Chapitre 27.

Le temps...

C'est étrange. Il a toujours représenté à mes yeux une chose bien singulière. Il n'a pas la même valeur à mes yeux qu'il n'en a pour les mortels ou pour les dieux. Il s'écoule d'une façon bien différente selon les années, les siècles... Et selon les situations. Dix années peuvent s'écouler pour moi à la vitesse d'un battement de cil comme représenter un éternel enfer. Tout dépend de la manière dont ces dix années sont vécues.

Si je n'ai aucune conscience réelle du temps qui passe dû à l'absence du moindre repère, plongée ainsi dans l'obscurité, le creux dans mon ventre ne cessant de grandir et les venues quotidiennes de Renaud de Forez suffisent à m'indiquer que je m'approche inévitablement du septième jour de mon cycle et qu'il va me falloir me nourrir... Ou alors mourir.

Et je ne me résoudrais jamais à la seconde option.

Alors que faire ?

J'ai tant perdu de force que je somnole dès lors que mon crétin de tortionnaire s'éloigne. Je n'ai qu'une envie, que cela cesse. Je brûle constamment, que ce soit de haine ou à cause de cette satanée ciguë aquatique. Sitôt que mes yeux se ferment, alors même qu'une sirène ne rêve jamais, je songe continuellement à arracher le cœur de ce maudit chasseur de sirène et à le lui faire avaler.

Tout ce que je désire le plus à cet instant, outre me nourrir, c'est de lui faire payer au centuple ces quatre jours de purs enfers.

Parfois, très rarement, mes pensées s'envolent vers Raymondin qui n'a pas dû apprécier ma soudaine disparition. Il me sait capable de me volatiliser si l'envie me prend... Mais de là à disparaître ainsi ? J'espère que mon protecteur a su se poser les bonnes questions.

Parce qu'actuellement, nous sommes liés. Et mes emmerdes deviennent les siennes.

En revanche, frère ou non, attachement ou non, une fois libérée, je tuerais Renaud, qu'importe s'ils ont le même sang. Il est des choses qu'une sirène ne peut pardonner. J'ai déjà trop concédé en ne tuant pas le chasseur de sirène dès le moment où je me suis rendu compte de son appartenance à la ligue.

Mes envies de meurtre s'embrasent lorsque la porte de ma cellule s'ouvre à nouveau, laissant entrer Renaud. Il semble fatigué et tendu. Sûrement a-t-il conscience qu'il ne pourra pas continuer ainsi longtemps. Son regard lorsqu'il me dévisage est empli de dégoût. Je sais bien que je dois avoir l'air d'une créature hideuse et échappée des enfers... Mes cheveux sont entièrement embroussaillés, ma peau, peinant à cicatriser, est couverte de plaie et mes vêtements tâchés de sang. Sans parler de mon regard qui, hanté par la faim, doit sembler prêt à plonger dans la folie à n'importe quel moment. Certainement fier de son œuvre, le chasseur de sirène s'exclame :

« Bonjour là-dedans !

Tiens, le jour s'est levé... Selon mes calculs, cela va faire sept jours que je ne me suis pas abreuvée de sang. Autant dire que c'est ma dernière chance. Une vague d'amertume me ravage de l'intérieur. Pourtant, bien décidée à ne pas la lui laisser entrevoir, j'affiche un rictus narquois avant de cracher, d'une voix éraillée et sans plus la moindre grâce – je ne suis pas prête de pouvoir chanter à nouveau :

— Vous avez ruinez mon beau visage...

— Au moins l'extérieur correspond-il à l'intérieur désormais.

D'accord, je ne suis pas une belle âme mais c'est terriblement exagéré. Je suis aussi belle à l'intérieur qu'à l'extérieur ! Lui en revanche, je ne donne pas cher de sa prétendue beauté lorsque j'aurais réussi à me libérer et en aurais fini avec lui. Il faut juste que je trouve comme me libérer de ces chaînes...

L'espoir fait vivre selon certain.

Honnêtement, je n'ai jamais autant lutté pour faire preuve d'espoir.

Si une certaine justice existe vraiment en ce monde, je devrais être récompensée pour tous mes efforts afin de ne pas agir en véritable garce ces dernières années et avoir évité de nombreuses morts. J'ai laissé moins de cadavres derrière moi en vingt ans... Ça mérite bien un petit coup de pouce du destin non ?

Tu ne crois même pas au destin, Mel...

Mon cynisme intérieur et mes réflexions muettes semblent bien évidemment échapper à mon bourreau de beau-frère, futur cadavre en devenir, puisqu'il semble prêt à commencer la séance du jour. Avec un rictus il s'enquiert, plein de fiel :

— Vous n'êtes toujours pas résolue à libérer mon frère je suppose ?

Il agite sous mon nez la lame argenté de sa dague qui a trop de fois trouvé le chemin de mon corps ces derniers jours à mon goût. Je grimace avant de relever le menton dans un geste de défi, soutenant son regard.

— Jamais, parviens-je à grommeler.

Sans doute est-ce la réponse qu'il attendait. La perspective d'avoir encore à me torturer le procure un plaisir qui fait vraiment peine à voir et que je brûle de briser. Alors qu'il s'apprête à commencer sa macabre œuvre, je ne peux m'empêcher de siffler, mesquine :

— Je vois que vous n'avez toujours pas compris...

Son geste se suspend à l'entente de mon murmure sournois.

— Compris quoi ?

Je ne dis plus rien, me contentant d'afficher un léger sourire. Mon attitude semble l'agacer profondément car il perd patience.

— Parlez, sirène !

Face à la lueur vacillante dans son regard qui m'annonce que j'ai repris le dessus dans cette discussion infernale, je reprends, avec plus de fermeté :

— Croyez-vous vraiment que j'aie passé ces vingt dernières années avec Raymondin sans qu'il n'apprenne rien de ma condition ? Vous êtes terriblement naïf...

— Que voulez-vous dire ?

Mon regain d'assurance m'insuffle une nouvelle énergie qui me permet de faire abstraction de mes muscles douloureux. La simple vision de sa perplexité m'apporte un réconfort inimaginable.

— Votre frère a toujours été consentent. Je ne l'ai jamais manipulé. Il a tout de suite su pour ma nature. Et il sait pour le sang. Il m'a déjà vue tuer. Il est mon complice depuis le début. Il est loin d'être aussi innocent que vous le croyez...

Soudain, mon ventre gargouille profondément avec la même puissance qu'un coup de tonnerre. La faim redouble d'intensité et j'ai la sensation d'être déchirée de l'intérieur. Mon esprit s'embrume. Comme j'aimerais pouvoir me séparer un instant de ce misérable corps que le poison a bien trop affaibli et qui me fait désespérément honte...

Rassemblant toute ma volonté je parviens cependant à surpasser mon état et à reprendre un peu de verve. Suffisamment en tout cas pour ricaner, achevant de terminer ce que j'avais commencé précédemment.

— Et vous voulez savoir le meilleur dans toute cette histoire ? C'est lui qui a tué votre oncle...

Je le nargue, d'une voix insupportable, prenant bien le temps de détacher chaque syllabe de manière à rendre mes paroles plus percutantes.

La gifle qui suit est si puissante que ma tête bascule sur le côté. Je rêve d'un monde où les hommes ne se verraient plus permis de lever la main ainsi sur les femmes... Sans défenses. Malgré la douleur qui se diffuse dans toute ma joue et ma pommette fendue laissant couler mon si précieux sang, je ne peux m'empêcher de ricaner.

Peut-être suis-je téméraire de le braver ainsi, de le provoquer jusqu'à lui faire perdre ses moyens... Mais il n'y a qu'ainsi que je me sens un peu plus maîtresse de la situation. J'ai encore le moyen d'influencer sur les choses. Rien qu'un peu...

Une ultime satisfaction avant de sombrer dans la folie.

— Vous mentez !

— Il l'a transpercé d'une flèche en pleine chasse avant de faire passer cela pour un accident. Il l'a fait pour récupérer une part de l'héritage. Demandez-lui. Nous verrons bien s'il aura l'aplomb de vous mentir.

— Il n'aurait jamais fait cela !

Un nouveau rire m'échappe. Il m'arrache presque la gorge tant celle-ci est abimée par mes hurlements mais je n'en ai que faire. De toute façon, je n'aurais bientôt plus conscience de rien. Autant en profiter un peu.

— Pour l'ambition, nous sommes tous prêts à tout. Regardez, la vôtre vous pousse à torturer une créature. De nous deux, qui est le plus inhumains à cet instant ?

— Vous n'êtes qu'une bête monstrueuse sortie des flots pour nous mener aux enfers. Vous torturer, c'est venger l'humanité.

Eh bien, je suis certaine que si la déesse de la justice avait son mot à dire, elle ne serait pas d'accord. Malheureusement, ou plutôt, heureusement, celle-ci a disparu en même temps que tous les autres dieux. Un instant, je ferme les yeux, en proie à un profond désespoir. Autant son obstination que ma situation me fatiguent. Raymondin, quoique tu fasses, il serait temps de me trouver... Relevant les paupières, je plonge mon regard dans celui du chasseur, haineux.

— Vous savez que j'ai raison... C'est ce qui vous met dans cet état.

Je remue le couteau dans la plaie – ce qui est ironique lorsque l'on sait que cela a été l'inverse au sens propre ces derniers jours... Cela n'est pas au goût de mon ennemi car le voilà qui se crispe aussitôt.

Lorsqu'il dégaine sa dague, des écailles se forment automatiquement sur ma peau. Jusque-là, la ciguë aquatique empêchait leur apparition. Mais l'instinct de survie a primé sur le reste et mon corps a enfin trouvé un moyen de se protéger.

Du moins, le croit-il...

À la vue de mes si merveilleuses écailles aussi noires que le charbon, un éclat de haine s'allume dans le regard de Renaud. À croire que cela lui rappelle soudain ma nature et ravive ses pulsions meurtrières et destructrices à mon égard.

Son calme froid s'envole.

Et sans que je ne m'y attende, il glisse la lame sous l'une de mes écailles avant de l'arracher d'un geste sec. Mon souffle se coupe et mon cœur cesse de battre alors qu'un cri m'échappe.

C'est plus douloureux que tout. Plus douloureux que les coups de poignard, plus douloureux que la cicuta virosa... C'est un bout de moi qu'il arrache, une part de ma nature de sirène, un morceau de mon être. J'aimerais faire disparaître mes écailles pour qu'il ne puisse plus s'attaquer à celle-ci mais les mécanismes de défense de mon corps m'en empêchent. Les petites lamelles noires étincelantes représentent une armure bien plus solide que ma peau.

Mais elles ne résistent pas à la détermination du chasseur de sirènes.

— Brisez le lien, Melusine.

Je me contente de lui cracher dessus.

Face à ma réaction il s'empresse à recommencer. Ça me brise le cœur de voir mes pauvres écailles arrachées... Et le sang qui en coule alors que ma chair se retrouve exposée à vif.

Le seul moyen de lutter contre tout cela, c'est de m'imaginer ma vengeance. Visualiser son propre sang tâchant mes mains, son cœur encore chaud au creux de mes paumes, ses yeux exorbités, entendre ses cris de souffrance... Cela me permet d'amoindrir un tant soit peu ce calvaire qui ne tardera pas à finir, me faisant basculer pour de bon dans la faim.

Car cette dernière grignote petit à petit du terrain, me faisant perdre mes moyens. Malgré la douleur, je parviens à hurler dans un accès de fureur et de démence :

— Je vous tuerai...

— J'attends de voir ça.

Animée par un nouvel instinct, je me mets à ruer, à me débattre. De toutes mes forces. Malgré la cicuta virosa, malgré les chaînes... Je veux me dégager de là, je veux me libérer, je veux le massacrer, je veux le voir souffrir, l'entendre hurler...

Mes hurlements et mes vociférations redoublent alors que le chasseur tente par tous les moyens de reprendre le dessus. Il va me tuer. Je le sens. Je le vois.

Je ne veux pas mourir !

— Ça suffit ! »

La voix sombre et grave qui vient de résonner nous fige tous les deux. Renaud blêmit violemment alors même qu'un soulagement intense me gagne, me faisant oublier quelques instants la douleur.

Là, à l'entrée de ce maudit cachot, se découpé la silhouette massive de mon protecteur, projetant une terrible ombre sur nous. Ses yeux dorés toisent la scène avec une horreur des plus perceptibles. Il dévisage son frère, stupéfait et écœuré avant que son regard ne se pose sur moi, soudainement marqué par une peine et une douleur incommensurable.

À présent qu'il est là, un calme glacial s'empare de moi, soufflant tout de suite sur les braises de la fureur. Je cesse aussitôt de me débattre et je ferme les yeux alors qu'un souffle m'échappe. La présence de mon époux a suffi à chasser mon accès d'hystérie.

L'imbécile ! Il en a mis du temps...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top