Chapitre 14.

Quelques années plus tard.

Les ténèbres, partout autour de moi. Malgré ma vision de sirène, je ne parviens pas à discerner quoique ce soit. L'obscurité m'entoure, m'étreint, m'étrangle et m'oppresse. Elle referme son piège sur moi. Je ne sais où je suis ni quand je suis... Lorsque je tente de murmurer, de hurler, de chanter ma voix se meurt. Et j'ai à la place du cœur un creux si profond que je pourrais en mourir. Mais je ne suis pas morte ! Et la faim me tenaille, monstrueuse...

C'est comme un tourbillon qui me dévore de l'intérieur. J'ai si faim que je pourrais en mourir. Si faim que la folie m'offre ses bras et que je me jetterai volontiers dans ses abymes si j'étais capable de bouger...

Si faim que je pourrais tuer un village tout entier.

Un éclair bleu illumine soudain la pièce avec une telle puissance que j'en suis aveuglée. Je plisse des yeux, ma main en visière, tentant de lutter contre cette lumière si violente qui brûle ma rétine, m'empêchant de distinguer clairement autour de moi.

Soudain, une silhouette masculine se découpe dans cet éclat puissant, robuste, grande, presque... effrayante. Elle se distingue dans la luminosité, projetant sur moi une ombre étrange, comme venue d'un autre monde. Une ombre qui possède deux yeux. Deux yeux d'un bleu marin me fixent tant que j'ai l'impression de me consumer sur place. Je ne peux plus respirer. Je brûle, je me noie, je me perds...

En sursaut, je me réveille, m'arrachant à cet étrange rêve. Je me redresse en position assise, la respiration saccadée. Je prends quelques temps avant de parvenir à calmer mon souffle et à pouvoir me fixer sur ce qui m'entoure. La chambre seigneuriale est plongée dans les ténèbres. À côté de moi, Raymondin, sûrement tiré de son sommeil par mon brusque sursaut, ouvre les yeux et se relève également. Malgré l'obscurité, je distingue ses sourcils froncés et son expression soucieuse.

« Melusine ? Tout va bien ?

Je cligne des paupières, de manière à m'assurer d'être en pleine possession de mes moyens. Dans ma poitrine, mon cœur bat si fort que je suis presque certaine que même mon époux peut l'entendre. Il est clair que je suis perturbée... Car je viens de rêver ni plus ni moins de cette période où j'ai dû subir une faim atroce, de cette faim qui condamne les sirènes.

Il y a plus d'un millénaire, je me suis mystérieusement retrouvée enfermée dans une crypte en Egypte pendant dix années, sans la moindre goutte de sang. Ce n'est que lorsque deux pilleurs ont profané la tombe que j'ai pu m'échapper... avant de causer un massacre monstrueux. Retrouver mon équilibre après cela fut difficile mais j'y suis parvenue.

Je ne comprends pas pourquoi cela revient me hanter aujourd'hui. Ni quelle peut bien être cette silhouette apparue à la fin de mon rêve et qui ne me dit absolument rien à présent que je suis réveillée...

Bien qu'incapable de raconter cela à Raymondin – comme le pourrais-je ? – je le rassure cependant.

— Tout va bien, ce n'était qu'un rêve.»

La lueur d'inquiétude qui s'était allumée dans le regard du chevalier s'envole aussitôt. Il hoche la tête lentement, dépose un bref baiser sur mon front et se recouche. Mon protecteur a le sommeil facile car il se rendort au bout de quelques minutes.

Je suis incapable d'en faire de même. Les réminiscences de mon songe tournent dans mon esprit, de moins en moins claires, évanescente, me laissant un arrière-goût amer en bouche... Car les sirènes ne rêvent pas.

*

« Madame, des messagers ont porté ceci ce matin. »

Je m'empare des parchemins soigneusement pliés avant de congédier la servante. Sans avoir besoin de me servir d'un couteau, j'ôte le cachet de cire qui ferme mon précieux courrier afin de parcourir l'écriture fine qui couvre le papier brunit. Au fil de ma lecture, j'esquisse un rictus satisfait tandis que la bonne humeur me gagne.

Je ne sursaute pas lorsque Raymondin se glisse derrière moi, glissant ses mains autour de mes hanches pour déposer un léger baiser sur ma joue. Mes lèvres s'étirent en un sourire alors que je repose le cachet de cire.

« Bonjour ma tendre...

— Raymondin. La chasse a été bonne ?

— Moins que si vous aviez été présente à mes côtés.

Alors qu'il se redresse, je me tourne vers lui. Ses yeux scintillent. Il semblerait que mon protecteur soit fort heureux. Je me contente de répondre, simplement, un sourire malicieux en coin :

— J'étais occupée.

Ma réponse l'intrigue et son regard se pose sur les multiples lettres face à moi. Toutes écrites en langues différentes. Si je n'avais pas été polyglotte cela aurait été difficile. Mais on a le temps d'apprendre bon nombre de langue quand on est vieille de deux millénaires. Un pli se forme sur le front du seigneur de Lusignan qui s'enquiert, curieux :

— Que faites-vous ?

Mon sourire s'agrandit alors qu'une vague de fierté me gagne. Décalant une mèche brune qui s'est échappée de mes longues tresses, je susurre :

— Je vous ai promis de vous assurer votre richesse. Cela passe par l'installation pérenne de votre lignée.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu'Urien épousera la princesse de Chypre et en sera le prochain roi.

La surprise fige mon époux. Il me dévisage comme s'il venait de me pousser deux cornes sur le front. Peut-être devrais-je lui rappeler que ce sont ses fils qui possèdent de telles caractéristiques et non moi. Mais au lieu de cela, je préfère enfoncer le clou et j'ajoute, repliant soigneusement la lettre que je tiens dans mes mains :

— Renaud quant à lui épousera une princesse en Arménie et Guy deviendra roi de Bohême.

— Quelle est cette sorcellerie ?

— Mon pouvoir de persuasion est très fort, mon cher. Mais nul besoin de magie lorsque l'or des Lusignan et leur prestige est à la clé.

La fortune que ma présence a apportée à notre ville et à notre nom a voyagé par toute l'Europe et vers l'Orient, se forgeant une réputation superbe. Nous ne sommes que des seigneurs poitevins mais des rois nous envient. Tout cela aurait été impossible sans moi.

— Vous avez organisé cela sans moi ?

— Aurais-je dû m'enquérir auprès de vous ?

Il pince les lèvres l'air de réfléchir avant de finir par hausser des épaules.

— Qu'importe. Et qu'en pensent Urien, Guy et Renaud ?

— Ils ont paru enchanté à cette idée.

Un léger sourire fleurit sur ses lèvres tandis que mon protecteur hoche de la tête, satisfait.

— Bien. Quand auront lieux les mariages ?

Mon regard dévie vers la seconde lettre, ouverte sous mes yeux.

— La princesse de Chypre arrive le premier jeudi de novembre. Et... Le mariage aura lieu le vendredi suivant.

Se glissant dans mon dos à nouveau, il se penche par-dessus mon épaule avant de déchiffrer à son tour l'écriture. Sa main glisse sur mon épaule, se perdant dans ma chevelure alors qu'il se met à jouer avec l'une des tresses, l'enroulant autour de son doigt. Sa voix n'est plus qu'un murmure lorsqu'il souffle :

— Merveilleux !

— En effet, cela l'est.

— Bientôt, nous aurons la Chypre, la Bohême, l'Arménie et peut-être bien d'autres couronnes au creux de nos mains !

Je ris à l'entente de ses paroles. L'ambition de Raymondin, si elle se cache derrière sa bonté et sa générosité, est peut-être son trait de caractère que j'apprécie le plus. C'est le côté sombre de sa personnalité. Pour elle, il a tué son oncle. Pour elle, il a épousé une sirène. Et c'est dans ces moments-là qu'elle ressort, ces moments où je lui offre l'occasion de s'exprimer. Et ça n'en est que plus jouissif pour moi. Je me complets dans cette avidité, dans cet appétit vorace étouffé au quotidien...

La voix rauque, je susurre :

— Votre ambition est-elle satisfaite, mon cher ?

Raymondin se penche, déposant ses lèvres au creux de ma gorge.

— Oui, ma Dame. Au-delà de mes espérances.

Mon sourire s'agrandit.

— Tant mieux.

Cependant, cet instant d'euphorie pure se brise lorsqu'il se redresse, la mine sombre, et s'enquiert, hésitant :

— Mais n'y aurait-il pas de risques par rapport à Urien et à sa... condition.

— Il sera incapable d'aimer son épouse. Mais s'il ne peut trouver l'amour, peut-être sera-t-il heureux, une couronne d'or sur le front, régnant sur la belle île de Chypre. Au moins son règne sera-t-il long...

Il hoche de la tête avec raideur, sûrement peu enthousiaste à savoir son fils condamné à une telle vie. Mais c'était son choix, il y a plusieurs année, de le sauver, peu importe quel en serait le prix.

Je saisis une plume d'oie et en plonge la pointe dans l'encre, prête à répondre, usant de toute la diplomatie que je puis posséder. Il s'agit d'annoncer à la Chypre que nous sommes impatients de célébrer cela. Et d'assurer à ce bon vieux roi de Bohème que le mariage est accepté.

— Melusine ?

Son ton est plus léger, moins pensif qu'auparavant. Intriguée, je relève mon visage vers le sien, détaillant ses traits détendu alors qu'il m'observe de son regard clair, une étrange lueur y scintillant.

— Oui ?

— Si l'on m'avait dit un jour qu'une femme à la queue de serpent serait la raison de mon bonheur, je lui aurais ri au nez.

— Prenez garde à ce que je ne devienne pas la raison de votre malheur dans ce cas, je rétorque, taquine, lui offrant un clin d'œil.

Il s'esclaffe et son rire tonitruant résonne dans toute la salle. Je suis presque certaine que tout le château l'a entendu. Les domestiques doivent certainement se demander ce qui met leur seigneur de si bonne humeur. Lorsqu'il retrouve son sérieux, il se penche au-dessus de moi, effleure mes lèvres des siennes et souffle :

— C'est à vous que je ris au nez à présent. »

Puis il s'écarte et s'éloigne d'un pas vif. Il irradie réellement de satisfaction. Mes lèvres s'étirent en un sourire narquois alors que je le regarde s'en aller. Je dois concéder qu'il n'a pas tort. La vie nous réserve plein de surprises...

Qu'est-ce qui pourrait donc entacher ce futur si prometteur ? 

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