Chapitre 19.

En cette douce soirée, une énième réception est tenue afin d'honorer un certain prélat venu de Poitier, très riche dit-on. En tant que maîtresse de maison, c'est à moi qu'a incombé la tâche d'organiser tout cela. Avec beaucoup de mauvaise foi et à force de commentaires moqueurs d'Orphée, j'ai finis par m'y plier sous les regards goguenards du héros.

Cependant, je suis fière de mon travail.

Dans toute l'Europe, il se murmure que mes réceptions sont plus belles et fastueuses encore que celles de la cours de France. Je veux bien le croire. Ils n'ont pas de sirène pour reine.

Aussitôt, la réception lancée, j'ai pu quitter la présence presque hostile de mon époux pour rejoindre Orphée sur la piste de danse. S'il y a une chose pour laquelle mon vieil ami est doué, c'est cela. Son oreille musicale et son corps athlétique en fait un excellent danseur. Trop excellent. Même meilleur que moi, bien que je n'irai jamais le lui dire. Il n'y a pas de place ici pour deux égos surdimensionnés. Son orgueil est déjà bien trop flatté par l'attention que je lui porte depuis son arrivée. Lorsque les premières notes s'envolent, vives et joyeuses, nous exécutons chacun notre tour une révérence avant de s'avancer.

L'ancien poète me souffle au moment où nous nous frôlons :

« Tu es vraiment douée pour organiser des fêtes...

— J'en ai organisé de bien meilleures...

— Je ne suis pas sûr que les orgies comptent !

J'ouvre la bouche, prête à rétorquer avant de me mordre la langue, me contentant de lui lancer un sourire espiègle. La lueur d'amusement qui danse dans l'émeraude de ses yeux suffit à me partager son état d'allégresse. J'en oublie mes problèmes et le regard de Raymondin qui pèse sur moi, lourd, me rappelant désagréablement notre situation qui ne s'est toujours pas améliorée.

Nous virevoltons gracieusement au milieu des autres duos. Silencieusement ou en échangeant deux trois paroles. C'est agréable. Ma relation avec le héros semble se trouver dans un de ses hauts, loin des moments où nous en venons presque à nous détester au point de presque nous entretuer. Ce qui arrive très souvent mais ne dure jamais. Cette paix est éphémère mais j'en profite. Bientôt, il me faudra reprendre la lutte éternelle de l'immortalité.

Au fil de la danse, je sens que le regard d'Orphée se modifie. Il n'est plus aussi léger et insouciant qu'au début. À présent, il me dévisage avec insistance, le vert de ses yeux semblant vouloir percer au-delà de ma peau, de mes barrières. Je plisse des yeux, utilisant un peu de mes dons afin de comprendre ce qui peut ainsi occuper ses pensées et assombrir son regard. Face à mes interrogations muettes, il finit par soupirer. Alors que nous tournons une nouvelle fois, sa main se resserre brièvement autour de la mienne alors qu'elle ne le devrait pas. À voix basse, prenant ses précautions, il murmure :

— Je pars.

Un instant, je fronce des sourcils. Mais la danse impose un rapide changement de partenaire. Je me retrouve à danser avec un vieil homme dont les doigts rachitiques tremblent entre les miens. Je relève le menton, me contentant de suivre les pas, avant de tournoyer et de me retrouver à nouveau face à Orphée. Nos mains se font face sans se toucher. Étonnée, je m'enquiers :

— Quand ?

— Demain.

Je me fige soudain, butant sur un pas, avant de croasser – sans savoir s'il s'agit de surprise ou de déception :

— Quoi ?

— Je ne peux rester... Tu le sais aussi bien que moi. Je dois continuer mon voyage.

— Quel voyage ?

Parler en dansant est aisé lorsque nous sommes deux créatures n'ayant guère besoin de reprendre son souffle. Le reste de la réception a en cet instant disparu. Les nobles dames, les galants seigneurs, les chandelles, les mets, mon époux... Tout a disparu tandis que je toise le héros.

— Regarde ce que tu as bâtis, Mel. Je dois être capable d'en faire de même.

— Tu es jaloux ?

Ce constat lui arrache un rictus désabusé alors que ses mains se posent sur ma taille et que nous changeons de position avec un autre couple.

— Terriblement.

Tout étonnement envolé, je ne peux que comprendre son envie de repartir. Après tout, n'ai-je pas fait de même durant des siècles, fuyant sans relâche, sans jamais ne me créer aucune attache ? Mais aujourd'hui, j'ai su me construire quelque chose de suffisamment stable pour m'assurer quelques décennies de faste et de plaisir. De bonheur. C'est tout ce que je peux souhaiter à mon plus ancien ami.

— Tu sais que sans toi je vais probablement devenir une peste ?

Un éclat traverse son regard alors qu'il hausse des épaules. Il s'en doute, évidemment. Il connait mes pires défauts.

— Bah... Ce sera à ton époux de gérer tout cela.

— Tu te venges pour la fois où je t'ai abandonné aux mains des chasseurs ?

Il esquisse un sourire en coin.

— Peut-être bien...

Je ne peux m'empêcher de rire.

— Ô Orphée... Tu es une aussi belle pourriture que moi

— Tu as été une excellente professeure.

Son expression a perdu de sa gravité. Retrouvant mon sérieux, je continue de me mouvoir au rythme de la musique, sans le quitter du regard. Je ne sais pas réellement quoi penser de tout cela.

Lorsque la dernière note résonne, nous nous figeons, au milieu des autres danseurs et des applaudissements des spectateurs. Le héros s'incline en une profonde révérence et je soulève le bas de ma jupe avant de lui rendre la pareille. Autour de nous, c'est un ballet de tissus riches et colorés qui se déroule alors que tous rejoignent leur place. Tendant ma paume vers lui, je souffle :

— Merci pour cette dernière danse, dans ce cas.

Ses yeux vrillent les miens, scintillant de malice alors qu'il dépose délicatement ses lèvres sur ma main avant qu'il ne se redresse. Mais il n'a pas le temps de me répondre. Un noble s'approche, respectueusement, avant de s'enquérir :

— Excusez-moi, ma Dame. Mais n'avez-vous pas vu votre époux ? Il sera bientôt l'heure d'entamer le plat...

Mon regard survole la salle à la recherche de Raymondin. Il a disparu. Nulle trace de lui. Ou de cette Ombeline. Mon instinct s'éveille aussitôt alors qu'un mauvais pressentiment me gagne. Pourtant, j'affiche un sourire de convenance et je souffle :

— Je m'en vais de ce pas le quérir, mon sieur.

Alors que je fais mine de m'éloigner, Orphée m'interpelle soudain, la mine bien plus sombre :

— Pas de bêtises, Melusine...

Il semblerait que lui aussi se soit rendu compte de la disparition de mon protecteur et de la jeune noble. Dans le vert de ses prunelles, un orage menaçant gronde. J'ai intérêt à ne pas faire trop de vague... Ployant dans une révérence hypocrite, je susurre, avant de me détourner :

— Tu me connais voyons !

— C'est justement ce qui m'inquiète.

Ses mots me parviennent, aussi distinct et clair que s'il les avait murmuré à mes oreilles. Mais je ne me retourne pas, avançant vers la sortie. Dans le couloir attenant à la salle de réception, quelques invités s'y trouvent, discutant ou s'embrassant. Me laissant guider par mes sens, je m'en éloigne jusqu'à arriver face à un petit salon. Des bribes d'une conversation me parviennent difficilement. Je reconnais cependant les voix du seigneur de Lusignan et de la demoiselle de Pusay.

Poussant légèrement la porte entrebâillée, je les trouve tous deux assis près d'une fenêtre à parler. Et elle se tient drôlement près de lui. Trop près. Des écailles apparaissent le long de mon bras avant de disparaître. Entre le ciel étoilé derrière eux et la douce mélodie qui s'échappe de la salle de bal à côté, tout dans ce rendez-vous est romantique. Et je suis prise d'une vive volonté à le gâcher.

— Raym...

Ma voix se meurt aussitôt dans ma gorge quand la demoiselle entoure la nuque de mon protecteur de ses bras avant de se hisser sur la pointe des pieds pour l'embrasser.

Ah !

Aucun des deux ne m'a entendu ou vu. Raymondin semble surpris par ce baiser et entreprend d'abord de la repousser, les yeux écarquillés. Mais la péronnelle doit lui lancer un tel regard qu'il finit par se laisser faire. Une puissante vague de dégoût me gagne.

Double Ah !

Je ne sais si je dois rire ou m'énerver. La scène est si... déplorable. Il est largement visible que le chevalier n'est pas emballé par cette démonstration d'affection. Cela aurait pu être de ces baisers qu'on offre à cette époque simplement pour dire bonjour. Mais vu la façon dont Ombeline l'embrasse, j'en doute largement. J'hésite entre intervenir et causer une scène ou tout simplement m'en aller. Mon amère colère me pousse à choisir la première option. Ma dignité froide à tourner les talons.

Finalement, j'opte pour la seconde.

Aussi silencieusement que possible, je me détourne de cette scène pathétique. Alors que je rejoins le couloir principal, j'avise mon serviteur encore sous le joug de mon envoûtement et lui ordonne d'approcher. D'un ton venimeux, alors qu'il s'incline en une révérence inutile, je persiffle, tremblant presque de rage :

— Demain après-midi, tu iras me chercher cette Ombeline de Pusay. Amène la moi à mes appartements. J'ai à discuter avec cette chère demoiselle... »

Puis sans un autre mot, alors qu'il acquiesce, je quitte cette salle de malheur d'un pas rageur. Les serviteurs dans les couloirs s'écartent sur mon passage, sûrement rebutés par mon expression belliqueuse.

Bien vite, les couloirs se succèdent aux cuisines, pour les cuisines aux jardins et enfin, je me retrouve dans la ville de Lusignan. L'air froid vivifiant de cette soirée pénètre dans mes poumons. J'ai l'impression de me prendre une gifle revigorante.

L'obscurité s'étend sur les rues presque désertes de la ville. Au-dessus de ma tête, le ciel est sans nuage. Les étoiles scintillent sur la voute d'encre, froides, lointaines. Et la lune n'est qu'un croissant offrant son sourire complaisant à ceux qu'elle surplombe. Je rejette la tête en arrière, et laisse un cri m'échapper. De rage ou de joie, je ne sais. Mais un cri libérateur.

Je me mets à déambuler sans but dans les rues. C'est cela ou je retourne au palais et je cause un massacre. Je ne suis pas folle au point de céder ainsi à mes pulsions.

Je ne saurais dire ce qui m'énerve le plus. Le fait que Raymondin embrasse une autre femme ? Par tous les dieux, je serais une belle garce de le lui reprocher. Mais qu'il embrasse cette Ombeline qui se pavane comme une oie blanche alors que nous sommes en froid ?

Soudain, ma solitude tranquille est troublée par l'arrivée d'un nouveau-venu. Dans un bruit de choppe renversée et d'éructions peu appréciable, je distingue sa présence derrière moi.

Il semblerait qu'un misérable humain trop alcoolisé m'ait prise pour proie. Mal lui en prend.

Alors même que sa main se pose sur ma hanche accompagnée d'un sous-entendu graveleux ne laissant aucun doute sur ses intentions, je me retourne vivement et d'un geste brutal, le projette au sol. Le soulard s'affale de tout son long sur les pavés poussiéreux dans une flaque de boue. Alors même qu'il essaye de se relever, sonné, je lui assène un violent coup de pieds qui fait voltiger ma robe pourpre autour de mes petites bottines. Le glapissement que lâche l'homme est une douce mélodie à mes oreilles. Rejetant mes cheveux sur le côté, je fais volte-face, prête à retourner au château, ma colère à présent défoulée, mais me fige en reconnaissant la silhouette qui se découpe au bout de la ruelle, les poings sur les hanches, me fixant d'un air agacé. Orphée ! Ses yeux verts étincellent dans la pénombre.

« Tu ne peux pas disparaître comme ça durant un banquet dont tu es l'hôtesse, Mélusine. Et encore moins pour aller chasser.

— Je ne chassais pas, rétorque-je, nonchalamment, réajustant les plis de ma jupe avec soin.

— C'est ce que tu expliqueras à ton époux, lui qui te surveille étroitement ? Que fera-t-il quand il se rendra compte que demain est ton jour de chasse et que tu as mystérieusement disparu ?

Lorsqu'il évoque Raymondin, je ne peux m'empêcher de penser à cette Ombeline, suspendue à son cou. Réprimant ma grimace de dégoût, je lève le menton, méprisante.

— Il ne peut pas m'en empêcher, cela me tuerait et donc, par conséquent, le tuerait lui aussi ! Les joies des liens de protection.

— Alors tu comptes emprisonner ce pauvre seigneur pour le restant de ses jours, même s'il te hait ?

Je me fige avant d'esquisser une moue. Foutre-dieu je hais la logique d'Orphée. Malheureusement, il n'a pas tort. Je peux certes, me montrer cruelle, j'ai peut-être déjà détruit des vies mais... J'apprécie suffisamment mon protecteur actuel pour ne pas m'exposer à sa haine et la nourrir. Ce serait contre-productif. Soudain, la fatigue me gagne. Un soupire de dépit m'échappe.

— Je rêve de la mer, Orphée. De l'océan et de ses profondeurs. Je rêve d'un temps où les hommes pouvaient bien crever les tripes à l'air, que je n'en avais rien à faire. Mais il y a toi, Raymondin et mon précédent protecteur...

— Cet assassin est toujours en vie ? s'étonne le héros.

Un ricanement m'échappe. Après ma période de faim terrible, j'étais assez vulnérable. Il avait alors été judicieux de me prendre un protecteur. J'avais pour cela choisi un mercenaire romain. Haussant des épaules, je souffle :

— Plus pour longtemps. Je sens le lien qui s'amenuise. Dans quelques années, il redeviendra poussière !

— Une sirène ne peut donner l'immortalité...

Derrière moi, l'ivrogne gémit dans son inconscience, clôturant cette parenthèse d'honnêteté et de confidence. La prochaine fois, je frapperai plus fort... Mon ami esquisse un léger sourire et me tend sa main :

— Allez, rentrons au palais.

J'avise un instant le cheval qui piaffe derrière lui et, souriant à nouveau, je m'exclame :

— Hors de question que je ne monte sur ce cheval.

Il fronce des sourcils.

— Et pourquoi donc ?

Outre le fait que je déteste ces créatures malgré leur grande utilité ?

— Jamais je ne me laisserai conduire. La seule condition pour que je t'accompagne c'est que tu me laisses les rennes.

La grimace qu'esquisse le blond est à deux doigts de m'arracher un fou-rire. Il sait à quel point je suis une cavalière dangereuse. Et s'il ne risque pas d'en mourir, je comprends sa réticence. M'approchant de lui, je pose ma main contre son cœur avant de susurrer, taquine :

— Ne fais pas cette tête, te rends tu comptes de la chance que tu as ? Tu pourras te tenir à mes hanches.

Il lève les yeux au ciel mais je discerne son léger sourire en coin. Je me hisse en selle, saisissant les rennes, abandonnant la façon de monter en amazone, mes jupes se relevant au-dessus de mes jambes. Le héros grimpe derrière moi. Alors que je saisis les rennes bien en main, je ne peux m'empêcher de siffler, moqueuse :

— Ne laisse pas traîner tes sales pattes partout.

— Elles l'ont déjà fait Mélusine » réplique-t-il de sa voix rauque, contre mon oreille.

Je réprime un rire avant de claquer des éperons, lançant la bête au triple galop en direction du château. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top