Chapitre 26.
Attention : ce chapitre-là et le suivant sont plus violents que les précédents. Déconseillé aux plus impressionables.
Bravo Mel ! Tu t'es encore fourrée dans un beau bordel !
C'est bien la première pensée qui me traverse l'esprit lorsque j'émerge de l'inconscience.
Mes poignets sont entravés par de lourdes chaînes tant serrées autour de mes délicates mains qu'elles me broient littéralement les doigts. Sans parler du fait qu'elles soient imbibées de ciguë aquatique. Ma peau me brûle tant que c'est cette douleur qui a fini par me tirer des limbes des ténèbres.
Battant des paupières, je finis par m'habituer à l'obscurité du lieu dans lequel je me trouve. Cela ressemble à un cachot. Mais il n'y a qu'à voir les différents objets qui le composent pour comprendre qu'il ne s'agit pas d'une salle de torture comme les autres. Celle-ci est destinée aux sirènes. Sur les murs, des pans entiers de cicuta virusa grimpent, diffusant leurs parfums étouffants et écœurants. Je retiens un haut le cœur, essayant de me relever. Malgré mes jambes flageolantes, je parviens à me mettre debout et à reculer d'un pas. Les armes au sol ne m'annoncent rien qui vaille.
Ma gorge et sèche. L'absence d'eau se mêle à la faim qui se creuse une petite place. Je me suis nourrie il y a deux jours, cependant, l'empoisonnement et mes blessures m'ont tant affaiblie que mon corps entier réclame de quoi le remettre sur pieds.
Soudain, un bruit me fait sursauter et je me tourne vers la porte de la cellule qui s'ouvre, laissant d'un coup une vive luminosité envahir la pièce et m'aveuglant. Je plisse des yeux avant de reconnaître la silhouette de Renaud de Forez qui pénètre dans mon cachot – c'est fou, on ne peut plus être tranquille, même prisonnière, dans ce monde !
Alors qu'il ouvre la bouche, prêt à prendre la parole, je l'interromps aussitôt, bien décidée à lui ôter ce privilège, malgré ma gorge sèche et mes cordes vocales abîmées :
« Quelle arrivée parfaite ! Je viens à peine de me réveiller...
— Ravi de voir que vous êtes en forme pour notre interrogatoire Melusine.
Son air froid et satisfait me donne une furieuse envie de lui arracher ses yeux. Mais enchaînée comme je suis, je ne peux malheureusement pas me jeter sur lui pour faire sa peau. Et la cicuta virosa qui coule dans mes veines, maudite soit-elle, m'empêche de faire usage de mes dons psychiques afin de prendre le contrôle de son esprit. Me résignant à ne pouvoir rien faire pour le moment, j'interroge, d'une voix enrouée :
— Où sommes-nous ?
— Dans l'ancien château de Lusignan, celui que vous avez délaissé une fois le vôtre construit.
Je fronce des sourcils. J'ai vécu deux ans dans ce château et je ne suis jamais tombée sur cette pièce...
— Est-ce habituel dans le Poitou d'avoir des salles de tortures destinées aux sirènes dans leurs sous-sols ?
— Seulement à Lusignan, qui a toujours appartenu aux Forez.
Je lève un sourcil, interrogateur. À priori, ça l'amuse de répondre ainsi, par demi-informations.
— Que dois-je comprendre ?
— Que depuis toujours, la lignée de Forez a compté parmi ses membres des chasseurs de sirènes puisqu'elle a été fondée par l'un d'eux.
Misère... J'ai vraiment le chic pour bien choisir mes protecteurs moi... Quelles étaient les chances pour que je tombe sur la seule famille de ce foutu royaume à être issu d'un chasseur de sirènes ? Mais la chose étrange est que mon époux paraissait ne vraiment rien savoir des chasseurs...
— Raymondin n'est pas au courant n'est-ce pas ?
— Non. L'aîné des enfants est destiné à poursuivre la lignée tandis que le dernier, c'est-à-dire moi, s'il y en a un, doit rejoindre la ligue.
— Vous ne voulez pas songer à une reconversion ? Vous feriez un croque-mort tout à fait convenable !
D'accord, ce n'est pas forcément le moment de faire de l'humour. Mais je ne peux m'en empêcher. Il présente les choses avec tant de sérieux, tant de fierté, que contrer son orgueil agaçant me tente bien trop. Et puis, me focaliser sur autre chose que sur la douleur m'aide à oublier.
Plus sérieusement, qu'y a-t-il de valorisant à se voir confier le rôle de courir après des vampires des mers et d'être un chasseur ? Ceux-ci sont vraiment des rustres imbéciles qui finissent trop souvent en pâté pour sirène. Il faut être soit désespéré, soit fou pour y entrer sans être forcé.
Soudain, un détail me frappe et j'esquisse un rictus.
— Vous allez sérieusement laisser un des enfants de Raymondin entrer dans la ligue alors que ce sont aussi mes enfants ?
Je mens avec aplomb. Mais rien que pour avoir provoqué en mon si détestable beau-frère cette expression de doute lui donnant l'air d'un pauvre bouffon, je remercie mentalement mon époux d'avoir tant tenu à avoir des héritiers.
— Qui m'assure que ce sont vos enfants ?
— Les sirènes ne sont pas toutes stériles.
Ceci est partiellement vrai. Les sirènes de la seconde génération, celles nées après moi peuvent donner la vie. En revanche, moi j'en suis incapable, grâce aux dieux – jamais je n'aurais pensé dire cela.
— Et puis franchement, avez-vous vu leurs déformations ? Un doute est-il possible ?
L'homme n'a pas du apprécier ma réponse. Mes mains entravées, je ne peux même pas réagir lorsque ses doigts viennent encercler ma gorge en une étreinte étouffante.
— Pourquoi être venue ici ? Pourquoi avez-vous monté une telle mascarade ?
Malgré la pression de sa paume autour de mon cou, bloquant en partie ma respiration, je réponds, d'une voix sifflante :
— Quelle question ? Pour m'amuser !
— Quel est votre but malveillant ?
— Il n'y en a aucun. Je désirais simplement me fonder une petite famille.
Son emprise se referme brutalement alors que Renaud rugit :
— Menteuse.
Mon organisme affaiblit proteste face à cette situation déplorable. Je n'ai certes pas besoin de respirer mais se faire broyer la trachée n'a rien d'agréable. Il faut que je me dégage de cette étreinte mortelle. Une seule solution se présente à moi. Elle n'a rien de distingué mais... Nécessité fait loi ! Alors que son regard furieux me dévisage, je lui crache violemment dessus. La vision de mon sang se mêlant à ma bile m'écœure profondément.
Mais l'effet est là.
De surprise, le chasseur de sirène me relâche et bondit en arrière. Le sourire que je lui offre dévoile mes canines en un geste menaçant. Satisfaite de mon coup, je persiffle :
— Qu'importe si je mens ou non. Pensez-vous réellement que je vais répondre à vos sottes questions ? Retournez ramper auprès de vos chiens de comparses et envoyer mes salutations les plus dégoûtées à la ligue.
Peut-être que ma dernière insulte est celle de trop.
Une ombre voile ses prunelles et il dégaine sa dague avant d'enfoncer la lame entre mes deux seins. Il s'arrête de justesse, avant qu'elle ne touche le cœur et ne me tue pour de bon. Un râle de douleur m'échappe. Le poison sur son arme me brûle de l'intérieur. Sacrefoutre ! Je me suis faite trop de fois poignardée ces derniers temps, je commence à en avoir assez !
D'un geste sec, Renaud retire la dague, tandis qu'une tâche pourpre s'étale le long du corset de ma robe, mon sang s'écoulant joyeusement par la plaie en un flot écarlate dont la vue me fait perdre la notion des limites. Un ricanement dément me secoue malgré la douleur et je crache, provoquante :
— Allez-y voyons ! Fendez-moi le cœur !
Sa poigne se raffermit autour du manche alors qu'il semble être sur le point d'exploser. Malgré ma situation déplorable, je m'enivre de la fureur qui le déchire. Face à son regard presque fou, je reprends :
— Vous n'en seriez pas capable. Cela tuerait aussitôt votre frère...
Ma remarque finit d'achever pour de bon sa détermination. Il recule, chancèle et passe une main dans ses cheveux, dépassé. Je profite de sa soudaine hésitation pour encaisser et étouffer la douleur qui cisaille mes muscles. Son désarrois m'offre une porte de sortie et je m'empresse à exploiter la position délicate dans laquelle il se trouve pour enfoncer le couteau dans la plaie :
— Je pensais que les chasseurs devaient renier leur famille. Pour le bien de leur mission. Votre priorité devrait être de me tuer, peu importent les conséquences. Chose que vous devriez faire car je finirai par me libérer et alors...
Un gloussement aliéné m'échappe.
— Alors, vous souffrirez. Tant que vous en viendrez à souhaiter votre propre mort. Et mon cher, je me délecterai de votre souffrance.
Il se fige, comme si mes mots venaient de le frapper. Son regard glacial vrille le mien, un nouvel éclat y scintillant d'une façon un peu trop vive. À cet instant, je serais bien incapable de dire qui de lui ou de moi est le plus au bord de la folie. Dans un grognement sourd, plus animal qu'humain, il ordonne :
— Brisez le lien.
Je pince des lèvres, feignant de réfléchir avant de rétorquer, insistant bien sur l'unique syllabe du mot :
— Non.
— Brisez le lien ! reprend-il dans un hurlement enragé.
— Vous devriez vous calmer, mon seigneur. Ce n'est pas bon pour le cœur de s'énerver ainsi. Pensez à votre frère, qui va pouvoir le protéger de mes griffes si vous mourrez ? Oh, pardon, c'est vrai que même vivant vous ne pouvez protéger qui que ce soit. Les chasseurs, vous êtes tous les mêmes. Vous vous ventez de défendre l'humanité mais ce ne sont que des belles paroles pour vos cœurs de lâches.
Dans un rugissement, il renverse toute une fiole de cicuta virosa sur mon épaule. Le poison brûle aussitôt ma peau. La souffrance terrible dans laquelle sa réaction me plonge me paraît un prix bien maigre à payer pour le voir perdre ses moyens. Ça en valait la peine. Mais le plaisir n'est que de courte durée. Je me mords la langue jusqu'au sang pour me retenir de hurler, insultant mentalement les Forez sur des générations jusqu'à leur premier ancêtre. Le goût métallique de mon propre sang se répand dans ma bouche. Mon esprit s'envole, s'amarrant au souvenir du bruit des vagues et de l'étreinte de l'océan. Le parfum du sel et de la mer parvient finalement à annihiler la douleur et je réussis à faire abstraction de celle-ci pour reposer mon attention sur le chasseur de sirène qui tourne en rond dans ma cellule, comme un lion en cage.
Lorsqu'il se rend compte que je suis de retour, mes yeux le fusillant avec toute la haine du monde il se fige devant moi, bien campé au sol et marmonne, menaçant :
— Si vous refusez de briser le lien, il existe d'autres solutions.
— Comme me retenir éternellement ici ?
— Je pourrais vous emmurer vivante dans les ruines de l'ancien palais.
Je mentirais si je disais que cette perspective ne me plonge pas dans un état d'inquiétude s'approchant fortement de la peur. L'espace d'un instant, face à son air déterminé, face à la rage qui brûle dans son regard, j'ai la certitude qu'il est prêt à le faire si cela lui apporte la garantie que je cesserai de nuire tout en assurant la survie de son aîné. Or, une fois m'a suffi. Il est hors de question que je me retrouve à nouveau enfermée dans les profondeurs, à jamais, en proie à la faim.
Puisque je ne peux faire usage de mes dons, j'opte pour une seconde option, bien plus naturelle mais bien moins efficace. Le mensonge. Relevant le menton, je croasse :
— Rien ne vous assure que je n'en mourrais pas.
— Nous savons comment fonctionne votre cycle du sang.
— Je répète, rien ne vous assure que je n'en mourrais pas. La folie d'une sirène est un méandre que je vous déconseille d'exploiter... Pour le bien de votre frère.
— Ne me faites pas croire que vous vous souciez de son bien ! crache-t-il.
Ça m'embête sincèrement de l'avouer mais en fait, je me soucis vraiment de mon protecteur. Quoique sur le moment je m'inquiète plus pour moi que pour lui. Son frère semble être déterminé à faire de ma vie un enfer. Et pour le moment, il n'y a que mon époux qui pourrait bien l'en empêcher aux vues de mon état.
Allez Raymondin, c'est le moment où votre rôle de Protecteur prend tout son sens... Bougez votre magnifique derrière et retrouvez-moi, par tous les monstres des enfers !
Loin de se douter du fait que je sois en train de prier silencieusement pour que son frère vienne à ma rescousse – cette idée me fait frissonner – le chasseur de sirène, reprend, bien plus glacial :
— Peut-être vous résigneriez vous à briser le lien dans ce cas, si la folie est si terrifiante.
Est-il bête ? Pense-t-il sincèrement que je vais briser la seule chose qui l'empêche de me tuer. Tant que je serais liée à Raymondin, Renaud ne pourra rien contre moi. La mort n'est pas plus enviable à la faim. Luttant contre le maelstrom de sentiments qui broient ma poitrine, partagée entre la fureur, la frustration, la peur et la haine, je puise en moi toute l'énergie que je peux posséder. J'appelle à moi la force des sirènes, le souvenir d'Orphée, l'énergie de Raymondin et surtout, surtout, mon instinct de survie et ma fierté qui m'ont sorti de l'impasse tant de fois
Je n'ai pas le droit de flancher.
Je ne peux pas flancher.
Plongeant mon regard océanique dans celui, méprisant de Renaud de Forez, je me laisse envahir par la détermination amère qui est mienne et je rétorque, sèchement :
— Terrifiante, elle l'est. Reste à savoir si elle le sera plus pour vous ou pour moi.
J'ai conscience qu'en le défiant ainsi, je me jette droit dans la gueule du loup. Ma réplique semble l'avoir énervé et il ramasse sa dague, avant de s'avancer vers moi.
— C'est ce que nous verrons. »
Sans même cisailler ma peau, il n'a qu'à appliquer la lame contre ma joue pour que le poison s'attaque à la peau de mon visage. Les gouttes de ciguë aquatique roule le long de ma pommette jusqu'au coin de mes lèvres, laissant derrière elles une traînées incandescentes. Un hurlement m'échappe, déchirant ma gorge alors que tout mon être se noie dans la douleur. Je ferme les yeux dans l'espoir de les préserver alors qu'il décolle sa dague avant de la reposer sur mon front, toujours à plat, toujours enduite de cette foutue cicuta virosa contre laquelle je ne peux rien. Je sens couler le long de mes joues, plus que les gouttes de venin, des larmes de sang.
Cet imbécile est en train de saccager mon si beau visage !
Je n'ai pas d'autre choix que de laisser mon esprit se déconnecter pour éviter de me laisser submerger par la souffrance. Je m'éloigne, je m'envole et je me noie dans un océan, loin de la réalité.
Les vagues de douleurs se mêlent au roulement des vagues de la méditerranée. Ma mer natale. Ma vraie mère. Les profondeurs de ses abysses m'étreignent de leur douce pénombre. L'eau forme autour de moi un écrin, un cocon que les tortures que m'infligent les armes du chasseur de sirène ne parviennent pas à briser. Et sous mes paupières fermées, ce sont les immensités de l'océan qui s'offre à moi, réconfort marin.
J'ai énormément souffert au cours de mes deux millénaires.
Ce n'est pas aujourd'hui que j'offrirai à l'un de mes tortionnaires la satisfaction de me voir plier.
L'Homme peut tenter de maîtriser l'Océan mais jamais ce dernier ne se laissera dominer.
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