Chapitre 2.

J'ai traversé de très nombreuses époques. Mes dons et ma beauté m'ont permis de me faire une place dans ce monde sans pitié. Il me suffisait de charmer tout homme pour obtenir ce que je désirais. Aujourd'hui, je me forge une nouvelle place en plein milieu de ce moyen âge en proie aux guerres. Aujourd'hui, et sous l'égide d'un dieu qui n'existe pas réellement, je me marie.

Bien évidemment, je n'ai guère besoin d'une telle cérémonie pour tisser le lien qui m'unira à mon prochain protecteur. Cependant, nous vivons dans une telle époque que pour me fondre totalement dans la masse grouillante de ces mortels êtres, je me dois de jouer le rôle officiel qu'est celui d'épouse.

Errer en cette Terre est amusant deux millénaires... J'ai pu parcourir toutes les terres de ce monde, même celles encore inconnues aux Hommes d'Europe. Polyglotte de naissance, je peux m'adapter à tout homme, toute nation, tout temps. J'ai vécu bien plus que n'importe qui. Mais désormais, je souhaite créer quelque chose qui sera mien. Une terre, un royaume... L'expression même de mes pouvoirs. C'est la plus belle occasion qui m'ait été présentée.

« Ma dame, il est bientôt l'heure...

La voix de la servante qui tente tant bien que mal de m'apprêter me tire de ma rêverie. C'est une gamine d'une douzaine d'années bien trop petite comparée à moi. Sur la pointe des pieds, elle tente de piquer un voile de mousseline sur le chignon que j'aborde fièrement. Je soupire face à sa maladresse. Diantre, elle a intérêt à s'améliorer si elle ne veut pas devenir mon prochain repas...

Mon regard dérive vers le soleil par la fenêtre, bientôt à son zénith. Je souris, songeant qu'en effet, il est bientôt l'heure.

Le miroir devant moi me renvoie un reflet que j'apprécie à sa juste valeur. Mes deux iris d'un bleu marin, dénonciateur de ma nature, me scrutent à travers la glace. Ils cherchent le moindre défaut. Entre nous, je doute d'en trouver un. Prenez cela pour de la vanité si cela vous chante. Mais je suis une sirène, autrement dit, j'ai été créé spécialement pour être attirante. Tout chez moi est sensé attiser le désir chez mes futures proies, que ce soient ma silhouette svelte et toute en courbe, mon teint pâle, mes lèvres naturellement pourpre, mes traits lisses et sans défaut ou ma longue chevelure d'ébène, me donnant cet air de poupée de porcelaine.

Toutes mes sœurs ne me ressemblent pas. Je n'ai croisé que peu de sirène, l'idée de rejoindre leur banc ne m'enchante pas et encore moins tout ce qui si dissimule derrière ce geste. Cependant, j'en ai vu abordant une chevelure aussi rouge que le sang, ou à l'inverse, aussi blanche que la nacre d'un coquillage. Certaines possèdent des traits plus orientaux que les miens, d'autres plus nordiques. Mon orgueil me pousserait à dire que je suis la plus belle, mais seul un sot serait capable de trouver une sirène laide.

D'autant plus ce jour-là.

La robe en velours d'un bleu obscure que je porte est brodée d'argent, et une ceinture tissée en fil d'or enserre ma taille. Le décolleté rond laisse entrevoir la naissance de ma poitrine ainsi que les riches bijoux dont je suis parée en ce jour sacré. Par-dessous les manches évasée de la robe, celles en soies de la chemise de dessous sont visibles, elles-aussi agrémentées de fines broderies.

Je ne saurais dire si je préfère cette tenue à celle que je portais durant l'antiquité. Difficile de savoir ce qui est le plus confortable entre cette robe ou mes chitons.

Soudain, derrière-moi, la servante se fige. Dans le reflet du miroir, je la vois me dévisager avec stupeur, son regard scandalisé fixant ma nuque. Soupirant, je me retourne, passant ma main sur la peau de mon cou, comprenant rapidement ce qui l'a perturbée. Quelques écailles ont fait leur apparition sur l'épiderme. C'est un effet secondaire des différentes et rares émotions que je peux ressentir, cependant, elles trahissent ma nature de sirène. Sitôt je passe le doigt dessus qu'elles disparaissent. Ne reste que la servante stupéfaite.

Plongeant mon regard dans celui de biche effarée de la jeune demoiselle, je fais appel à mon don si particulier : la manipulation mentale. J'en ai fait l'usage il y a quelque jour à peine pour convaincre tous les hommes influents du comté que mon futur époux n'était pas responsable de la mort de son oncle. Ce fut une réussite. Autant que le fait d'effacer de la mémoire de cette petite gourde quant à ce qu'elle a vu. Sitôt cela fait, la voilà qui me sourit à nouveau, avec admiration :

— Vous êtes magnifique, ma dame.

J'hésite entre lui répondre que je le sais ou la remercier. Finalement cette deuxième option prime sur la première et je souffle :

— Merci. Je crois qu'il est temps.

Elle acquiesce et je la dépasse pour sortir de la chambre d'auberge qui m'a été prêtée pour me préparer. De l'autre côté de la rue, l'église de Lusignan n'attend que moi. La rumeur qui s'en échappe m'indique qu'elle est pleine. Nombreux sont ceux qui se sont déplacé pour assister au mariage de leur seigneur avec cette riche inconnue que je représente. Une princesse venue d'Albanie en voyage avons-nous prétendu. Encore une fois, il a été bien simple d'en convaincre tous les dignitaires de la région.

La petite sotte qui me sert de demoiselle de compagnie soulève le bas de mon voile pour m'aider à traverser. Devant moi, se trouvent les portes de l'église. Je ferme un bref instant les yeux, me remémorant le doux chant de la mer, le cri des mouettes, le bercement des vagues... La liberté de ces derniers siècles. Tous les secrets que j'enterre. Je reste libre mais désormais je me plie à un jeu que je compte bien gagner. Mes ennemis sont nombreux, mais je ne les fuirai plus.

— Êtes-vous tendue, ma dame ?

Je me tourne un bref instant vers la demoiselle. À nouveau je pourrais lui mentir. Mais cette fois, je ne le fais pas.

— Absolument pas.

Mon ton est déterminé, fier. À mon image.

Les portes de l'église s'ouvrent, dévoilant enfin la nef. Les bancs sont tous occupés. Tous les regards convergent vers moi lorsque je mets mon premier pied dans le bâtiment. L'entrée grande ouverte laisse passer un immense faisceau de lumière qui illumine mon chemin sur l'autel face auquel m'attend Raymondin. Habillé de vêtements riches de sa condition, il ressemble à un ange en ce lieu. Ses yeux étrangement dorés se posent aussitôt sur moi. Un léger sourire fleurit sur ses lèvres.

À nouveau, je m'avance. Tous se lèvent sur mon passage. L'église a été richement décorée : des guirlandes de fleurs, des tentures de soie, des dorures... C'est un mariage en grande pompe. Mon sourire satisfait s'agrandit sur mes lèvres tandis que j'avance, la tête levée. Les vitraux projettent des lumières colorées et les notes de l'orgue résonnent puissamment dans la nef, conférant à la scène une apparence presque surnaturelle.

Lorsque j'arrive face à mon futur époux, je le toise un bref instant tandis qu'il en fait de même. Finalement, un certain éclat s'allume dans son regard.

— Vous êtes radieuse, ma dame.

— Je ne vous retourne pas le compliment. Les habits officiels vous donnent un air bien trop guindés.

Il lève un sourcil, sûrement peu habitué à ce que l'on soit ainsi frontal avec lui.

— Vous m'en voyez blessé.

Je n'y crois guère.

— Vous étiez prévenu en ce qui concernait le caractère.

— Au moins, vous n'êtes point menteuse !

Sur ce point, il se trompe. Je suis une menteuse née, la reine des illusions... Après tout, ce n'est pas pour rien si l'un de mes pouvoirs consiste en créer des illusions pour tromper les autres... Je m'apprête à répliquer quand mon ouïe surhumaine surprend quelques murmures dans la foule. Certains invités se demandent ce que nous pouvons bien nous dire. Je me souviens alors que nous sommes en pleine cérémonie et que tous nous attendent. Reprenant mon sérieux, j'interroge :

— Il est encore temps de reculer, Raymondin. Êtes-vous sûr de vous ?

Ma question semble le surprendre. Il me dévisage brièvement avant de répondre, d'un ton neutre :

— Un accord est un accord, Melusine.

Je penche la tête sur le côté, esquissant un rictus moqueur.

— Je souhaitais simplement m'assurer que je ne me liais pas pour de bon à un couard.

Je crois déceler l'ombre d'un sourire sur ses lèvres avant qu'il ne reprenne son sérieux et ne souffle, me tendant sa main :

— Si vous avez fini de vous moquer, nous pourrions commencer...

Mon rictus se transforme en une moue espiègle et je saisis sa main. Sa poigne est chaude et forte. Ses doigts sont bien plus grands que les miens... Nous nous tournons en même temps vers le prêtre qui commence à prononcer son très chrétien discours. Je ne l'écoute que d'une oreille distraite. Si les dieux existent, ils s'apparentent bien plus aux dieux grecs, romains ou même nordique qu'au dieu monothéiste du judaïsme, de l'islam ou du christianisme. Mais voilà bien longtemps que ces dieux ont disparu de la circulation, laissant le monde sans la moindre action d'une force supérieure.

L'ère du surnaturel est morte. Et nous, créatures d'un ancien monde, devons survivre sur une Terre qui nous pousse à l'ombre.

Le moment de l'échange des vœux arrive. Si Raymondin prononce des vœux classiques, correspondant à ce qui est attendu de lui, je sais que mon rôle débute maintenant. Comme l'a dit l'homme qui se tient à mes côtés, un accord est un accord.

Les mains du chevalier entre les miennes, je plonge mon regard dans ses yeux d'or. Il semble bien déterminé. D'une voix presque inaudible pour tous les autres, je souffle :

— Moi, Melusine de Longborn, je vous prends pour protecteur, vous, Raymondin de Forez, seigneur de Lusignan. Vous me protégerez au prix de votre vie, et je vous en offrirais une si longue que vous ne pouviez en espérer tant.

Au même moment, le prêtre annonce, haut et clair, de manière à ce que toute la salle l'entende :

— Sous les yeux miséricordieux du seigneur, vous pouvez désormais sceller votre alliance d'un baiser.

Raymondin se penche vers moi, ses lèvres effleurant les miennes. À ce moment, je sens la magie millénaire qui coule en moi s'éveiller au fond de mon cœur, se déverser dans mes veines et se faufiler sous chaque parcelle de ma peau. Alors, d'un dernier souffle, je murmure :

— Je fais de vous mon protecteur.

Puis le jeune homme m'embrasse, aux yeux de tous, et la magie explose en moi, se diffusant en lui. La chaleur qui me gagne est surnaturelle. Un peu de mon immortalité s'envole, pour se loger au creux du cœur de mon protecteur. Et soudain, je me sens liée à lui. Irrémédiablement et profondément liée... Sa vie dépend de la mienne aussi bien que la sienne s'est logée une place au creux de mon être.

Lorsque je me recule, sous les applaudissements d'une foule inconsciente de la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux, un immense sourire fleurit sur mes lèvres. Nous nous tournons en même temps vers nos invités qui saluent les jeunes mariés que nous formons. Je croise du regard quelques mines fermées et mon sourire se fait narquois. Je sens que je vais adorer jouir de cette nouvelle vie. Alors que nous quittons le cœur de l'église pour avancer vers la sortie et rejoindre notre demeure où se tiendra le bal, je toise chaque homme et chaque femme sur mon passage, ma main fermement agrippée à celle de Raymondin. Celui-ci rayonne, seigneur riche de Lusignan, acceptant les félicitations avec noblesse. Lorsqu'enfin, nous sortons du lieu sacré, baignés par la lumière du soleil, je prends une grande inspiration.

— Alors ? interroge sobrement mon tout nouvel époux, à mes côtés.

Je serre ses doigts entre les miens avant de rétorquer, le menton fier et la voix moqueuse :

— Alors, vous voilà parti pour une longue vie à mes côtés, beau chevalier... »

Uni à jamais par des liens plus forts encore que ceux du mariage... Les liens de l'océan.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top