Chapitre 22.

Les sirènes sont des prédatrices. Sur Terre comme dans la mer, chasser fait partie de leurs instincts les plus primitifs. Des instincts que je partage avec chacune de mes sœurs. La traque provoque en moi un tel sentiment, une telle euphorie que je me sens revivre chaque fois que l'exaltation de la chasse s'empare de mon être tout entier.

Aidés de mes instincts et de mes sens surdéveloppés, il m'est aisé de retrouver la piste de l'homme qui a tenté d'assassiner Raymondin. Je devine la présence de mon protecteur non loin de moi, suivant ma piste, plus lent que moi. Mais mon esprit ne pense que très peu à lui, entièrement focalisé sur ma proie que je sens se faufiler entre les arbres et les fourrés. Je l'entends, j'entends son pas pressé, les branches craquant sous ses semelles, son souffle saccadé... Il se sait suivi. Tant mieux. Cela me donne encore plus d'énergie. Rien ne peut se dresser entre moi et cet homme.

Et lorsqu'enfin je le rattrape suffisamment pour l'apercevoir, silhouette sombre filant à toute allure à travers la forêt, un grondement sourd qui n'a rien d'humain m'échappe. Faisant appel à mes dons, je laisse ma voix s'envoler en mon chant impérieux, celui qui peut prendre contrôle de l'esprit des Hommes.

Arrête-toi !

À ma grande surprise, il ne se fige pas, continuant sa course effrénée. Mon chant ne fonctionne pas. Au fond de moi, mon instinct me susurre que cela n'a rien de normal. Mon inconscient a certainement compris avant moi ce dont il en retourne. Mais je suis trop occupée par ma chasse pour m'y attarder. Sans me laisser déstabiliser, je relève mes jupes, me lançant à sa poursuite.

Malheureusement pour cet homme, je suis une excellente traqueuse. Et j'ai les avantages de ma nature de mon côté. Utilisant la vitesse surhumaine des sirènes, j'accélère jusqu'à me dresser en travers de son chemin. Je me retrouve face à lui, brusquement, et il est obligé de freiner brutalement pour ne pas me foncer dedans. Je peux presque entendre son cœur battre la chamade...

Un instant, ses traits se tordent de surprise et de panique avant qu'il ne regagne une certaine assurance meurtrière. Quelque chose en lui me dérange. Quelque chose dans cette histoire m'échappe. Quelque chose me trouble plus que tout. Mais j'enfouis ces sentiments déstabilisants pour afficher une expression sournoise.

« Vous avez raté votre cible, l'ami !

Un sourire fier étire ses lèvres alors que son regard glisse jusqu'au tissu imprégné de sang de ma robe. Encore une tenue que je vais devoir jeter. L'hémoglobine ne se lave pas. Mes vêtements pâtissent un peu trop de mes multiples aventures. Je délaisse mes préoccupations vestimentaires futiles pour retourner à notre attaquant qui me toise, méprisant. Au moins, nos sentiments sont-ils réciproques... Avec une certaine véhémence, l'homme rétorque :

— Ce n'était pas vous que je visais.

Mes traits se tordent en un rictus cruel alors que je passe ma langue sur mes canines. Un nouvel éclat m'anime alors que je minaude, exaltée, pas le moins du monde inquiète par sa volonté à me tuer.

— C'était une tentative futée mais un pari risqué. Vous saviez qu'en me visant, j'aurais esquivé l'attaque par instinct. En prenant pour cible mon époux en revanche, vous aviez une chance sur deux pour que je tienne suffisamment à lui pour m'interposer et donc risquer de mourir à sa place... Et comme il est de notoriété publique que nous vivons l'amour le plus passionné et le plus pur au monde – je manque m'étouffer en prononçant ces mots – cela validait votre hypothèse. Je salue l'idée. Malheureusement, vous avez échoué.

— Il me semble pourtant vous avoir touchée...

— Touchée mais pas coulée... Laissez une sirène vivante et vous pouvez être sûr que seuls les abysses de la mort vous attendent.

Ma haine s'embrase alors que j'avance d'un pas, animée par une rage meurtrière. Je lève la main, toutes griffes dehors, prête à lui arracher le cœur. Mais avant que je ne puisse faire quoique ce soit, une lame traverse son abdomen, ressortant entre ses côtes, me prenant de court. Je me fige à la vue de cette pointe de métal jaillissant de son corps, tâchée de pourpre avant qu'elle ne glisse à nouveau, ressortant de la poitrine de l'assassin. Ce dernier tombe à genoux, une quinte de toux terrible le secouant, projetant une gerbe de gouttelettes écarlate dans ma direction. Encore abasourdie, je relève mon visage vers Raymondin, se tenant derrière, sa dague tâchée de sang. Son regard, dénué de toutes expressions ou compassions, toise avec mépris l'homme à ses pieds. Dans son attitude, je retrouve l'homme que j'ai rencontré il y a une vingtaine d'année, le meurtrier que j'ai épousé pour en faire mon allié.

Je penche la tête, surprise par l'intervention de mon protecteur. Je ne m'attendais pas à ce qu'il me prenne de vitesse ainsi. Face à mon expression stupéfaite et interrogatrice, il esquisse un rictus désabusé avant de souffler :

— Œil pour œil, dent pour dent, ma mie.

— Tiens donc, où est passé l'homme sage et doux qui me reprochait d'être une meurtrière...

— Je vous reprochais de tuer des innocents. Cet homme ne l'est à priori pas.

Je roule des yeux avant de surprendre in-extremis le petit sourire en coin du seigneur de Lusignan. Malheureusement, l'assassin semble ne pas apprécier nos piques conjugales.

— Traître à votre espèce ! crache-t-il à l'intention de Raymondin.

Mon époux le toise avec une froideur pétrifiante, essuyant la lame contre sa cuisse.

— Je ne fais que vous rendre la monnaie de ma pièce. Vous êtes le premier à avoir tenté de me tuer.

— Votre traîtrise remonte à bien avant votre geste.

— Ah oui ?

Un sourire sardonique étire les lèvres fines du chevalier alors que le misérable humain s'exclame, dans un râle de mourant :

— Elle remonte... au moment où vous avez accepté de devenir le protecteur de cette... de cette catin !

— Hé ! je proteste, touchée en plein vif.

Je réagis à l'insulte sur le champ. D'un coup de puissant, accentué par les talons que je porte, je le projette au sol. Il s'étale de tout son long avant de se mettre à cracher une flopée d'injure à mon encontre. Cependant, il se tait bien vite quand la lame de Raymondin vient appuyer contre sa gorge, menaçant de la trancher pour de bon.

— Attention, c'est mon épouse que vous insultez de catin.

— Votre mariage n'est qu'une mascarade ! Une clause d'un accord purement morbide et qui causera votre perte.

Ah... Au moins un point sur lequel je suis d'accord avec cet être minable bien que je me garde de l'exprimer à voix haute. Ce mariage était une mascarade à ses débuts. Aujourd'hui... il est indéfinissable.

— Vous êtes drôlement bien informé, l'ami... grommelle mon protecteur, d'un ton sombre.

Etendu lamentablement au sol, l'homme se permet d'esquisser un rictus moqueur vite interrompu par un nouveau spasme de douleur. Vu la tâche de sang qui s'étale sous lui et qui tapisse le sol de la forêt, il n'en a plus pour longtemps. Quel gâchis ! Tant de sang et je ne peux même pas m'en rassasier. Je devine à l'odeur que dégage-la marre écarlate que celle-ci est empoisonnée. Cet homme s'est abreuvé d'une plante extrêmement toxique pour les sirènes. Cette fois ma méfiance s'éveille tandis qu'un mauvais pressentiment me prend aux tripes.

— Qui êtes-vous pour en savoir autant ?

— Ca n'a... aucune importance.

— C'était stupide de s'en prendre à moi, je finis par soupirer avec dédain, face à son absence de réponses. Vous mourrez pitoyablement, seul et pour rien.

Un rire gras lui échappe alors qu'il recrache du sang. Je grimace de dégoût alors que l'hémoglobine me tâche. Pathétique.

— Croyez-vous que je sois seul ?

Je fronce aussitôt des sourcils. Je n'aime pas du tout ce qui est en train de s'annoncer.

— D'autres... d'autres viendront, ricana-t-il dans un souffle erratique, transi de douleur. Cela fait... longtemps que nous vous cherchons... Melusine de Longborn. Ma mort... ne résoudra pas vos problèmes. Votre règne cru... cruel touche à son terme...

Une grimace amère étire mes lèvres alors que je commence à comprendre. Le sentiment que je ressens à cet instant se rapproche bien trop de la peur alors que mon cœur s'emballe dans ma poitrine. Si Raymondin ne s'était pas trouvé à mes côtés, j'aurais perdu pieds pour de bon et j'aurais sûrement massacré l'homme pourtant déjà condamné. Mais la présence de mon époux me permet de garder plus ou moins mon sang froid. Je me contente de dévisager écœurée celui qui a tenté de tuer mon protecteur. L'assassin plonge son regard vitreux, marqué par la souffrance, dans le mien alors que ses traits plus pâle que jamais se plient dans une dernière expression de satisfaction mortelle. Dans un ultime souffle, il parvient à lâcher :

— Ils finiront par vous retrouver.

Je blêmis considérablement alors que la vie le quitte pour de bon. Un instant, le monde autour de moi semble perdre de sa consistance. La forêt devient floue, et les bruits me parviennent comme s'ils étaient assourdis par l'eau, dans un écho faible, paraissant venu d'un autre monde...

— Melusine ? Qu'est-ce que cela signifie ?

Un instant, je dévisage, encore éberluée, Raymondin dont le regard inquiet me scrute. Ses prunelles dorées luisent d'une étrange façon alors qu'il s'enquiert à nouveau :

— Que voulait-il dire par là ?

Sans prendre la peine de répondre, je m'accroupis, et, par des gestes empressés et saccadés, je m'attèle à déchirer la manche du vêtement de l'homme. J'écarquille des yeux, alors que mon souffle se coupe.

— Melusine ?

Mes doigts effleurent l'épiderme marqué du cadavre. Le spectacle qui s'offre à moi me replonge dans de vieux souvenirs. Je finis par soupirer et raconter, une ironie étrange perçant dans le ton de ma voix :

— Il existe un ordre... une ligue. Composée d'hommes entraînés à combattre et tuer.

— Tuer quoi ?

Je relève mon regard sur mon protecteur qui me dévisage, dans l'attente d'une réponse. Un rictus étire mes lèvres alors qu'un léger rire m'échappe. Bon sang, ma vie est une véritable odyssée. Je ne fais que passer de Charybde en Sylla.

— Les sirènes.

Raymondin écarquille des yeux alors que je lui désigne l'homme étendu au sol. Histoire d'enfoncer le clou, je reprends, d'un ton bien plus sinistre :

— Cet homme est un chasseur de sirène. »

Je repose mon attention sur le bras du chasseur. Sur sa chair bronzée, un cœur poignardé par une dague, entouré de symboles, est tracé à l'encre noire. Un tatouage que je pensais ne plus jamais revoir et qui provoque en moi un frisson d'appréhension. Un tatouage que j'abhorre de tout mon être et que j'aurais adoré pouvoir faire disparaître de la terre entière. Malheureusement, il existera toujours en ce monde des hommes assez fous pour vouloir combattre le surnaturel. Pour vouloir combattre le « fléau » que nous représentons, nous, créatures de la mer. M'éloignant vivement du corps, comme si la simple vue du symbole maudit m'avait brûlé, je réprime un cri de rage.

Les chasseurs de sirènes sont de retour.

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