Chapitre 4.
J'ai retrouvé la servante qui s'était chargée de me préparer mon vin. Ça n'a pas été bien difficile. Plutôt que de la tuer directement afin de lui faire payer, je l'ai obligée, à l'aide de mes pouvoirs, à me conduire à ceux qui le lui avaient ordonné. Je crois que vivre encore et encore la mort de son père l'a suffisamment perturbée pour qu'elle m'obéisse.
C'est vêtue bien plus sobrement que d'habitude, dans une tenue qui même étant d'une simplicité extrême ne parvient pas en m'enlever toute ma beauté, que nous évoluons à présent dans les rues de Lusignan, d'une discrétion à toute épreuve. Personne ne fait attention à nous et c'est tant mieux.
La petite chose, malingre et terrorisée par moi, m'a menée jusqu'à un quartier peu fréquentable et s'est arrêtée devant une maison close. Dans la rue, bon nombre de « filles » attendent leurs clients. La servante tremble comme une feuille et semble n'avoir qu'une envie, déguerpir. Sa voix désagréable me parvient faiblement :
« Voilà ma Dame. C'est ici.
— Où est-ce ?
Elle me désigne la fenêtre d'une chambre, en hauteur. Un sourire satisfait étire mes lèvres. Sans jeter un regard à la pauvre créature à mes côtés, je grogne, en oubliant tout mon parler, récupérant celui des rues :
— Dégage maintenant. »
Je ne mettrai mes pieds dedans pour rien au monde. Plutôt que cela, je contourne le bâtiment jusqu'à parvenir à une fenêtre assez basse. Heureusement, en tant que sirène, mon ouïe est suffisamment développée pour que je puisse ses saisir ce qu'il se dit. Créant une illusion autour de moi qui me dissimule aux yeux des autres passants, je me hisse sur la pointe des pieds afin de mieux entendre. Une phrase se dégage du boucan général.
« Nous savons tous pourquoi nous sommes réunis en ce jour.
La voix qui vient de s'élever est grave, chaude, basse. Il me semble la connaître mais elle se confond dans les autres bruits de la maison close. Plus que les sons, les odeurs aussi me parviennent. Plusieurs parfums se mélangent donnant un effluve brouillée, floue, qu'il m'est difficile de dissocier. À l'odeur, il m'est aisé de deviner qu'il ne s'agit pas de misérables gueux... mais bien de riches seigneurs que je dois fréquenter tous les jours.
Un vent glacial souffle dans la ruelle, soulevant légèrement ma jupe, caressant mes jambes. Si je veux mieux entendre, il va me falloir tirer un peu plus sur mes pouvoirs. Instinctivement, j'amorce un peu ma transformation mystique. Mes yeux virent au blanc alors que je sens mes traits s'émacier. Ma chevelure noire se libère du chignon qui les contenait pour se mettre à flotter légèrement autour de mon crâne. Et tout me semble plus vif, plus clair, plus précis. Notamment les voix. J'en reconnais aussitôt une parmi toutes les autres. Philibert ! Si j'avais pu concevoir qu'un tel benêt puisse participer à ce complot... Je m'attendais plus à y retrouver son compagnon de beuverie... D'autant qu'il est presque certain que son inséparable acolyte doit se trouver dans le coin. Philibert et Claude vont toujours de pairs. Pourtant, aucune trace de lui pour le moment.
Le jeune noble prend la parole, bien loin d'être l'idiot que je pensais qu'il était, et vocifère :
— Laisserons-nous encore cette fée noire régner sur notre Terre et tirer les ficelles de notre brave seigneur malheureusement envoûté ?
Je dois l'avouer, ces hommes font preuve d'une remarquable imagination. Une fée noire ? Et bien ! Que diraient-ils s'il savait que j'étais une sirène et non pas une fée ? Leur imaginaire s'enflammerait sûrement.
— Et que proposez-vous ?
La voix qui vient de s'élever est féminine. Je doute que les « filles » soient invitées à leur petite réunion. Cela ne peut-être qu'une de ces petites nobles furieuses que j'aie dérobé le cœur de Raymondin avant qu'elles ne le puissent. Il faudra leur dire que la jalousie nuit grandement au teint et rend acariâtre. Une autre personne prend la parole.
— Tuons-la.
— Le poison a échoué.
— Comment a-t-elle pu y survivre...
— C'est bien là la preuve que le diable se cache derrière...
Le diable, certainement pas. En revanche, une certaine divinité que j'aimerais mieux ne pas rencontrer, très probablement.
— Le poison est une arme de lâche, une arme de femme ! grommelle Philibert.
La seule femme présente ricane.
— Comment pouvez-vous oser dire cela, lorsque ce fut votre proposition quand je vous exhortais dès le début à aller l'égorger dans son lit ?
Et bien ! Cette demoiselle a beau être une garce sans la moindre jugeote pour se dresser contre moi, au moins, elle a du répondant. Ça m'ennuiera un peu moins de l'égorger, elle, lorsque le moment sera venu.
De plus, de tous, je dois être la plus violente et la plus meurtrière. On n'osera jamais venir me dire qu'en tant que femme je suis lâche. J'ai eu à surmonter bien plus qu'eux. Et ils se déféqueraient dessus s'ils avaient à affronter le quart du quart de la moitié de ce que j'ai eu à affronter.
Une nouvelle personne prend la parole. C'est celle qui s'est exprimée au tout début. Je ne parviens pas à mettre un nom sur cette voix que je suis certaine de connaître.
— Oubliez-vous qu'à ses côtés se tient notre seigneur ? Jamais il ne tolèrerait un crime dans sa propre chambre... Non, il faut être plus subtile... Et en même temps, plus symbolique.
— La noyer comme on noierait une sorcière ?
Ils peuvent toujours essayer ! Voir leurs mines effaré lorsque je me transformerais en sirène devrait être jouissif ! Puis les attirer à moi, et les entraîner dans les profondeurs... Les regarder suffoquer, me repaître de leur sang... Mais je m'emballe. Soudain, l'un d'eux semble avoir une idée puisqu'il s'exclame un peu trop fort, tant que même si je n'avais pas été dotée de sens plus affutés, je l'aurais entendu :
— Les festivités pour la Pâques !
Cette fois, je dois me retenir d'exulter de joie ! Ces fêtes religieuses sont toujours d'un ennui. Mais on parle d'un complot et d'une tentative d'assassinat ! Voilà de quoi égayer ces festivités qui auront lieu dans une semaine.
— Bonne idée ! Nous frapperons à ce moment-là, révélant à tous son véritable visage et libérant notre comté. »
Je ressens un petit pincement au cœur que je ne saurais expliquer. Rien qu'un instant, j'envisage soudain les ennuis dans lesquels se trouvent Raymondin par mon biais alors même que je refuse de lui dire ce qu'il se passe réellement quand bien même il se doute que quelque chose cloche. Si je meurs, il meurt aussi.
Ces hommes ne peuvent évidemment pas le savoir mais... L'espace d'un instant j'éprouve quelque chose qui s'approche de la pitié.
Je secoue vivement la tête pour me débarrasser de ce sentiment écœurant. Je crois que j'en ai assez entendu. Je préfère m'en aller avant d'être repérée
Maintenant, j'ai la confirmation de ce que je craignais : on complote bel et bien contre ma sublimissime personne. C'est d'un ennui ! J'ai déjà eu mon lot de révolte et de village dressé contre moi... À commencer par celui dans lequel j'ai grandis et qui toute mon enfance jusqu'à mes dix-huit ans, a oscillé entre haine à mon égard et admiration craintive. Après mes dix-huit ans tout cela a cessé.
La raison est des plus simples : je suis devenue sirène.
Et je les ai tous massacrés, jusqu'au dernier. De la femme qui m'a « élevée » au prétentieux fils de charognard qui a cru avoir tout droit sur moi. Tous sans la moindre exception. Et le goût de leur sang était absolument délicieux. Il n'y a rien de meilleur que le goût de la vengeance...
Mais je ne crois pas que faire disparaître tous ces malheureux conspirateurs soit une bonne idée. Je suis dame de Lusignan depuis tout juste quatre mois et griller ma couverture n'est pas l'idéal pour conserver ma position. De plus, lutter et déjouer des complots n'est pas pour me déplaire. J'aime jouer.
Je m'éloigne discrètement, dissimulée dans l'ombre de mon illusion. Un soupire franchit mes lèvres. Je n'ai pas réussi à deviner l'identité de ces messieurs. En revanche, j'ai retenu leurs parfums, celui de leur sang. Il me suffirait de sentir à nouveau rien qu'une seule fois ces senteurs maudites pour les reconnaître. Et alors...
Je préfère ne pas m'étendre sur ce qui leur arriverait...
La frustration de ne pouvoir agir maintenant me mettrait de mauvaise humeur.
Satisfaite de ce que j'ai appris, je fais volte-face... pour tomber nez à nez avec un faciès qui ne m'est pas inconnu. Je suis rarement surprise. Mais là, je sursaute même tant je ne m'attendais pas à le croiser...
« Hugues d'Aret ?
Je n'ai pas le temps de m'interroger sur sa présence dans ce quartier plutôt pauvre de la charmante ville de Lusignan. Il est le premier à le faire :
— Que diable faites-vous ici ?
Mon illusion a du s'effondrer sans que je n'y fasse attention. Plutôt que de me laisser dépasser par les événements je reprends vite la face.
— Est-ce là une façon de s'adresser à votre Dame ? réplique-je aussitôt.
Sa stupéfaction s'envole aussitôt face à mon amusement largement visible. Aussi rapidement qu'il était apparu, l'étrange éclat de son regard laisse place à une certaine gêne tandis que ses joues se colorent de rouge. Je suis surprise par cette réaction chez le jeune chevalier.
— Et bien... Je... Je suis fâché que vous m'ayez surpris en cet endroit...
Je fronce des sourcils.
— Fâché ? Mais pourq...
Je me fige en me rappelant que nous nous trouvons tous deux devant les portes d'une maison close. Diable ! Je crois que nous sommes tous deux dans une situation des plus délicates. Et s'il ne fait presque aucun doute sur la teneur de ses activités en ces lieux, je comprends vite que sans raison, il se méprendra facilement sur ma venue ici. Foutre diable de société ! En tant que riche dame je n'ai rien à faire là. Cela pourrait être problématique si le bruit venait à courir que je me rendais dans des bordels...
Je suis un instant tentée de l'envoûter pour lui faire oublier ma présence. Puis une seconde idée s'infiltre dans mon esprit.
— Je me suis perdue en cherchant à me promener. Pouvez-vous me raccompagner jusqu'au château ?
Le regard de biche que je lui sers pourrait fondre un cœur de pierre. Ses charmants traits s'adoucissent et avec un sourire il me tend son bras, en oubliant aussitôt la raison de sa venue ici.
— Avec plaisir ma dame. »
Côtes à côtes, nous remontons le chemin que bien évidemment, je connaissais, jusqu'au château. Nous parlons de beaucoup de choses : de Raymondin, des travaux pour ma nouvelle forteresse, des festivités de pâques. En tant que chanteuse, je dois avouer que sa voix basse est très agréable. Je suis certaine qu'il chanterait bien s'il s'adonnait à cette activité. Mais autre chose dans sa voix me titille sans que je ne sache quoi. Cela me perturbe mais très vite, mon égo de sirène vient murmurer à mes oreilles que ce détail insignifiant ne vaut pas la peine que je m'attarde trop dessus.
Je n'irai pas jusqu'à dire que j'apprécie le jeune noble. Ça reste un vulgaire mortel, un moucheron sur ma route. Mais un moucheron pas trop désagréable. Je n'ai pas tant envie que cela de l'écraser sous les talons de mes bottes.
Lorsque nous arrivons, nous croisons mon protecteur qui semble surpris de nous voir arriver ensemble. Il ne fait aucun commentaire, ne fronce même pas des sourcils. Seule une très légère crispation de ses traits trahit son étonnement. Je lui adresse un clin d'œil. Rien dans la, situation n'est normal.
Mais en m'acceptant dans sa vie, le seigneur de Lusignan vient d'ouvrir la porte à l'anormal.
Je n'ai qu'une hâte, que les fêtes de Pâques arrivent.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top