chose qu'il a hérité de son père à n'en pas douter.
Sans relever la tête de ma lecture, je soupire.
— Que s'est-il encore passé ?
Les garçons semblent hésiter un instant. Je dois avouer que dans mon rôle de mère, je suis plutôt sévère. C'est Marianne qui se charge de la partie tendresse du rôle.
— Il se vantait que plus tard, il aurait grand succès auprès des femmes quand moi, je serais seul et sans amour.
Diable ! Pourquoi ai-je accepté cette charge ? C'est le troisième jeune homme présent dans cette pièce, un robuste garçon de seize ans, l'aîné de cette fratrie de dix enfants, Urien, qui vole à mon secours.
— C'était méchant de dire cela, Eudes. Votre frère fera un aussi bon mariage que vous, votre mère s'en assurera. Et vous, Renaud, ne vous a-t-on pas appris qu'il ne fallait jamais s'en prendre aux affaires des autres ? Cela n'a rien de chevaleresque ! Cessez donc d'importuner mère avec vos querelles.
Penauds, les deux garçons s'excusent. Je chasse leurs jérémiades d'un geste du poignet avant de me tourner vers Urien. Il ressemble à son père mais son visage se distingue par ses yeux vairons : l'un pers, l'autre rouge. Sans prendre la peine de le remercier, j'ordonne :
— Veux-tu bien t'occuper de tes frères ?
Aussitôt, le voilà qui bondit de son siège dans lequel il étudiait le latin pour s'incliner.
— Bien, madame ma mère.
Ses yeux si particuliers me dévorent du regard avec une dévotion semblable à celle qu'on réserve aux saints. Cet enfant a toujours été très attaché à moi alors même que je ne lui ai jamais montré la moindre affection. Là où tous les autres se réfugient dans les jupes de Marianne, celui-ci ne jure que par moi. Même Raymondin en est resté coi de surprise !
Mais avant qu'il ne s'exécute, et à mon plus grand malheur, les autres enfants débarquent à grands bruits dans mon salon, accompagnés de Marianne qui tient par la main les deux petits derniers, âgés de trois années. Ce sont les seuls à avoir été épargnés par mes illusions après que mon protecteur s'en fut plain, une nuit. Ce n'est pas le cas d'Antoine, quatorze ans, qui a sur la joue une tâche en forme de pattes de loups, de Fromont, douze ans, qui présente une tâche similaire sur le nez, d'Eudes, de Renaud, de Guy, sept ans, qui possède un œil plus haut que l'autre, ou de Geoffroy. Il y avait un dixième enfant, mais il est mort l'hiver dernier sans que je ne puisse le sauver. Tous sont aussi blonds que le blé.
Ils trouvent place dans le salon tandis que l'un des plus jeunes s'exclame :
— Mère, est-ce vrai que vous êtes une fée et que c'est pour cela que nous sommes tous si particuliers ?
Intriguée, je me retourne Marianne. La belle rousse s'excuse en un sourire.
— Ils ont entendu des enfants du village se le murmurer.
— J'ignorais que cette rumeur courrait toujours...
— Il n'y a rien de plus tenace que les rumeurs, ma Dame.
— Tu as raison Marianne.
Son sourire s'agrandit alors qu'elle s'assoit à côté de moi, entreprenant de broder. Heureusement pour les enfants, je suis dans un bon jour. Me tournant vers eux, je m'enquiers, un sourire espiègle aux lèvres :
— Croyez-vous que j'en sois une ?
— Pour cela, il faudrait que la magie existe ! proteste Antoine, sûrement le plus intelligent de tous ces enfants.
Intelligents sauf à cet instant évidemment.
— Détrompez-vous, elle existe. Vous croyez en dieu, c'est une forme de magie.
La jeune femme à mes côtés se fige un instant à l'entente de mes paroles. Je sens son regard curieux me détailler mais l'amusement qui me gagne est tel que je ne me soucie guère du qu'en dira-t-on. Certains diront que je blasphème quand je ne fais que dire la vérité.
— Il existe différentes formes de magies, et les fées en font partie.
J'omets de préciser que je n'en suis guère une. Urien, m'écoutant avec cette attention si particulière qu'il me réserve, s'enquiert alors, doucement :
— Et qu'en est-il des sirènes ?
Légèrement surprise à l'entente de ses paroles, je fronce des sourcils.
— Les sirènes ?
Ce n'est pas moi qui viens de l'interroger. Dans l'encadrement de la porte, la silhouette de Raymondin se découpe. Sa voix grave qui vient de s'élever provoque chez moi ; comme à l'accoutumée, un frisson. J'esquisse une petite moue fière alors que ses prunelles dorées fixent avec intensité son fils qui acquiesce avant de s'expliquer :
— Je suis en train d'étudier l'Odyssée d'Homère. Ulysse y croise les sirènes. Existent-elles ?
L'évocation du héros me trouble plus encore. Inconsciemment, le jeune homme vient de me replonger dans mes souvenirs. Je n'ai jamais rencontré Ulysse. Je sais que certaine de mes sœurs ont été impliquée dans les multiples obstacles qui ont barré sa route vers sa Terre. Je sais aussi qu'elles obéissaient à notre créateur.
En revanche, j'ai connu un héros, jadis. Un beau poète aux yeux verts... Son souvenir se terre quelque part en moi, dans un mélange d'amitié et d'ironie. Puissent les dieux me préserver d'un jour le revoir... Bien que je le souhaite ardemment.
Me rendant compte que dix paires d'yeux plus l'unique œil de Renaud me fixent, attendant une réponse, je reprends pieds avec la réalité et me parant de mon plus beau sourire, je souffle :
— Bien sûr qu'elles existent.
Un instant, mon regard croise celui de mon protecteur avant qu'il ne se repose sur mon auditoire.
— Ce sont des créatures anciennes et très dangereuses. Elles se cachent dans les océans, et parmi les hommes, qu'elles envoûtent et noient.
— Ne sont-elles pas cannibales ?
— C'est ce que raconte l'Odyssée, mais non. La chair humaine n'est pas à leur goût.
— À quoi ressemblent-elles ?
— Elles sont magnifiques. Lorsqu'elles sont sous forme aquatique, leurs écailles luisent comme du diamant sous le soleil. Et lorsqu'elles revêtent leurs apparences humaines, elles deviennent les plus belles femmes que ce monde ait portées. Leurs yeux sont si bleus qu'on a l'impression de s'y noyer.
Raymondin me toise à présent, un rictus moqueur aux lèvres, l'air de s'amuser de mes paroles. Continuez à vous jeter des fleurs, semblent me dire ses iris claires.
— Existe-t-il des sirènes mâles ?
La question me surprend à peine.
— Non.
J'hésite un instant à poursuivre. Pour la première fois depuis longtemps, je me montre extrêmement honnête avec ces enfants, ne mentant sur rien ou presque, me contentant simplement d'omettre le régime sanguinaire des sirènes comme je l'ai fait avec mon époux. Mais ce n'est pas la seule chose que j'ai omis de dire au seigneur de Lusignan. Je n'avais jamais évoqué cette partie-là du monde aquatique. Je crois qu'aujourd'hui, je peux le faire.
— Cependant il existe des ondins. Il n'y a que deux manières d'en devenir un : être le fils d'une sirène et d'un humain, fruit d'une nuit de véritable amour. Ce cas est si rare qu'il ne se voit pratiquement jamais. D'autant plus que dans la majorité des cas, la sirène se débarrasse de l'enfant. Mais lorsqu'il survit, il possède une vie plus longue que la normale.
Je marque un temps de pause. S'attendant à ce que je poursuive, aucun ne parle. Si bien qu'au bout d'une minute, intriguée, c'est Marianne qui s'enquiert avec douceur :
— Et l'autre manière ?
Considérant que j'ai suffisamment fait planer le mystère, je souffle, d'une voix grave, sur le ton de la confidence :
— La larme des sirènes.
Ils ne devaient pas s'attendre à cela.
— Les sirènes pleurent-elles ?
Un rire moqueur m'échappe. Quelle naïveté chez ces enfants...
— Jamais ! Ou presque...
Cette fois-ci, ils sont tant intrigués qu'aucun ne se risque à m'interrompre. Si bien que je m'attèle à leur révéler la vérité.
— Si une sirène décide de guérir un homme à l'article de la Mort, celui-ci lui est alors lié. Il devient un ondin. Et lorsqu'un homme devient ondin par ce moyen... Il est condamné à ne jamais pouvoir aimer... Au moins sa condition s'approche-t-elle de l'immortalité. Mais il s'agit d'une malédiction. Il a été guérit et pour cela, il a volé un morceau de vie à la sirène... Mais également à la personne qui l'aimait le plus. Et c'est là le véritable prix de ce don. La mort de l'être qui le chérit plus que tout. C'est une vie dont personne ne voudrait, longue, esseulée sans amour.
Seul le silence accueille ma dernière phrase. L'atmosphère s'est grandement refroidie. Les neuf garçons restent muets, idem pour leur vraie mère. Quant à Raymondin... Je serais incapable de dire ce qu'il en pense. Je sais qu'il en a profité pour apprendre de nouvelles choses sur ma Nature. Des choses qui ne sont pas forcément belles à entendre.
Cette absence de son devient vite oppressante et je n'ai plus qu'une envie, plongée dans un bassin pour laisser mes écailles recouvrir mon corps et disparaître sous l'eau. Enfin, quelqu'un daigne rompre ce silence devenu gênant.
— Ce ne sont que des contes pour enfant et des légendes sans intérêts ! ricane Antoine avant de se relever, saisissant dans l'immense bibliothèque un traité de mathématiques.
Sans qu'il ne s'en aperçoive, je le toise, presque mauvaise.
— Sachez, Antoine, que toute légende dissimule une vérité. Si vous vous obstinez à ne point y croire, la vie vous le fera apprendre par des moyens plus cruels encore que ces simples « contes pour enfants et ces légendes sans intérêts ».
Mon ton froid résonne dans la pièce. L'adolescent me dévisage surpris avant de marmonner :
— Pardonnez-moi, mère.
Je chasse ses excuses, n'en ayant rien à faire. Je me relève avec grâce, salue « mes » enfants et leur nourrice et quitte la salle, sans plus un mot, passant devant Raymondin qui m'interpelle :
— Melusine.
Je me tourne vers mon protecteur. Celui-ci s'approche de moi avant d'enlacer ma taille. Ses lèvres effleurent mon front avant qu'il ne murmure :
— Venez avec moi, ma mie.
— Où donc ?
La curiosité me gagne. Ces derniers temps, nous avons passé peu de temps ensemble. J'avais plutôt pour idée que nous nous retrouvions dans notre chambre. Mais mon cher époux semble avoir une autre idée en tête. Ses lèvres s'étirent en un sourire à croquer lorsqu'il souffle contre mon oreille, allumant un étrange feu en moi.
— C'est une surprise. »
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