Chapitre 17.

Deux semaines se sont écoulées depuis ce jour de malheur. Les mots de Raymondin me restent encore au travers de la gorge alors même que mon protecteur s'est éloigné de moi. Il semble me fuir comme la peste. Et comme je ne suis pas du genre à faire le premier pas, je ne retourne point vers lui. Les seuls moments où nous nous retrouvons dans la même pièce sont lors du dîner, où le silence plane terriblement, interrompu par les bavardages idiots de ses enfants, ou bien lors des événements officiels, comme aujourd'hui, où la cour se réunit.

Le seigneur de Lusignan écoute avec patience les requêtes et les informations qu'on lui apporte. Sur le côté, je me suis désintéressée de cela depuis une heure environ.

J'ai préféré entamer une partie de carte avec Antoine, de retour de son voyage du Luxembourg à l'occasion du mariage de son aîné. Je l'y avais envoyé dans l'optique de le voir entrer dans les bonnes grâces du duc. Mais sa visite a le mérite de tromper mon ennui. Malgré son scepticisme par rapport à la magie, il reste le plus intelligent de cette marmaille bruyante.

Geoffroy, assis à même le sol à côté de nous s'enquiert soudain, avec l'innocence enfantine des gamins de son âge :

« Mère, pourquoi père vous ignore-t-il ?

Si même ses gosses s'en sont rendus compte... Laissant un sourire moqueur étirer mes lèvres, je me penche en avant pour ébouriffer la chevelure blonde comme le blé de l'enfant.

— Parce que votre père est un imbécile. Mais n'allez pas le lui répéter, ce sera notre secret.

Un grand sourire étire ses lèvres, alors que toute son expression s'illumine. Il acquiesce avec ferveur avant d'essayer de se reconcentrer sur le jeu de son ainé, exultant de joie. Retenant mon rire, je tente d'en faire de même.

Mais ma bonne humeur s'envole aussitôt lorsqu'un nouveau groupe de personne entre dans la salle. Deux hommes et une femme. C'est cette dernière qui attire mon attention. Si ses accompagnateurs sont deux vieux nobles, elle en revanche, ne passe pas inaperçue, engoncée dans une cote d'un jaune éclatant surmonté d'un surcot orangé. Je lui donnerai environ la trentaine. Des grands yeux emplis d'une innocence que je peine à croire sincère, balayent la salle, dissimulée sous la mèche châtain clair qui s'échappe du touret qui coiffe sa chevelure.

Elle attire tous les regards à elle. J'ignore qui elle est cependant, mon protecteur semble le savoir, lui, puisqu'il se redresse et s'exclame avec bonhomie, s'avançant vers la nouvelle venue :

— Ombeline de Pusay ! C'est un honneur que de vous revoir à notre cour !

Raymondin lui fait un baisemain qui pourrait presque m'agacer. Il cherche à me punir pour lui avoir caché ma nature de tueuse. Son regard est évocateur... « Vous n'êtes pas la seule à pouvoir jouer... »

C'est ce qu'il croit ! Je suis sirène et rien ne peut me battre ! Je fais un signe à un serviteur qui s'approche aussitôt.

— Qui est-ce ?

— Une cousine éloignée de mon seigneur. Elle est considérée comme l'une des plus belles femmes de la région...

Mon regard soudain mauvais n'a pas dû lui échapper car il reprend aussitôt :

— Après vous, bien évidemment, ma Dame ! »

Je n'ai que faire de savoir si un tel ou un tel trouve que cette créature aux yeux de biche est plus belle que moi. Ce ne serait vraiment que de la mauvaise foi de ma part si je considérais qu'elle n'était pas jolie. Malgré son âge que cette époque considère comme mur, elle est... lumineuse. Ce que je n'apprécie pas en revanche c'est mon instinct qui me souffle qu'elle me posera problème. Ce qu'il y a de plus mauvais en moi ressort en ce moment et je me sens de moins en moins d'humeur à me montrer « généreuse ». Ma nature de sirène trop longtemps réprimée resurgit avec véhémence à présent que le secret qui pesait sur elle est levé.

Dans l'état dans lequel je me trouve, je suis incapable de garantir que je ne me mettrais pas à causer des problèmes sitôt que l'ennui me prendra...

Parfois, je me rends compte d'à quel point je peux paraître antipathique aux yeux des autres. Une garce. Il n'y a qu'à me rappeler la dispute avec Raymondin, il y a quelques jours. Mais je ne parviens pas à me sentir coupable pour cela. Je vis ainsi depuis des siècles, je compte bien continuer ainsi.

Affichant un sourire hypocrite de façade, je me relève soudain. Mon mouvement a aussitôt attiré l'attention de mon époux qui, surpris, se tourne légèrement dans ma direction. Mais sans lui accorder le moindre regard et sans saluer cette Ombeline, je quitte la salle, tête haute.

J'ai mieux à faire que de servir de décor. Ma présence n'a aucune utilité. Autant allez faire ce que je sais faire de mieux – non ce n'est pas semer le désordre : profiter de ma liberté !

Je retrouve vite le calme de ma chambre, que je suis seule à occuper depuis que Raymondin a déserté le lit conjugal – quel idiot ! Me postant devant ma coiffeuse, je m'observe un instant dans le reflet que le miroir au teint sombre me renvoie. La vanité est peut-être un péché capital mais mon âme est déjà condamnée de toute manière.

J'ôte mes bijoux, laissant mon esprit s'envoler vers d'autres rivages, loin de Lusignan, du Poitou et de mon époux. Peut-être serait-ce là l'occasion d'entreprendre un voyage vers la mer... Je compte bien évidemment revenir – une sirène n'abandonne pas ce qu'elle a construit du jour au lendemain. Mais je ressens comme un besoin d'évasion, de nouveauté...

Toute à mes pensées, je n'ai pas entendu ou perçu le fait que je n'étais plus seule. Le nouveau venu rompt le silence, me paralysant presque sur place.

« Mélusine de Longborn. Ou peut-être dois-je t'appeler Mélusine de Lusignan à présent ?

J'écarquille les yeux alors même que mon cœur bondit dans ma poitrine. Cette voix me glace autant le sang qu'elle me réjouit.

Orphée...

Mais avant que je ne me retourne, mon crâne se fracasse contre la table d'un coup si violent que si je n'avais pas été sirène, j'en serais morte. Le son du choc retentit dans mes oreilles alors que le mal se propage dans toute ma tête. Me redressant, grimaçant face à la vive douleur qui vrille dans mon crâne, je grogne, à moitié secouée par un rire :

— D'accord, c'était mérité.

J'attrape soudain le poignard qui ne me quitte jamais – vie dangereuse d'errance oblige – et fais brusquement volte-face, l'enfonçant dans le ventre de l'homme qui se trouvait derrière moi. Celui-ci plie sous le choc, encaissant l'attaque. Ses traits divins se déforment sous le coup de la douleur alors que ses yeux d'un vert profond, semblable à celui des émeraudes, se plissent. Mes lèvres frémissent alors que je me retiens de sourire et je reprends, lâchant le manche du couteau :

— Ça aussi, ça l'était.

L'homme grogne de douleur alors que le sang commence à tâcher ses vêtements. Son parfum héroïque enivrant me parvient, mais j'ai promis de ne jamais y goûter... Sans la moindre compassion, je palpe mon arcade ouverte, constatant qu'elle saigne, et ricane :

— Tu es un héros, ça ne te tuera pas.

Les héros sont des hommes braves et courageux de l'antiquité que les dieux ont récompensés après leur mort, en les ramenant à la vie, et en leur conférant l'immortalité. On en compte une bonne dizaine... Et de tous, mon préféré est l'ancien poète, qui a réussi l'exploit de descendre aux enfers dans le but de ramener son épouse, morte mordue par un serpent. Bon, il n'a guère réussi et est remonté les mains vides, mais Apollon, le dieu des arts, lui a donné l'immortalité en échange.

Orphée dégage la lame et se redresse, roulant des épaules, dévoilant sa forte carrure, avant de siffler :

— Tu m'as abandonné aux mains de chasseurs de sirènes, Mélusine.

— Je devais sauver ma peau. Et je le répète, tu es immortel, ils n'auraient rien pu faire.

— Toujours la main sur le cœur... Les siècles ne te changent pas.

Je hausse des épaules avant de saisir un mouchoir en soie afin d'essuyer le sang qui coulait le long de mon front puis de ma joue. Le blond m'observe silencieusement. Dans son magnifique regard, ne flotte nulle trace de colère ou de souffrance. C'est comme si la blessure que je viens de lui infliger était déjà oubliée. Je décèle même dans ses orbes verts de l'amusement.

Alors, sans plus attendre, je lui saute dessus, lançant mes bras autour de sa nuque pour le serrer contre moi avec force. Il répond aussitôt à mon étreinte, refermant ses bras sur moi, ses mains glissant au creux de mon dos. Son visage s'enfouit dans ma gorge alors que je ferme les yeux, m'enivrant de son parfum si délicieux, si... éternel ! Mon âme s'apaise aussitôt tandis qu'une vague de bien être me parcourt. Blottie contre lui, je sens son cœur accélérer un instant avant de ralentir, retrouvant un rythme calme et serein.

Et diable, ce qu'il m'avait manqué ! Je m'en rends compte à présent.

J'ai rencontré Orphée durant le premier millénaire après J. C. Il avait tenté de me tuer. À croire que toutes mes relations commençaient de la même façon... Raymondin aussi m'avait menacée de son épée.
Mais avec le héros, les choses ont basculé lorsque nous avons préféré nous lier après un combat plus ou moins violent. Et depuis... Je crois bien qu'il est devenu mon plus vieil ami. Mon meilleur ami. C'est différent du lien que je partage avec mes protecteurs, différent de tout. C'est Orphée.

La dernière fois que nous nous sommes vus, c'était il y a un siècle, en mer de Chine. Nous étions en assez mauvaise posture, poursuivi par des chasseurs de sirènes, une secte d'humains qui se sont mis en tête de débarrasser la Terre de notre présence nuisible. Le problème avec eux, c'est qu'ils sont plus ou moins insensibles au chant des sirènes. Et en plus, je souffrais d'une très vilaine extinction de voix. Ils étaient vraiment nombreux et nous n'étions que deux, coincés sur un bateau. J'ai préféré sauter à l'eau, abandonnant le héros derrière moi, et fuir. Mais je ne me suis pas fait de soucis pour lui. Il a fini par se débarrasser d'eux.

Après cela, j'ai regagné l'Europe et j'ai décidé de m'installer en France. Quant à Orphée... Et bien je n'en sais rien ! Fronçant des sourcils, je me détache et constate :

— Tu as été long à me retrouver.

Il hausse des épaules, sans se départir de son sourire.

— Mea culpa, j'ai été occupé.

— À chercher un moyen de ramener ta chère et tendre à la vie ? Cela ne fait-il pas des siècles que tu essayes, en vain ?

Le héros me fusille du regard et ses épaules s'affaissent, d'un geste empreint de lassitude.

— J'ai baissé les bras, Mel.

Oh !

Je suis presque peinée pour lui. Mais son amour s'est mué en obsession à la mort d'Eurydice. Je n'ai jamais compris ce sentiment. Je n'ai jamais aimé. Et je n'aimerais probablement jamais. Ce sentiment affaiblit et fait souffrir. Mais je ne peux pas vraiment être insensible face à la peine d'Orphée.

Je lui souris vaguement avant de me laisser tomber dans un des fauteuils de ma chambre. Le héros parcourt d'ailleurs celle-ci du regard avant de ricaner, recomposant son masque :

— Tu es bien installée à ce que je vois.

— En effet.

— Et cette histoire de princesse venue d'Albany que tu leur as servie ?

Mon sourire s'agrandit, espiègle.

— C'était beaucoup trop tentant.

Je suis presque excitée à l'idée de lui faire découvrir l'empire que je me suis construit.

— Je peine à y croire... Melusine, mariée ! Qui est le malheureux élu ?

— Raymondin de Forez, seigneur de Lusignan. Mais tu dois le savoir puisque tu te trouves en sa demeure.

— Un brave chevalier, je suppose.

— Un excellent protecteur... Jusqu'au moment où il a découvert que je me nourrissais de sang.

Face à son expression interrogatrice, je m'attèle à lui expliquer le contenu de ma vie depuis mon arrivée dans le Poitou jusqu'aux derniers événements. Il m'écoute avec attention, sans m'interrompre. Les mots m'échappent sans que je n'y fasse vraiment attention. Ma mémoire bien trop bonne me permet de me souvenir de tout avec facilité, de la rencontre à la source, au complot d'Huges d'Aret, jusqu'au mariage d'Urien, en passant par la révolte et par la transformation de l'aîné des enfants de Raymondin en ondin. Et je termine par notre dispute et les conséquences de celle-ci. Mon protecteur qui m'ignore. Et ma frustration grandissante alors que j'ai de plus en plus de mal à refréner ma nature mesquine qui fait son retour, alors même que je n'ai plus envie de la contenir.

À la fin de mon récit, il ne dit rien. Cependant, je le connais assez pour savoir ce qu'il pense. « Cette garce de Melusine a encore réussit à se mettre dans de beaux draps ! » Lorsque le héros finit par rompre le silence c'est pour poser une question à laquelle je ne m'attendais pas.

— Pourquoi ne pas l'avoir envoûté pour qu'il oublie tout cela ?

Je reste muette, surprise. Je mentirais en disant ne pas avoir envisagé cette option. Mais la raison est autre.

— C'est mon protecteur... Il faut qu'il accepte la situation entière. Je ne peux plus continuer à le lui cacher. Même si... C'est plutôt mal parti.

Un rire sans joie, amer m'échappe. Orphée ne répond pas. Il se contente de poser un instant sa main sur la mienne. Son contact provoque toujours chez moi une nuée de frissons. Pas vraiment du désir, pas de l'amour... Mais comme je l'ai déjà dit : c'est Orphée !

Songeuse, je ne peux m'empêcher de souffler :

— Dis, Orphée...

— Oui ?

Ses yeux se plissent sous la surprise. Il ne s'attendait pas à ce que je l'apostrophe avec tant de sérieux. Je plonge mon regard dans le sien.

— Que me vaut l'honneur de ta visite, mon bel héros ?

Un éclat de tendresse s'allume dans ses prunelles émeraude avant qu'il ne réponde, dans un murmure presque inaudible :

— Je me suis dit que ton beau minois me manquait.

Cette fois, c'est un véritable sourire, sincère et amusé qui étire mes lèvres alors que j'esquisse une moue mutine.

— Le tien aussi, Orphée... Le tien aussi ! »

Et voilà ! S'il y a bien une chose que j'avais en tête en écrivant ce hors série, c'est ce caméo d'Orphée qui, je l'espère, vous plaira autant qu'il m'a plu de l'écrire ;)

À vendredi ^^

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